Port des Barques
samedi 26 décembre 2020
"Se tenir à l'affût" telle la panthère des neiges, en cette fin d'année, avec Sylvain Tesson
vendredi 18 décembre 2020
Un jour un texte, pour des temps difficiles
vendredi 11 décembre 2020
Philippe Garnier, quand le monde entier attend sur le palier
vendredi 4 décembre 2020
Et si Federico Garcia Lorca revenait nous parler de poésie
vendredi 27 novembre 2020
Et si demain, il n'y avait plus de clé dans la serrure?
samedi 7 novembre 2020
Christian Bobin, conciliabule avec les anges
samedi 24 octobre 2020
vendredi 9 octobre 2020
Antoine Émaz, le temps d'un écart
on est devant un éboulis
on ne voit pas
ce qui s'est écroulé
sûrement pas des rêves
cela ne laisserait pas
ce tas de gravats
comme des statues pilées
dans les blancs-gris
on ne voit pas quoi qui
du chirico démoli
en tas devant dedans
pas d'angoisse juste
qu'est-ce que c'est que ce
rien ne remue plus
une lumière mentale égale
sur un rebut d'images
in De l'air, I.V. Trajets dedans seul, le dé bleu, L'idée bleue, 2006, p.71
Plus loin, dans le "Mou", la situation ne fait empirer:
dans la pluie et le gris
les ardoises luisent
on descend doucement
dans cette lumière venue du noir
le temps n'a plus de poids
on est sorti du cadre et passe
de l'autre coté de l'agenda
les repères mollissent
on se distend
ibid p.81
"Dans la lumière brute", "on ferait mieux de s'atteler à la semaine qui vient", suggère alors le poète, ivre et comme "allégé du dedans" :
une plongée sans peur
sans résistance interne
une sorte de pente brusque
et ça verse sans fin autour
on ne bouge pas
c'est le reste qui fuit
poussé sur les bords
où l'œil ne voit plus
une force déblaie on est
dans cette force
on la nomme rire
pour faire court
il n'y a rien de drôle
juste une surprise brusque
d'être sorti en soi
happé par un vide
on le connaît
mais d'ordinaire il est fermé
le rire file dans cette part au-delà
après ce qu'on peut voir
avec les mots
le plus proche serait peut-être
le rire muet des carcasses et leur danse
une sorte de transe
jusqu'à plus rien que la lumière
ce n'est pas tomber à n'en plus finir
il n'y a pas de peur dans ce trajet
cette boucle imprévue ou spirale
jusqu'à la verticale du temps
ensuite ça se défait on voit de nouveau
coaguler les murs
revenir les mots
et l'ordinaire étroit du jour
***
on écrit sur ce retour
au bout du rire
il n'y avait pas de mots
on en est sûr
pas d'images ni souvenirs
on a seulement été d'un coup
désencombré d'être
comme tout en vrac hors
le linge sale d'une vie
ibid p.p.78/79
À notre tour de tenter l'expérience du "vide" pour mieux profiter de l'insolite du moment.
Je vous invite vivement à lire ou relire deux beaux articles rédigés à propos de l'auteur. L'un de Jacques Décréau, paru sur La Pierre et le sel, en 2011, sous le titre: Antoine Émaz, "une poète lucide". L'autre de Jean Gédéon, paru également sur La Pierre et le sel, en juin 2012, et intitulé: Antoine Émaz, une poésie de peu.
Bibliographie:
De l'air, d'Antoine Émaz, paru chez Le Dé bleu, l'Idée bleue, 2006
sur internet:
https://remue.net/cont/emaz.html
vendredi 2 octobre 2020
Andrée Chedid, un poème pour un temps impérissable
L'après
Alarmé par le dernier passage
Miné par l'Au-delà
L'homme crée et recrée
Un temps impérissable
Trace et retrace
Les pistes de l'Après
Ses vérités adverses
Éclairent ou massacrent
Ses credos ennemis
Illuminent ou dévastent
Voilé dans son mutisme
L'après
Demeure énigme
Et l'au-delà
Chiffré
in Territoires du souffle, poésie, Flammarion, p.169, 1999
Pour en savoir davantage sur l'auteur, ne manquez pas de lire ou relire les articles précédents dont vous trouverez les liens ci-dessous.
Bibliographie:
Andrée Chedid, Territoires du souffle, poésie, Flammarion, 1999
sur internet :
http://lintula94.blogspot.com/2018/11/andree-chedid-dans-la-forge-de-son.html
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/02/actu-po%C3%A8me-non-%C3%A0-la-barbarie.html
dimanche 27 septembre 2020
Mérédith Le Dez, le destrier du temps bleu
Destrier du temps bleu
aux marches sans forêt
éternellement assigné
la coupure de midi
aiguise sur le ciel
tes reins flambés
autrefois à l'ombre des arbres
oh suave légende
arquée de sueur vigoureuse
Destrier du temps bleu
indéfinissable cavale
d'un sourire
vers l'énigme
l'air sur ma robe
dessine des lierres de soleil
à l'épaule arrêtés
pour le signe du feu
sur la pierre
et plus secrètement
palpitante
l'algue réveillée
Destrier du temps bleu
dans le métal d'un matin
tout en armes
et piqueté d'aiguilles
et pudiquement corseté
il y a
odeur de fronde et neuves fougères
figé tout un sang prêt à bondir
aux cœur des flamboyants
et dangereuse
toute cette chaleur d'arbre trop vivant
et si moite en vérité
mal murée dans l'armure
in Chanson de l'air tremblant, Mérédith Le Dez, Éditions de la lune bleue, 2016
Fougueux destrier, surgi on ne sait d'où, tu as traversé d'un bond l'espace dans un tumulte fulgurant.
Un masque de poussière dissimulait ton visage. Le lecteur a eu à peine le temps de lever les yeux de son livre, que déjà tu avais disparu sur l'horizon.
Ainsi s'installaient autrefois les "grandes vacances"! Le rêve a un peu rétréci mais il sollicite encore le lecteur distrait, il suffirait de se laisser faire…
À lire ces mots de femme, je sens craquer mille et une barrières! "La chanson de l'air tremble sur ma robe" tandis qu'à l'ultime page du recueil, la vague verte du graveur balaye toute retenue!!!
vendredi 4 septembre 2020
Après tout un mois d'été à relire Christian Bobin
"Si vous me demandez quels sont les vrais trésors aujourd'hui, à l'heure qu'il est, à cette époque de ma vie, je répondrai: la patience et l'humeur bonne."
Ainsi s'exprimait Christian Bobin lors d'une interview accordée à François Busnel, parue dans le journal L'Express, le 11/02/2013.
"Il s'agit juste de faire un pas de côté, mais ce pas de côté fait que vous arrivez au paradis. Un paradis qui se trouve non pas ailleurs et demain mais ici et maintenant."
"Les paradis sur terre" sont choses bien gardées, ils se cachent souvent entre deux pages d'un livre. À nous de les y découvrir.
"Ceux-ci s'ouvrent en deux comme les fougères. Dans un dictionnaire du dix-septième siècle, on dit que les fougères portent, gravée sur leur racine, l'image d'un aigle aux ailes déployées. La vérité s'atteint toujours par un poème."
Assise devant mon écran, je me revois marchant, à l'automne, en forêt de Fontainebleau, en quête d'odorantes senteurs. C'est alors que l'auteur -décidemment contrariant- ajoute que "bien sûr la vie se moque de nos goûts"! Par bonheur, vingt pages plus loin, il avoue que "la vraie réponse c'est sans doute vivre simplement sans oublier de jouer. Les anges protègent les châteaux de sable, pas ceux de pierre."
Aussitôt, je revois mes enfants et leur père, bataillant contre la marée montante, afin de sauver leur énième château de sable de l'été!
Dans" Une bibliothèque de nuages" l'auteur qualifie ainsi la poésie: "On ne sait pas ce qu'est la poésie. On sait juste que c'est donner son sang aux anges qui passent."
En cette nouvelle année scolaire,réservons un peu de temps à la poésie et à ses bons anges!
Bibliographie: Christian Bobin, Un bruit de balançoire, folio 2019. Christian Bobin, Une bibliothèque de nuages, lettres vives 2006.
vendredi 28 août 2020
Le valet, selon Christian Bobin
vendredi 21 août 2020
Quand Christian Bobin, nous invite à changer de paysage sans bouger
vendredi 7 août 2020
Quand Christian Bobin évoque le poète japonais Ryokan
Regardant sa robe déchirée par des semaines de vagabondage, le poète japonais Ryokan écrivait :
" Rien dans ma poche. Tout pour la beauté du vent et de la lumière. J'ai dû faire une
erreur dans ma carrière"
Selon ce que l'on sait du poète Ryokan, né au Japon en 1758 et mort en 1831, c'est qu'il disait ne pas aimer la cuisine des cuisiniers, la calligraphie des calligraphes et la poésie des poètes nous précise Christian Bobin, qui ajoute que pour sa part "il ne croit pas à ce qu'on lui dit mais à la façon dont on le dit." :
Dans la hutte au toit de chaume
jambes étendues
je prends plaisir
au chant des grenouilles
de la petite rizière de montagne
Vivre pleinement de l'air du temps a toujours été l'apanage du poète. Christian Bobin y fait écho avec une délicatesse extrême :
" Celui qui attend au bout du quai de papier blanc et ne monte dans aucun train, seul dans la nuit étoilée - c'est celui-là qui écrit. Ce qui me fait vous écrire est une chose infime comme l'énigmatique sourire d'un ange".
Une belle occasion de nous souvenir de celui de l'ange de la cathédrale de Reims.
Bibliographie:
- Christian Bobin , Un bruit de balançoire, Folio, 2019
- https://www.babelio.com/livres/Taigu-Poemes-de-lErmitage/967351
vendredi 31 juillet 2020
Un jour, un poème, l'appel à vivre de Robert Sabatier
Entendre
L'appel de vivre écarte les rumeurs
Du temps sans rive. Écoute qui se tait.
Par lui s'exprime un tel espace d'être
Que l'arbre mort se reprend à verdir.
Les végétaux enfermés en nous-mêmes,
Eux, si discrets dans leurs tâches secrètes,
Sont oubliés. Heureux qui les sait vivre
Et les entend dans la nuit de son corps.
Mais qui reçoit le chant sinon la feuille
Au vent jetée, au feu du temps promise ?
Les yeux bandés, les oreilles de cire
Et la pensée ouverte comme grotte,
La main fidèle à cueillir, à servir,
Et qui se joue en écartant la branche.
Entends mon ongle : il pousse musical
Et mes cheveux font un bruit de forêt.
Qui nous parlait du brouillard solitude ?
J'appelle mort ce qui n'existe pas.
in Icare et autres poèmes, Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'aujourd'hui,
Seghers, p.124
Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous invite vivement à lire ou relire un bel article écrit par Jacques Décréau, en 2012, et paru sur la Pierre et le sel, sous ce lien:
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html
ainsi qu'un poème de l'auteur mis précédemment en ligne sur Le Temps bleu :
http://lintula94.blogspot.com/2018/05/robert-sabatier-une-danse-de-saison.html
vendredi 24 juillet 2020
Un jour un poème, Pierre Reverdy, La trame
Photo de Roselyne Fritel, été 2020.
La trame
Une main, d'un mouvement rythmique et sans pensée, jetait ses cinq doigts vers le plafond où
dansaient des ombres fantastiques.
Une main détachée du bras, une main libre, éclairée par la lueur du foyer qui venait de plus bas –
et cette tête innocente et vide qui souriait à l'araignée activant dans la nuit son chef-d'œuvre
inutile.
in La liberté des mers, Poésie-Gallimard, p.49, 2003
sur internet:
http://lintula94.blogspot.com/2017/01/pierre-reverdy-une-voix-dans-loreille.html
http://lintula94.blogspot.com/2018/08/pierre-reverdy-quand-on-une-fois-ouvert.html
vendredi 17 juillet 2020
Un jour un poème, Eva-Maria Berg, telle une brèche dans l'eau
immensité de beauté
lumière pure l'eau
porte encore
toujours la source
de la vie même privée d'hommes
immensité de froideur
lumière pure l'eau
avale non seulement le soleil
mais aussi le mouvement
immensité d'éblouissement
lumière pure l'eau
attire les yeux
et les laisse sombrer
in Une brèche dans l'eau, éditions pourquoi viens-tu si tard?, 2020, p.87
Eva-Maria Berg est l'heureuse invitée du Festival de Poésie, Voix vives de méditerranée en méditerranée, qui se déroulera, en ce mois de juillet 2019, à Sète.
Je saisis cette occasion pour l'en féliciter très vivement et lui souhaiter de belles lectures.
Vous trouverez plus bas différents liens à propos d'articles antérieurs, rédigés à propos de l'auteur et parus sur le Temps bleu, ainsi que le programme du Festival de Poésie de Sète, cet été 2020.
Bibliographie :
Une brèche dans l'eau, Eva-Maria Berg, éditions pourquoi viens-tu si tard ? 2020
sur internet:
http://lintula94.blogspot.com/2019/09/eva-maria-berg-bien-plus-quun-souvenir.html
https://lintula94.blogspot.com/2018/05/eva-maria-berg-avant-que-le-crayon-ne.html
http://lintula94.blogspot.com/2017/04/eva-maria-berg-et-olga-verme-mignot-les.html
http://www.sete.voixvivesmediterranee.com/Edition/Programme/
vendredi 10 juillet 2020
"Un futur sans poids", dernier hommage au poète Françoise Hàn
Il n'y a pas eu d'adieu
Le soir est passé
pareil à tous les soirs
comme s'il devait y avoir
un lendemain
les choses n'ont pas
murmuré entre elles
le sel de la terre
dans son filon
le sel n'a pas noirci
de la plaine à la mer
il n'y a pas eu de signe
à travers nuit
aucune fêlure
n'a rayé la faïence peinte
au-dessus de nos têtes
Quelqu'un
s'est éloigné dans l'invisible
l'a voulu sans doute ainsi
ne pas déranger
les milliards d'étoiles
aller son chemin
sans soulever la poussière
ne pas froisser le pli
du temps qui retombe
se dissoudre dans
l'ailleurs à jamais
sans y laisser de déchirure
Françoise Hàn, in Un été sans fin, éditions Jacques Brémond 2008
L'auteure, aussi discrète que passionnée, vient de nous quitter. Elle fréquentait régulièrement les allées du Marché de la Poésie, où je l'ai croisée à plusieurs reprises.
Son recueil, Un été sans fin, acheté sur le stand de Jacques Brémond, m'accompagne, depuis.
Le premier article écrit à propos du poète était intitulé Le vide est mon élan, il est paru sur La Pierre et le sel le 9 septembre 2013; le second intitulé, Il n'y a plus d'étoiles à atteindre, est paru sur Le Temps bleu, le 8 mars 2019. Vous trouverez plus bas, en annexe, les liens pour ces deux articles.
Vers
Aucun langage ne lui parvient
ni celui qu'échangent
la terre et l'eau
l'air et le feu
ni celui de la ville au petit jour
ni celui des vents de sable
sur les plus anciens déserts
pas même les mots perdus
dans les marges du poème
si longue soit leur errance
une figure de l'espace
s'est refermée sur lui
la suture
s'en est effacée
Parler de lui à la terre
où reste une empreinte
de ses pas
à la source qui garde
sous les eaux son image
à l'air qui s'est ouvert
devant lui
au feu son dernier élément
le dire dans la rumeur
de la cité au bord du fleuve
dans le vent qui passe chargé
d'années lointaines
dans les quatre directions de l'espace
et l'unique direction
de la flèche du temps
l'écrire pour que la page
se couvre du soleil
de sa présence
matins midis et soirs
de sa présence
pierres blanches
à chaque ligne en allée vers
l'inachevé du poème
un futur sans poids
ibid
Bibliographie:
Françoise Hàn, Un été sans fin, éditions Jacques Brémond, 2008
sur internet:
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/09/fran%C3%A7oise-h%C3%A0n-le-vide-est-mon-%C3%A9lan.html
http://lintula94.blogspot.com/2019/03/francoise-han-il-ny-plus-detoiles.html
http://www.m-e-l.fr/,ec,125
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/deces-de-la-poetesse-francoise-han/101591
vendredi 3 juillet 2020
Claire Malroux, une invite à sortir de nos grottes virtuelles
Parce que nous avons dormi
La tête sur la mousse
Dans les grottes des mots
Parcouru des labyrinthes
Les yeux sur les étoiles
Mais une boussole en poche
Piétiné des chemins d'ogre
Avec des bottes de Poucets
Penchés sur le plus fin caillou
Longé des ruches sans écouter
Le chant des abeilles
Derrière la grille
Plus pressant qu'une morsure
Piocheurs du vent
Nous aurons perdu notre route
Claire Malroux , Ni si lointain, Ligne d'Horizon, Le Castor Astral, 2004, p.38
Au sortir de nos grottes virtuelles", nous revenons à la vie avec ces poèmes décapants de
Claire Malroux.
L'auteur, qui fut aussi la talentueuse traductrice d'Emily Dickinson et de Wallace Stevens, nous
les offre, