Port des Barques

Port des Barques

samedi 26 décembre 2020

"Se tenir à l'affût" telle la panthère des neiges, en cette fin d'année, avec Sylvain Tesson

L'affût commande de tenir son âme en haleine. 
L'exercice m'avait révélé un secret : on gagne toujours à augmenter les réglages de sa propre fréquence de réception. 
Jamais je n'avais vécu dans une vibration des sens aussi aiguisée que pendant ces semaines tibétaines. 
Une fois chez moi, je continuerais à regarder le monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d'ombre.
Peu importe qu'il n'y eût pas de panthère à l'ordre du jour.
Se tenir à l'affût est une ligne de conduite. 
Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l'air de rien.
On peut tenir l'affût sous le tilleul en bas de chez soi, devant les nuages du ciel et même à la table de ses amis.
Dans ce monde, il survient plus de choses qu'on ne croit.
Regarder une bête, c'était coller l'œil à un judas magique.
Derrière la porte, les arrières-mondes.
Nul verbe pour les traduire, nul pinceau pour les peindre. 
Tout juste pouvait-on en capter un scintillement. 
William Blake dans "Proverbes de l'enfer" : "Ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l'air est un immense monde de délices fermé à tes cinq sens ?" 

Sylvain Tesson, in Habiter poétiquement le monde, p.p. 441, éditions Poesis, 2020.

L'auteur, né en 1972, à Paris, est un écrivain voyageur, géographe de formation. Il a reçu le Prix Goncourt 2020 pour La panthère des neiges, paru en 2019

Bibliographie : Sylvain Tesson, La panthère des neiges, in Anthologie-Manifeste, Habiter poétiquement le Monde, POESIS, 2020

vendredi 18 décembre 2020

Un jour un texte, pour des temps difficiles



     Point critique 


         Quand la poésie vous tombe en pleine rue, si sûre qu'il suffirait d'écrire à perdre haleine, 
     ne cherchez pas un crayon, un papier, un mur pour s'appuyer, le monde est là, méfiant et prêt 
     à rire. Il veut plutôt que vous marchiez avec lui, il a des choses à dire, il s'agite, il jacasse, 
     arrache une à une les plumes du bel oiseau que vous teniez encore tout à l'heure et qui, vous 
     le sentez bien s'échappe. Vous vous insurgez. Dans une ruelle, sans criez gare, vous filez, 
     courez pour grimper quatre à quatre l'escalier du haut bâtiment au sommet duquel vous avez 
     un coin. Là, enfin vous pouvez quelque chose. Vous le faites tout de suite, le plus parfaitement 
     possible. Au bout d'un moment, parfois dans la soirée si vous manquez d'air, vous arrivez à réunir 
     les fils. C'est une brève histoire, compacte, bien à vous. Trois fois vous la relisez et vous pensez 
     aux amis lointains qui partageront les premiers la bonne nouvelle. 
         Avouez, vous avez eu peur et vous aviez raison, tant il est vrai qu'il est risqué de franchir cinq 
     cents mètres de foule avec un enfant en train de naître surtout quand il est beau.

     Georges-Louis Godeau, Le printemps des poètes, C'était hier et c'est demain, Anthologie, Seghers,
     Poésie d'abord, 2004, p.94 

Ce texte est bel et bien d'actualité. La poésie demeure, par les temps qui courent, le sang, qui irrigue nos veines, l'élan qui brave toutes les contraintes afin d'étancher tant soit peu nos soifs et solitudes.

L'éditeur de Georges-Louis Godeau (1921-1999) précise dans sa notice biographique qu'il est né dans les Deux-Sèvres et que, devenu ingénieur au génie rural, il se consacre également à l'écriture. Dans ses  courts textes en prose la poésie s'immisce constamment, dans la force d'un détail, d'une image, dans des  phrases elliptiques, concrètes, qui laissent toujours échapper l'invisible.

vendredi 11 décembre 2020

Philippe Garnier, quand le monde entier attend sur le palier

Les trains

Allô allô
Messieurs les voyageurs sont priés de fermer les paupières. 
Il y en a qui vont bien loin chercher ce qu'ils croient ne plus pouvoir trouver là.
Pour moi je ne me déplace plus guère depuis que je sais pour l'avoir rencontré que le monde entier attend dans l'escalier.
Car l'aventure voyez-vous que je croyais au bout de la route était cachée tout près sur le palier.
C'est depuis ce temps-là que je suis celui qui voyage exclusivement de l'alcôve et du matelas celui qui tire sur les promesses de l'aube ses yeux et ses draps et qui s'en va.
Mes rêves sont des trains de nuit qui s'enroulent dans ma tête des fracas de lumière qui déboulent qui accrochent dans les airs des rubans des rubans de clochettes.
Je suis cette espèce de mage qui voyage du stylo de la tête et du langage.
Je suis celui qui a besoin de fermer les paupières pour mieux voir au loin le pain l'espoir et la lumière, Celui aussi qui se réveille parfois en sursaut constate que les lames du parquet n'étaient ni des rails ni des oiseaux.
Celui dont l'eau salée flouée crevée des larmes contient alors tous les bateaux. 

 in Le vendeur de murmures, Philippe Garnier, Les mots qui penchent, 1988, p.p.21.22

vendredi 4 décembre 2020

Et si Federico Garcia Lorca revenait nous parler de poésie

De vive voix, à Gerardo Diego Mais que vais-je dire, moi, de la poésie? Que vais-je dire de ces nuages, de ce ciel? Regarder, regarder, les regarder, le regarder, et rien d'autre. Tu comprendras qu'un poète ne peut rien dire de la poésie. Laisse ça aux critiques et aux professeurs.Mais ni toi,ni moi,ni aucun poète ne savons ce qu'est la poésie. Là:regarde.Je porte le feu au creux de mes mains. Je le comprends et le travaille parfaitement, mais je ne peux parler de lui sans littérature. Je comprends toutes les poétiques; je pourrais en parler si je ne changeais pas d'avis toutes les cinq minutes. Je ne sais pas. Peut- être qu'un jour j'adorerai la mauvaise poésie, comme aujourd'hui j'aime (nous aimons) à la folie la mauvaise musique. Je brûlerai le Parthénon la nuit, pour le rebâtir au matin, et ne jamais l'achever. Dans mes conférences, j'ai parlé parfois de la poésie, mais la seule chose dont je ne peux parler, c'est de ma poésie. Ce n'est pas parce que je suis inconscient de ce que je fais. Au contraire, s'il est vrai que Dieu - ou le diable- m'a fait poète, il est aussi vrai que je le suis par la grâce de la technique et de l'effort, et parce que je me rends absolument compte de ce qu'est un poème. in Une colombe si cruelle, Poèmes en prose et autres textes de Federico Lorca, éditions Bruno Doucey, 2020, p.p.117/118 pour en savoir plus à propos de l'auteur:

vendredi 27 novembre 2020

Et si demain, il n'y avait plus de clé dans la serrure?


         Huis clos.

         Il n'y a pas de clé dans la serrure 
         elle est perdue depuis longtemps
         même s'il n'y a plus 
         de photographies dans l'album 
         (on les a passées au destructeur de papier) 
          même si 
          personne n'est enfermé avec nous 
          (ils ont tous roulés sur les pommes d'automne 
          vers le profond talus 
          inverse de la Tour) 

          ça tourne et retourne, le souvenir.

          in Explorer l'incertain, Babel, Marie-Claire Bancquart, p.84, L'Amourier éditions, 2010.

samedi 7 novembre 2020

Christian Bobin, conciliabule avec les anges

Enfant, j'étais, selon mes parents, sous la surveillance assidue d'un ange gardien. Ce dernier voyait quand je me rongeais les ongles en cachette ou quand je dormais avec mon oreiller entre mes jambes, et parfois j'entendais sa voix à travers la cloison lorsque je me préparais à faire une bêtise ! 

 "La voix de la sagesse" me poursuivit ainsi jusqu'à ce que je réalise que ma sœur ainée avait le même ton de voix que le dit ange et que mon berceau était juste contre la cloison de sa chambre... 
 J'ai découvert ce jour-là la duplicité des grandes personnes et choisi de faire plutôt confiance à la voix de la poésie, que ma sœur aînée s'est empressée de me faire apprendre par cœur, avant même que je sache 
lire ! 

 "Donner son sang aux anges qui passent" m'est depuis un merveilleux passe-temps. 

 Bobin affirme: "tout m'est lecture. La plus grande partie de ma bibliothèque est dans le ciel, avec ses volumes dépareillés de nuages, jamais à la même place". 

"Le vent, en secouant les feuillages, fait tomber quelques gouttes de lumière sur mon âme étonnée. Il suffit de s'asseoir sur une chaise et d'attendre une heure, un jour, une vie pour que cette attente soit récompensée. 

in Chaque jour la même énigme, un jour la solution." ibid p.60 

 Ces vacances insolites à la maison, avec un livre de Christian Bobin à la main, vous auront été également , je l'espère,  source de plaisir.

 Bibliographie: 

 "Une bibliothèque de nuages", Christian Bobin, Lettres vives, 2006 

samedi 24 octobre 2020

      

         La grue instrument du grutier
         tourne lentement dans le ciel 
         où vont les nuages entiers 
         à la saison des migrateurs 

         or le grutier n'a pas pouvoir 
         de changer l'heure des saisons 
         ni de s'envoler vers les astres 
         la grue s'écroule les maisons 
         s'écrasent le désastre 

         ne trouble pas le vol des grues 

        in AJOIE, Cette âme perdue, Poésie-Gallimard, nrf, 2018, p.249 

 
Telles les hautes grues des chantiers, gardons précieusement nos repères pour naviguer lors des jours à venir. 
 La vie quotidienne de l'auteur, Jean-Claude Pirotte, fut un temps plus qu'hasardeuse, elle aussi. 
 
        les chagrins sont mélancoliques 
        et les chats gris aussi 
        je ne suis qu'à peine ironique 
        je me nourris de mes soucis 

       le vent s'en va le vent s'en vient 
       secouer les toits et les briques 
       il inventorie nos seuls biens 
       avec des airs d'huissier lubrique 

      il faut sonner à contretemps 
      les heures au clocher branlant 
      les fidèles n'osent pas rire 
      ils sont la proie d'un doute pire 

      que celui des vrais philosophes 
      qui se défiaient des empires 
      des césars et des théosophes 
      le vent né de l'ombre et de l'ire 

     des enfers nous tient pour coupables 
     de le traiter de chien savant 
     lui qui est le héros des fables 
     ah je l'avoue j'aime le vent 

     je l'aime d'un amour d'enfant 
     peureux cruel solitaire et 
     j'espère que je m'en irai 
     un jour de vent les pieds devant 

     ibid Ajoie, Automne, an neuf,
     Poesie/Gallimard p.p331/332  

Avec le poète, puissions-nous: 

     prendre le temps comme il vient 
     prendre le soleil prendre l'air 
     prendre la vie du bon coté 
     prendre un coup de poing sans le rendre 

     prendre la bougie pour un cierge 
     et le cierge pour l'indulgence 
     ainsi prendre un mot pour un autre 
     avant de prendre la tangente 

     ou mieux la poudre d'escampette 
     enfin se prendre pour un dieu 
     quand on est sale pauvre et vieux 
     et qu'il est l'heure de se pendre 

     ibid p.288 

 Sachons qu'aucune de ces solutions n'est obligatoire. 
 Pensons seulement à profiter, chaque jour, de tous ceux qui vous aiment encore! 

Bibliographie: Jean-Claude Pirotte, Ajoie, 
                        précédé de Passage des ombres et de Cette âme perdue, 
                        Poésie/Gallimard, 2018 

sur internet 

 https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/09/ 
lire un article de Jacques Décréau, ayant pour titre Jean-Claude-Pirotte-ou-l'art-de-la-fugue

vendredi 9 octobre 2020

Antoine Émaz, le temps d'un écart

     

      on est devant un éboulis

      on ne voit pas

      ce qui s'est écroulé

      sûrement pas des rêves

      cela ne laisserait pas

      ce tas de gravats

 

      comme des statues pilées

      dans les blancs-gris

      on ne voit pas quoi qui

 

       du chirico démoli

       en tas devant dedans

 

       pas d'angoisse juste

       qu'est-ce que c'est que ce

 

       rien ne remue plus

 

       une lumière mentale égale

       sur un rebut d'images

       in De l'air, I.V. Trajets dedans seul, le dé bleu, L'idée bleue, 2006, p.71

     

   Plus loin, dans le "Mou", la situation ne fait empirer:

         dans la pluie et le gris

         les ardoises luisent

 

         on descend doucement

         dans cette lumière venue du noir

                

         le temps n'a plus de poids

 

         on est sorti du cadre et passe

         de l'autre coté de l'agenda

 

         les repères mollissent

 

         on se distend

         ibid p.81

 

"Dans la lumière brute", "on ferait mieux de s'atteler à la semaine qui vient", suggère alors le poète, ivre et comme "allégé du dedans" :

         une plongée sans peur

         sans résistance interne

         une sorte de pente brusque

         et ça verse sans fin autour

 

         on ne bouge pas

         c'est le reste qui fuit

         poussé sur les bords

         où l'œil ne voit plus

 

         une force déblaie on est

         dans cette force

         on la nomme rire

        pour faire court

        il n'y a rien de drôle

        juste une surprise brusque

        d'être sorti en soi

        happé par un vide

        on le connaît

        mais d'ordinaire il est fermé

 

        le rire file dans cette part au-delà

        après ce qu'on peut voir

        avec les mots

 

       le plus proche serait peut-être

       le rire muet des carcasses et leur danse

       une sorte de transe

       jusqu'à plus rien que la lumière

 

       ce n'est pas tomber à n'en plus finir

       il n'y a pas de peur dans ce trajet

       cette boucle imprévue ou spirale

       jusqu'à la verticale du temps

 

      ensuite ça se défait on voit de nouveau

      coaguler les murs

      revenir les mots

      et l'ordinaire étroit du jour

                             ***

     on écrit sur ce retour

     au bout du rire

     il n'y avait pas de mots

     on en est sûr

     pas d'images ni souvenirs

 

      on a seulement été d'un coup

      désencombré d'être

      comme tout en vrac hors

      le linge sale d'une vie

      ibid p.p.78/79

À notre tour de tenter l'expérience du "vide" pour mieux profiter de l'insolite du moment.

Je vous invite vivement à lire ou relire deux beaux articles rédigés à propos de l'auteur. L'un de Jacques Décréau, paru sur La Pierre et le sel, en 2011, sous le titre: Antoine Émaz, "une poète lucide". L'autre de Jean Gédéon, paru également sur La Pierre et le sel, en juin 2012, et intitulé: Antoine Émaz, une poésie de peu.

Bibliographie:

De l'air, d'Antoine Émaz, paru chez Le Dé bleu, l'Idée bleue, 2006

sur internet:

https://remue.net/cont/emaz.html    

vendredi 2 octobre 2020

Andrée Chedid, un poème pour un temps impérissable




          L'après

          Alarmé par le dernier passage
          Miné par l'Au-delà
          L'homme crée et recrée
          Un temps impérissable
          Trace et retrace
          Les pistes de l'Après

          Ses vérités adverses
          Éclairent ou massacrent
          Ses credos ennemis
          Illuminent ou dévastent

          Voilé dans son mutisme
          L'après
          Demeure énigme

          Et l'au-delà
          Chiffré

          in Territoires du souffle, poésie, Flammarion, p.169, 1999

Pour en savoir davantage sur l'auteur, ne manquez pas de lire ou relire les articles précédents dont vous trouverez les liens ci-dessous.

Bibliographie:

           Andrée Chedid, Territoires du souffle, poésie, Flammarion, 1999

sur internet :

http://lintula94.blogspot.com/2018/11/andree-chedid-dans-la-forge-de-son.html

https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/02/actu-po%C3%A8me-non-%C3%A0-la-barbarie.html
         
         
          
         
         
         

dimanche 27 septembre 2020

Mérédith Le Dez, le destrier du temps bleu



         Destrier du temps bleu
         aux marches sans forêt
         éternellement assigné

         la coupure de midi
         aiguise sur le ciel
         tes reins flambés

         autrefois à l'ombre des arbres
         oh suave légende
         arquée de sueur vigoureuse

         Destrier du temps bleu
         indéfinissable cavale
         d'un sourire
         vers l'énigme

         l'air sur ma robe
         dessine des lierres de soleil
         à l'épaule arrêtés
         pour le signe du feu
         sur la pierre

         et plus secrètement
         palpitante
         l'algue réveillée

         Destrier du temps bleu
         dans le métal d'un matin
         tout en armes
         et piqueté d'aiguilles
         et pudiquement corseté 

         il y a
         odeur de fronde et neuves fougères
         figé tout un sang prêt à bondir
         aux cœur des flamboyants

         et dangereuse
         toute cette chaleur d'arbre trop vivant
         et si moite en vérité
         mal murée dans l'armure

         in Chanson de l'air tremblant, Mérédith Le Dez, Éditions de la lune bleue, 2016

Fougueux destrier, surgi on ne sait d'où, tu as traversé d'un bond l'espace dans un tumulte fulgurant.
Un masque de poussière dissimulait ton visage. Le lecteur a eu à peine le temps de lever les yeux de son livre, que déjà tu avais disparu sur l'horizon.
Ainsi s'installaient autrefois les "grandes vacances"! Le rêve a un peu rétréci mais il sollicite encore le lecteur distrait, il suffirait de se laisser faire…
À lire ces mots de femme, je sens craquer mille et une barrières! "La chanson de l'air tremble sur ma robe" tandis qu'à l'ultime page du recueil, la vague verte du graveur balaye toute retenue!!!

                                                        

vendredi 4 septembre 2020

Après tout un mois d'été à relire Christian Bobin

"Si vous me demandez quels sont les vrais trésors aujourd'hui, à l'heure qu'il est, à cette époque de ma vie, je répondrai: la patience et l'humeur bonne."

Ainsi s'exprimait Christian Bobin lors d'une interview accordée à François Busnel, parue dans le journal L'Express, le 11/02/2013.

"Il s'agit juste de faire un pas de côté, mais ce pas de côté fait que vous arrivez au paradis. Un paradis qui se trouve non pas ailleurs et demain mais ici et maintenant."

"Les paradis sur terre" sont choses bien gardées, ils se cachent souvent entre deux pages d'un livre. À nous de les y découvrir.

"Ceux-ci s'ouvrent en deux comme les fougères. Dans un dictionnaire du dix-septième siècle, on dit que les fougères portent, gravée sur leur racine, l'image d'un aigle aux ailes déployées. La vérité s'atteint toujours par un poème."

Assise devant mon écran, je me revois marchant, à l'automne, en forêt de Fontainebleau, en quête d'odorantes senteurs. C'est alors que l'auteur -décidemment contrariant- ajoute que "bien sûr la vie se moque de nos goûts"! Par bonheur, vingt pages plus loin, il avoue que "la vraie réponse c'est sans doute vivre simplement sans oublier de jouer. Les anges protègent les châteaux de sable, pas ceux de pierre."

Aussitôt, je revois mes enfants et leur père, bataillant contre la marée montante, afin de sauver leur énième château de sable de l'été!

Dans" Une bibliothèque de nuages" l'auteur qualifie ainsi la poésie: "On ne sait pas ce qu'est la poésie. On sait juste que c'est donner son sang aux anges qui passent."

En cette nouvelle année scolaire,réservons un peu de temps à la poésie et à ses bons anges!

Bibliographie: Christian Bobin, Un bruit de balançoire, folio 2019. Christian Bobin, Une bibliothèque de nuages, lettres vives 2006.

vendredi 28 août 2020

Le valet, selon Christian Bobin

Assis sur sa chaise de paille, le petit tailleur coupe un fil entre ses dents, modifie un ourlet, ajuste une épaule. Levé bien avant que meure la dernière étoile dans le ciel, il a guetté le jour à sa fenêtre, en vue de l'ouvrage à venir : une robe commandée par la reine, quelle portera le soir même, au bal de l'Empire. Le messager a parlé d'une récompense considérable; promenant sa lanterne sur le visage endormi du petit tailleur, il a murmuré que le châtiment, en cas de défection, serait bien plus immense encore. Il a enfin précisé – criant sur le pont à la sortie du village – que la robe devait être taillée dans la lumière du jour, et dans nulle autre étoffe. Dans la pâleur de l'aube, le petit tailleur a déjà découpé des lys et des vagues semblables à celles de la mer, qu'il a piquées sur l'éclat du plein midi. Il défroisse à présent la lumière tempérée de l'après-midi, de quoi composer une cape tout en dégradés. L'aiguille va dans l'air plus vite que les secondes passent dans l'abîme, il n'y a pas de temps à perdre. Dans la rougeur du couchant, il découpe une large ceinture fauve, écoutant le bruit que font les cavaliers de la reine: venus du fond de l'horizon, ils touchent déjà aux portes du village, et la main va, affolée, essayant d'atteindre la vitesses des chevaux plus rapides que l'éclair, tâchant en vain de rassembler une robe qui part en lambeaux et disparaît avec les premières ombres du soir. Le Valet de Christian Bobin: Lettre Pourpre & autres textes, Brandes Éditeur, 1992. Défendons-nous d'être les valets de quiconque chercherait à nous exploiter et continuons à scruter avec délices les nuages du ciel, qui nous offrent chaque jour leur part de rêve. Bibliographie: Christian Bobin, Lettre pourpre & autres textes, Éditions Brandes, 1992.

vendredi 21 août 2020

Quand Christian Bobin, nous invite à changer de paysage sans bouger

Imaginez un invité qui, sans prévenir, avant que vous ayiez eu le temps de choisir pour lui, s'installe sur votre chaise préférée. Tout le monde a chez soi une chaise préférée. Sur le coup vous ressentez un léger désagrément. Et puis très vite la fraîcheur vient. Presque rien n'a changé et ce presque rien change tout. Vous prenez une autre chaise que celle habituelle, vous avez devant vous un autre paysage, vous êtes bien toujours chez vous, oui, mais vous y êtes de la plus belle façon: de passage. Nous nous accoutumons trop vite à ce que nous avons. Dieu merci, le printemps vient parfois remettre du désordre dans tout ça, nous découvrons que nous n'avons jamais rien eu à nous et cette découverte est la chose la plus joyeuse que je connaisse. Christian Bobin, in L'équilibriste, Le Temps qu'il fait,1998,p.p.31/32

vendredi 7 août 2020

Quand Christian Bobin évoque le poète japonais Ryokan



       Regardant sa robe déchirée par des semaines de vagabondage, le poète japonais Ryokan écrivait :

         
           " Rien dans ma poche. Tout pour la beauté du vent et de la lumière. J'ai dû faire une
              erreur dans ma carrière"


Selon ce que l'on sait du poète Ryokan, né au Japon en 1758 et mort en 1831, c'est qu'il disait ne pas aimer la cuisine des cuisiniers, la calligraphie des calligraphes et la poésie des poètes nous précise Christian Bobin, qui ajoute que pour sa part  "il ne croit pas à ce qu'on lui dit mais à la façon dont on le dit." :

         Dans la hutte au toit de chaume
         jambes étendues
         je prends plaisir
         au chant des grenouilles
         de la petite rizière de montagne

Vivre pleinement de l'air du temps a toujours été l'apanage du poète. Christian Bobin y fait écho avec une délicatesse extrême :

      " Celui qui attend au bout du quai de papier blanc et ne monte dans aucun train, seul dans la nuit étoilée - c'est celui-là qui écrit. Ce qui me fait vous écrire est une chose infime comme l'énigmatique sourire d'un ange".

Une belle occasion de nous souvenir de celui de l'ange de la cathédrale de Reims.

Ange au sourire.jpg


Bibliographie:

vendredi 31 juillet 2020

Un jour, un poème, l'appel à vivre de Robert Sabatier



        Entendre

        L'appel de vivre écarte les rumeurs
        Du temps sans rive. Écoute qui se tait.
        Par lui s'exprime un tel espace d'être
        Que l'arbre mort se reprend à verdir.

        Les végétaux enfermés en nous-mêmes,
        Eux, si discrets dans leurs tâches secrètes,
        Sont oubliés. Heureux qui les sait vivre
        Et les entend dans la nuit de son corps.

        Mais qui reçoit le chant sinon la feuille
        Au vent jetée, au feu du temps promise ?

        Les yeux bandés, les oreilles de cire
        Et la pensée ouverte comme grotte,
        La main fidèle à cueillir, à servir,
        Et qui se joue en écartant la branche.

        Entends mon ongle : il pousse musical
        Et mes cheveux font un bruit de forêt.
        Qui nous parlait du brouillard solitude ?
        J'appelle mort ce qui n'existe pas.

        in Icare et autres poèmes, Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'aujourd'hui, 
        Seghers, p.124

Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous invite vivement à lire ou relire un bel article écrit par Jacques Décréau, en 2012, et paru sur la Pierre et le sel, sous ce lien:

https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html

ainsi qu'un poème de l'auteur mis précédemment en ligne sur Le Temps bleu :
http://lintula94.blogspot.com/2018/05/robert-sabatier-une-danse-de-saison.html

vendredi 24 juillet 2020

Un jour un poème, Pierre Reverdy, La trame

 
 
 
                                                             
                                                               Photo de Roselyne Fritel, été 2020.


                                                                        La trame

      Une main, d'un mouvement rythmique et sans pensée, jetait ses cinq doigts vers le plafond où
  dansaient des ombres fantastiques.
      Une main détachée du bras, une main libre, éclairée par la lueur du foyer qui venait de plus bas –
  et cette tête innocente et vide qui souriait à l'araignée activant dans la nuit son chef-d'œuvre
  inutile.

  in La liberté des mers, Poésie-Gallimard, p.49, 2003

  sur internet:

 http://lintula94.blogspot.com/2017/01/pierre-reverdy-une-voix-dans-loreille.html
http://lintula94.blogspot.com/2018/08/pierre-reverdy-quand-on-une-fois-ouvert.html

vendredi 17 juillet 2020

Un jour un poème, Eva-Maria Berg, telle une brèche dans l'eau




        immensité de beauté
            lumière pure l'eau
                     porte encore

            toujours la source
       de la vie même privée d'hommes

        immensité de froideur
            lumière pure l'eau
   avale non seulement le soleil
         mais aussi le mouvement

  immensité d'éblouissement
           lumière pure l'eau
                 attire les yeux
         et les laisse sombrer

        in Une brèche dans l'eau, éditions pourquoi viens-tu si tard?, 2020, p.87

Eva-Maria Berg est l'heureuse invitée du Festival de Poésie, Voix vives de méditerranée en méditerranée, qui se déroulera, en ce mois de juillet 2019, à Sète.
Je saisis cette occasion pour l'en féliciter très vivement et lui souhaiter de belles lectures.

Vous trouverez plus bas différents liens à propos d'articles antérieurs, rédigés à propos de l'auteur et parus sur le Temps bleu, ainsi que le programme du Festival de Poésie de Sète, cet été 2020.

Bibliographie :

Une brèche dans l'eau, Eva-Maria Berg, éditions pourquoi viens-tu si tard ? 2020

sur internet:

http://lintula94.blogspot.com/2019/09/eva-maria-berg-bien-plus-quun-souvenir.html
https://lintula94.blogspot.com/2018/05/eva-maria-berg-avant-que-le-crayon-ne.html
http://lintula94.blogspot.com/2017/04/eva-maria-berg-et-olga-verme-mignot-les.html
http://www.sete.voixvivesmediterranee.com/Edition/Programme/

vendredi 10 juillet 2020

"Un futur sans poids", dernier hommage au poète Françoise Hàn




       Il n'y a pas eu d'adieu

       Le soir est passé
       pareil à tous les soirs
       comme s'il devait y avoir
       un lendemain

       les choses n'ont pas
       murmuré entre elles

       le sel de la terre
       dans son filon
       le sel n'a pas noirci

       de la plaine à la mer
       il n'y a pas eu de signe
       à travers nuit

       aucune fêlure
       n'a rayé la faïence peinte
       au-dessus de nos têtes

       Quelqu'un
       s'est éloigné dans l'invisible
       l'a voulu sans doute ainsi

       ne pas déranger
       les milliards d'étoiles

       aller son chemin
       sans soulever la poussière

       ne pas froisser le pli
       du temps qui retombe

       se dissoudre dans
       l'ailleurs à jamais
       sans y laisser de déchirure

      Françoise Hàn, in Un été sans fin, éditions Jacques Brémond 2008

L'auteure, aussi discrète que passionnée, vient de nous quitter. Elle fréquentait régulièrement les allées du Marché de la Poésie, où je l'ai croisée à plusieurs reprises.
Son recueil, Un été sans fin, acheté sur le stand de Jacques Brémond, m'accompagne, depuis.

Le premier article écrit à propos du poète était intitulé Le vide est mon élan, il est paru sur La Pierre et le sel le 9 septembre 2013; le second intitulé,  Il n'y a plus d'étoiles à atteindre, est paru sur Le Temps bleu, le 8 mars 2019. Vous trouverez plus bas, en annexe, les liens pour ces deux articles.

        Vers

        Aucun langage ne lui parvient
        ni celui qu'échangent
        la terre et l'eau
        l'air et le feu
        ni celui de la ville au petit jour
        ni celui des vents de sable
        sur les plus anciens déserts

        pas même les mots perdus
        dans les marges du poème
        si longue soit leur errance

        une figure de l'espace
        s'est refermée sur lui
        la suture
        s'en est effacée

        Parler de lui à la terre
        où reste une empreinte
        de ses pas
        à la source qui garde
        sous les eaux son image
        à l'air qui s'est ouvert
        devant lui
        au feu son dernier élément

        le dire dans la rumeur
        de la cité au bord du fleuve
        dans le vent qui passe chargé
        d'années lointaines
        dans les quatre directions de l'espace
        et l'unique direction
        de la flèche du temps

         l'écrire pour que la page
         se couvre du soleil
         de sa présence
         matins midis et soirs
         de sa présence
         pierres blanches
         à chaque ligne en allée vers
         l'inachevé du poème

         un futur sans poids

         ibid


Bibliographie:

         Françoise Hàn, Un été sans fin, éditions Jacques Brémond, 2008

sur internet:

https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/09/fran%C3%A7oise-h%C3%A0n-le-vide-est-mon-%C3%A9lan.html

     
 http://lintula94.blogspot.com/2019/03/francoise-han-il-ny-plus-detoiles.html

 http://www.m-e-l.fr/,ec,125

  https://www.actualitte.com/article/monde-edition/deces-de-la-poetesse-francoise-han/101591

vendredi 3 juillet 2020

Claire Malroux, une invite à sortir de nos grottes virtuelles

      

          Parce que nous avons dormi
          La tête sur la mousse
          Dans les grottes des mots

          Parcouru des labyrinthes
          Les yeux sur les étoiles
          Mais une boussole en poche

          Piétiné des chemins d'ogre
          Avec des bottes de Poucets
          Penchés sur le plus fin caillou

          Longé des ruches sans écouter
          Le chant des abeilles
          Derrière la grille

          Plus pressant qu'une morsure
          Piocheurs du vent
          Nous aurons perdu notre route

          Claire Malroux , Ni si lointain, Ligne d'Horizon, Le Castor Astral, 2004, p.38

   Au sortir de nos grottes virtuelles", nous revenons à la vie avec ces poèmes décapants de
   Claire Malroux.
   L'auteur, qui fut aussi la talentueuse traductrice d'Emily Dickinson et de Wallace Stevens, nous
   les offre, aiguisés à souhait:

          Plutôt qu'endosser l'habit commun sauf
          À en élargir les déchirures être lettre
          (L'être) au monde qui ne nous écrivit pas
          Ou si mal, avec tant d'incohérence
          Lettre portée sur la peau
          Incorruptible et codée (Le courrier
          Du tsar ses yeux crevés trouant les blizzards
          Hélait l'enfant mais l'enfant fasciné
          Par l'histoire ignorait le message)
          Là où il court maintenant, ni lettre ni
          Pelisse pour franchir les glaces, plus de
          Plume douce à la joue ni de gants pour
          Descendre dans la glaise balayer
          Les chiures de soie du cerveau éclaté
   
          ibid p.59

          Les saisons s'envolent
          On va son chemin
          À marche forcée

          Certains matins qui sont des soirs
          On lève la tête
          La lune se dissout dans un lait bleu
          On boit

          Cette drogue douce
          Pour alléger le poids du havresac
          D'autant plus lourd qu'il se vide

          Ne plus voir ne prouve rien

          ibid p.60

          Dans l'orage du silence
          Comme dans la jungle des bruits
          Les jardins s'abolissent
          Les forêts brûlent
          Les semences se perdent

          ibid p.61

    Certaines choses demeurent intactes, ainsi du vert qui envahit le paysage, du bleu d'azur et de l'or
    de l'amitié, qui ravivent notre désir d'écrire et de partager nos découvertes.

           Entre, ciel

           Ne reste pas par-dessus les toits si bleu si calme
           ou autrement

           Ne t'arrête pas à la vitre ou à notre œil
           content de réfléchir nos images nos soleils
           nos solitudes
           d'offrir serre à nos plantes et volière
           à nos oiseaux

           Ne garde pas le silence: entre ou plutôt
           envahis-nous
           descends dans nos poumons
           assiège notre cœur
           mets ta langue vierge dans notre bouche évidée

           in Ni si lointain, Conversations, p.101
     

Bibliographie:
  • Ni si lointain, Claire Malroux, Le Castor Astral, 2004

sur internet:

vendredi 26 juin 2020

Wallace Stevens, deux lettres comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble



                   Deux lettres

                            I

                      Lettre de

         Même s'il y avait eu un croissant de lune
         Sur la cime de chaque nuage dans les cieux,
         Inondant le soir d'une lumière cristalline,

         On aurait désiré plus encore – encore –
         Un intérieur vrai auquel retourner,
         Un foyer contre le moi, une obscurité,

          Une quiétude où vivre la vie d'un instant,
          L'instant de l'amour et fortune de la vie,
          libre de tout le reste, libre par-dessus tout de la pensée.

          C'aurait été comme allumer une bougie,
          Comme s'appuyer sur la table, s'abriter les yeux,
          Et entendre un récit qu'on désirait ardemment entendre,

          Comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble,
          Si l'un de nous parlait et nous croyions tous
          Ce que nous entendions et la lumière, quoique pauvre, suffisait.


                            II

                       Lettre à

          Elle désirait un jour de vacances
          Avec quelqu'un pour parler sa suave langue natale

          Dans les ombres d'un bois…
          Ombres, bois… et tous deux en conversation,

          Dans le secret de paroles
          S'ouvrant dans le secret d'un lieu,

          N'ayant rien à voir avec l'amour.
          Une terre la tiendrait dans ces bras ce jour-là

          Ou quelque chose de très semblable à une terre.
          Le cercle ne serait plus brisé, mais clos.

          Les lieux de distance loin
          De tout finiraient. Tout se rejoindrait.

          in À l'instant de quitter la pièce, Poèmes posthumes, (1950-1955),traduit de l'anglais et
          préfacé par Claire Malroux, parus chez José Corti en 2006, p.p.115/117.

     Nous éprouvons tous le besoin de reprendre nos marques après un si long confinement et ces
     poèmes me semblent les bienvenus.

     Leur auteur, Wallace Stevens, écrivait le 24 juin 1955 à Mrs.Church, une amie :
    
     "Me voici de retour au bureau pendant quelques heures chaque jour, bien que je n'essaie pas de faire beaucoup plus que recouvrer ma concentration… J'imagine qu'il me faudra longtemps pour retrouver l'activité qui était la mienne avant de tomber malade.
(…) Ceci est la première longue lettre que j'ai écrite à quiconque depuis ma maladie. J'espère que le fait d'avoir pu écrire une lettre de cette longueur est un bon signe. Traîner dans des hôpitaux pendant deux mois semble détruire presque entièrement la plus faible capacité de concentration.
Sincèrement vôtre : Wallace Stevens.


Il devait mourir le 2 août suivant, nous laissant des poèmes tels que celui-ci :

         Le poème qui a pris la place d'une montagne

         Il était là, mot pour mot,
         Le poème qui a pris la place d'une montagne.

         Lui, respirait son oxygène,
         Même quand le livre gisait à l'envers dans la poussière de sa table.

         Il lui rappelait comment il avait eu besoin
         D'un lieu à atteindre en suivant sa propre direction,

         Comment il avait recomposé les pins,
         Déplacé les rochers et frayé son chemin parmi les nuages,

         À la recherche de la juste perspective,
         Où il serait complet dans une complétude inexpliquée :

         Le rocher exact d'où ses inexactitudes
         Découvriraient enfin la vue vers laquelle elles avaient avancé,

         Où il pourrait s'allonger et, contemplant la mer en bas,
         Reconnaître son unique et solitaire foyer.

         ibid Le Rocher, (1954) p.39

Confinés durant 52 jours, démunis et en première ligne face à un virus meurtrier, nous avons voulu croire en  un avenir, quitte à le réinventer, chaque matin, en ouvrant un nouveau recueil de poésie et en vous le partageant.
À nous de vivre ensemble la suite des évènements avec la même attention et la même détermination.

Bibliographie:

  • À l'instant de quitter la pièce, Wallace Stevens, Le Rocher et derniers poèmes, Adagia, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Claire Malroux,  José Corti, 2006.


sur internet:

       https://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/03/wallace-stevens.html
        

vendredi 19 juin 2020

Francis Ponge vu par Christian Bobin


         Les ombelles

         Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe: c'est plus doux.
         Le soleil les attire et le vent les balance. Leur tige est longue et sans raideur.
         Mais elles tiennent bien en place et sont fidèles à leur talus.
         Comme d'une broderie à la main, l'on peut dire que les fleurs soient
         tout à fait blanches, mais elles les portent aussi haut et les étalent
         aussi largement que le permet la grâce de leur tige.
         Il en résulte vers le quinze août, une décoloration des bords de routes,
         sans beaucoup de couleurs, à tout petits motifs, d'une coquetterie discrète
         et minutieuse, qui se fait remarquer des femmes.
         Il en résulte aussi de minuscules chardons, car elles n'oublient aucunement
         leur devoir.

         in Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986, p.75

Christian Bobin, dans Un livre inutile, paru en 1992,  parle en ces termes de l'auteur:

         Le moineau Ponge s'est posé le 27 mars 1899 sur le rebord du monde. Il s'est envolé le 6 août 1988. Il a laissé sa chanson près de nous, dans la fraîcheur du soir. Sa lumière de chant pur.

        Nous souffrons d'un manque chronique d'égards. Envers les autres, envers nous-mêmes.
Envers les choses, ajoutait-il. Ne les oubliez pas. Commencez donc par elles : petite lumière donne grand soleil. Léger flocon fait douce neige.

        Dans son laboratoire d'enfance, il faisait tourner un abricot entre ses doigts – ou bien une crevette, un cageot, voire même un savon. Il faisait mieux que les considérer : il les envisageait.
Il leur donnait un visage inoubliable. Lumineux de silence. Sonore de clarté. Il était d'une si rare courtoisie que toutes les choses venaient à lui, certaines de n'être pas trompées. Il leur ouvrait ses bras. Il parlait à leur santé. Il leur donnait ses yeux, rincés de clair.

       Un cœur insomniaque dans l'olive. Un cœur affolé dans la noix. Le chiffon rouge d'un cœur,
pour attraper les grenouilles d'encre: dans le seau de la page, comme elles s'agitent, les rainettes.
On soulève le couvercle et c'est une phrase verte qui surgit, une vérité qui saute aux yeux.

       in Un livre inutile, L'élixir du Docteur Ponge, Fata Morgana, 1992, p.p.43/44

       Sur l'enclume du songe, il martelait les mots. Les chevaux du langage, les vieux chevaux fourbus, il les ferrait de neuf.
       
        ibid p.45

Par les temps qui courent qui d'autre qu'un poète saurait nous "referrer de neuf" ?

        La mort gourmande venait parfois. Elle le serrait de près, comme elle fait avec vous, comme  elle fait avec moi. Elle ne lui soutirait rien. Il était intransigeant là-dessus. Il avait cette élégance de retenir le pire pour lui et de n'offrir que le vif, le tranchant, le radieux.

        ibid p.45

        Il n'a pas rendu son âme à Dieu. Ce n'était pas son genre. Il a donné sa langue au chat qui n'en a fait qu'une bouchée.
 
        ibid p.45

        Merci , camarade. À toujours dans les livres. À partout sur la terre abondante.
 
        ibid p.46

Pour clore cet échange, Francis Ponge, s'il était encore en vie, aurait très bien pu répondre ceci :

        Dire les choses

            Je propose à chacun l'ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l'épaisseur des choses,
une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu'opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de
paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu'alors enfouies. Ô ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots! (…)
   
         in Le parti pris des choses, Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986.

Pour en savoir davantage sur Ponge et sur Bobin,  je vous suggère vivement de lire ou relire, sur internet, les deux beaux articles rédigés par Jacques Décréau à propos de ces deux poètes, et parus sur La Pierre et le sel, sous le titre:
Francis Ponge, le problème de l'expression, et Christian Bobin, un regard émerveillé, articles dont vous trouverez plus bas les liens.


Bibliographie:
  • Christian Bobin, Un livre inutile, Fata morgana, 1992
  • Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986
Sur internet:



vendredi 12 juin 2020

Jacques Ancet, laisse tomber ce que tu portes



        Une brume pâle remplace les choses. Une attente étroite, une peur.
        La voix qui parle n'a jamais cessé de parler.

        in L'âge du fragment, Une attente étroite, chronique, dessins de Jean Murat, 2016.

En deux lignes, le décor est dressé, semblable à l'un ou l'autre de ces moments si incertains, que nous
venons de traverser mais que la voix d'un poète n'a cessé d'accompagner.
Jacques Ancet, que j'ai pu approcher lors du Festival voix vives de méditerranée en méditerranée, à Sète, en 2016, reste l'un de mes préférés et celui qui me nourrit en toute occasion.

       " Il y a cette voix, qui ne se tait pas mais est silence. Le langage et le corps habitent ce poème,"
et dès lors, il nous revient d'être simplement à l'écoute.

      " Ensuite ne reste qu'un petit bruit, des fils tissés dans la lumière grise, une attente muette. Le pied touche le pied. De la bouche ne sortent que des mots sans suite : robinets d'or, pornographie…

Les doigts sont froids. Le jour cherche le jour."

        " Dans l'image on n'entre pas. Elle reste en face, comme posée devant les yeux qui lui donnent
limites et profondeur. La beauté est cette distance infranchissable tissée de lumière et de vols qu'on
croient toujours pouvoir franchir. La main se tend, la bouche s'ouvre. Les doigts et les mots se con-
fondent. On n'y voit plus. On touche le murmure."

        " Et maintenant ? Près du pied un petit rectangle lumineux. Je me raccroche à ce que je peux, dit-il. Aux images, aux titres, aux feuilles, à l'herbe. À rien de précis. Au souffle d'air qui passe. je regarde le Jour il me regarde. Qu'y a-t-il entre nous?"

Et si nous tentions à notre tour l'expérience?  Relire sa propre vie ne s'apprend pas dans les livres même si tout nous y invite actuellement :

        "En attendant, lève-toi.Ouvre les mains. Laisse tomber ce que tu portes. Ne garde que ta vie. Une brassée d'air. Et rien."

        "Ton visage me revient dans l'obscur. Il ressemble à la lumière où brûlent tulipes et azalées.
Il fait la douceur et la soif. Il ouvre des espaces sans limites. Je suis perdu, mais j'aime cette perte :
c'est là que je te trouve."

        "Ce que je vais dire m'attend. Mes mots me cherchent sans me trouver Une voix les murmure.
J'écoute, je cherche à la comprendre. Mais plus j'écoute moins j'entends. De grands arbres portent
le jour. J'avance entre leurs branches, leurs fleurs. Ne regarde pas, dit la voix, entre.

        " La douleur ressemble à la douceur. Elles ont la même tombée de clarté et de nuit. On pourrait
presque les confondre tant elles habitent le visage, font luire les pommettes, creusent un peu plus les joues, laissent sur les lèvres un mot qu'elles ne prononcent pas. Elles ont une sorte d'abandon où les
mains suivent le cours des choses et tremblent."

        " C'est là toujours. Ce qui me tient ne me lâche pas. Me laisse désemparé dans le jour bas. Avec
le bruissement du sang et, parfois, un cri comme venu de nulle part.

in Une attente étroite, L'âge du fragment, chronique, avec des reproductions de peinture de Jean Murat, 2016.

Ne manquez pas de lire ou relire également les articles indiqués ci-dessous parus précédemment sur Le Temps bleu et la Pierre et le sel.

Bibliographie:

  • Jacques Ancet, L'âge du fragment, chronique, avec 4 reproductions de peintures de Jean Murat, aux éditions AEncrages &Co, 2016.
sur internet:

vendredi 5 juin 2020

Salah Stétié, en hommage à ce goût violent de la poésie



                   Le livre est écrit, achevé, l'ange a replié la montagne
                   Et seulement dans le jour finissant un homme
                   Debout dans la fluidité des arbres.

                   in Fiançailles de la fraîcheur, Méditation sur la mort d'une figue (extrait), 
                   Imprimerie nationale Éditions, Collection La Salamandre, 2003, p.122

 J'ai découvert la voix du poète libanais, Salah Stétié, en juillet 2013, à Sète, lors du "Festival des Voix Vives, de méditerranée en méditerranée".
Les notes, que je vous partage aujourd'hui, en hommage à l'homme qu'il fut, datent de cette toute première rencontre.

        Nos travaux alimentaires sont souvent des impasses. Nous sommes dans l'expérience de la 
     parole, peut-être le plus grand des mystères. Ces ondes physiques qui traversent nos trompes
    d'Eustache nous permettent d'aller plus loin dans la communication et nous aident à vivre et à
    survivre.
 
    Le lien avec la Méditerranée et la poésie est un pacte entre elles. La poésie est d'abord voyage.
    Il y a les Phéniciens, Carthage, ou "lieu du pèlerinage " en phénicien, et toutes les villes qui
    commencent par "Mars".
    Ils étaient des caboteurs, qui suivaient les côtes, ils ont trouvé alors l'étoile polaire et l'ont gardée
    sans se trahir pendant six siècles; les Grecs ne l'ont appris que par traîtrise.
    Émerveillement puis désenchantement...car la Méditerranée ouvre l'espace nostalgique
    d'un retour.
    Ainsi dans L'Iliade et l'Odyssée, le livre noir, dont le mot grec a pour sens, le trouble, la
    mésaventure et le péril du retour, les îles sont toujours des femmes.
    Homère n'a pas été le seul certainement. Borges dit qu'Homère est aveugle parce que le monde de
    la poésie est invisible. Il ne raconte pas ce qu'il voit mais ce qu'il tire de lui-même; il s'agit d'un
    lieu sans lieu, où la poésie est la déroutée, la déchirée, la non-apaisée...Idée qu'affirme Héraclite.

    La poésie est l'un et son contraire; il faut toujours avoir deux idées "l'une pour tuer l'autre" disait
    Braque.
   
    Que l'ivresse soit complète c'est possible en Méditerranée . La panique verbale était à
    maîtriser, l'alexandrin est né à Alexandrie !
    Ainsi le navigateur fut jeté par son propre vertige dans l'univers marin de la Méditerranée ! Il y
    fondera un empire!

    Le destin se place entre l'homme et son étoile. Le summum a lieu entre le 12ème et 13ème siècle,
    en Andalousie, toutes cultures et religions jointes. Je suis nostalgique de cette Andalousie-là!

   Le destin des miracles est de ne pas pouvoir durer. "Garder la mémoire" signifie méditer l'oubli !
 
   La Méditerranée est la mer d'entre les terres. À Séville, chez Pierre Le Cruel, on ne parlait que
   l'arabe, à Grenade, on ne parlait que l'espagnol parce que les princes n'épousaient que des femmes
   espagnoles.

   Le Liban était une Andalousie, 19 confessions y vivaient en harmonie…
   Toute "Andalousie" serait - elle vouée à être perdue?
   Or, rien n'est jamais ni perdu, ni gagné d'avance; l'excès d'expérience est le mode le plus
   pernicieux de l'inexpérience!
   Il reste à reconquérir ce sens, qui est un goût violent de la poésie!

   Je suis heureuse de pouvoir partager avec vous ces notes, qui traduisent en mots l'engagement
   du poète et de l'homme de grande qualité, qu'il fut.

Né en 1929, à Beyrouth, il fut par la suite ambassadeur du Liban à l'Unesco, aux Pays-Bas, et au Maroc, puis secrétaire général du Ministre des Affaires Étrangères.
Son œuvre fut couronnée de nombreux prix, notamment le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française, le Grand prix européen de poésie de Smederevo, et le Grand prix international des Biennales internationales de Liège.

Et pour en savoir davantage , je vous invite vivement à cliquer sur les liens ci-dessous, qui vous donneront accès à deux beaux articles, écrits à son propos par deux de mes plus fidèles amis, et mis
en ligne sur le blog de La Pierre et le sel, en 2011 et 2013.

sur internet:

    
        

lundi 25 mai 2020

Claire Malroux, s'il existe encore des grottes de mots





          Parce que nous avons dormi
          La tête sur la mousse
          Dans les grottes des mots

          Parcouru des labyrinthes
          Les yeux sur les étoiles
          Mais une boussole en poche

          Piétiné des chemins d'ogre
          Avec des bottes de Poucets
          Penchés sur le plus fin caillou

          Longé des ruches sans écouter
          Le chant des abeilles
          Derrière la grille

          Plus pressant qu'une morsure
          Piocheurs du vent
          Nous aurons perdu notre route

          Claire Malroux , Ni si lointain, Ligne d'Horizon, Le Castor Astral, 2004, p.38

Au sortir de "grottes virtuelles", nous revenons à la vie avec ces poèmes décapants de Claire Malroux.
L'auteur, qui fut aussi la talentueuse traductrice d'Emily Dickinson et de Wallace Stevens, nous les offre, aiguisés à souhait:

          Plutôt qu'endosser l'habit commun sauf
          À en élargir les déchirures être lettre
          (L'être) au monde qui ne nous écrivit pas
          Ou si mal, avec tant d'incohérence
          Lettre portée sur la peau
          Incorruptible et codée (Le courrier
          Du tsar ses yeux crevés trouant les blizzards
          Hélait l'enfant mais l'enfant fasciné
          Par l'histoire ignorait le message)
          Là où il court maintenant, ni lettre ni
          Pelisse pour franchir les glaces, plus de
          Plume douce à la joue ni de gants pour
          Descendre dans la glaise balayer
          Les chiures de soie du cerveau éclaté
   
          ibid p.59

          Les saisons s'envolent
          On va son chemin
          À marche forcée

          Certains matins qui sont des soirs
          On lève la tête
          La lune se dissout dans un lait bleu
          On boit

          Cette drogue douce
          Pour alléger le poids du havresac
          D'autant plus lourd qu'il se vide

          Ne plus voir ne prouve rien

          ibid p.60

          Dans l'orage du silence
          Comme dans la jungle des bruits
          Les jardins s'abolissent
          Les forêts brûlent
          Les semences se perdent

          ibid p.61

Certaines choses demeurent intactes, ainsi du vert qui envahit le paysage, du bleu de l'azur et de l'or de l'amitié, elles ravivent notre désir d'écrire et nous convient à partager nos découvertes.

           Entre, ciel

           Ne reste pas par-dessus les toits si bleu si calme
           ou autrement

           Ne t'arrête pas à la vitre ou à notre œil
           content de réfléchir nos images nos soleils
           nos solitudes
           d'offrir serre à nos plantes et volière
           à nos oiseaux

           Ne garde pas le silence: entre ou plutôt
           envahis-nous
           descends dans nos poumons
           assiège notre cœur
           mets ta langue vierge dans notre bouche évidée

           in Ni si lointain, Conversations, p.101
     



Bibliographie:
  • Ni si lointain, Claire Malroux, Le Castor Astral, 2004

sur internet:

vendredi 22 mai 2020

Jean-François Mathé, ce qu'aucun mot ne saurait dire



Les semaines précédentes nous ont valu une expérience d'isolement total, que nous ne sommes pas prêts d'oublier.

         C'était une saison que la douleur
         accompagnait comme une brume,
         dans les maisons, dehors,
         dans l'eau que la soif n'appelait plus.

         Nous retirions nos regards du ciel
         sans les avoir emplis de bleu,
         puis nous reposions nos mains sur les habitudes.
         Les chats gris changeaient de sommeil
         sans ouvrir les yeux.

         Nous ne disions rien, de peur de trouver
         pire que la monotonie du silence,
         de peur de trouver
         le couteau caché dans les mots.

         in La vie atteinte, Rougerie, 2014, p.13

Tout du long de ces semaines, j'ai voulu que la poésie nous accompagne et nous soutienne. Je sais sa force et je lui fais toute confiance. Qu'elle nous permette de nous tourner vers l'avenir.

J'aime tout particulièrement le "presque" qui accompagne "la vie chantée", qui suit :


         La vie presque chantée

         Dans la maison des yeux fermés, on croit
         à la lumière mais nul ne la voit.

         Alors, aveugle, on ne sait si tel geste
         qu'on fait pour saisir, saisit ou renverse.

         Qu'importe après tout. Il reste le doute
         qui ne laisse plus s'en aller les routes

         toujours quelque part. C'est à lui qu'on doit
         de n'être jamais celui que l'on croit,

         mais celui qu'on cherche et parfois qu'on aime
         quand on le rejoint au bout de poème.

        Jean-François Mathé in La vie atteinte, Rougerie, 2014 p.39

Rechercher celui ou celle que nous sommes, au cœur de toute écriture, est une quête laborieuse, qui exige honnêteté et persévérance, mais elle nous vaut parfois un sursaut bienvenu de légèreté.

              Nous deux dans notre amour, nous ne sommes
        jamais très loin hors du monde, mais toujours assez
        pour sentir battre derrière nous quelque chose comme
        une porte. Un souffle la fermerait, et nous aurions vers
        les trains, les navires, ces gestes de voyageurs sans bagages,
        sans billet d'embarquement; ces pas légers de la danse ou du vacillement
        qui ne s'appuient sur le sol que pour s'en délivrer. Nous deux sauvés, hissés
        ensemble à bord du temps qui reste à vivre.

        in Poèmes choisis, 1987-2007, Rougerie, p38

Toucher la rive d'un prétendu "déconfinement" nous laisse dubitatifs quant à l'avenir et là, où le vent n'a pas trouvé d'arbre, c'est bien nous qui tremblons d'une émotion de feuillage.


        Toujours, j'ai cherché ce que le blanc des pages
        disait de plus que les mots,
        comment il les agrandissait
        hors de l'encre qui les enfermait.
        Et parfois, comme le silence de la neige
        devient murmure, m'atteignaient les voix
        de ceux qui étaient allés au plus loin
        dans le secret du monde et
        révélaient à voix blanche
        ce qu'aucun mot ne saurait dire.

        ibid p.41

La tendresse redevient soudain le chemin praticable, quand la confiance tarde à se rétablir. Faisons dès lors le décompte de tous ceux qu'il nous reste à aimer et disons leur combien leur présence a compté dans notre vie antérieure.

        J'ai aimé l'oiseau
        comme s'il avait été ton cœur
        échappé de toi
        pour faire palpiter l'azur.

        J'ai longtemps regardé ses ailes
        qui toujours s'ouvraient de plus en plus haut
        sans déchirer notre amour
        mais au contraire l'offraient visible
        et plein en plein ciel.

        Pourtant toi tu descendais la rue
        et tu fermais ton manteau sur l'hiver
        avant que l'oiseau revienne.

        ibid p.35

Enfin, osons parler de cette paix relative à soi-même, discrètement fêtée chaque jour que dieu fait,
à petits coups de vin ordinaire.
Et pourquoi ne fêterions nous pas ensemble cet adoucissement même s'il n'est que provisoire ?

Je crois très fort en ces lectures, qui nous tombent à point nommé pour nous aider à reprendre souffle, avant même qu'un oiseau ne vienne soulever doucement le paysage du soir sans en renverser la lumière.

Bibliographie:
  • La vie atteinte, Jean-François Mathé, paru chez Rougerie, 2014
  • Chemin qui me suit, précédé de Poèmes choisis,1987-2007, paru chez Rougerie, 2011
sur internet: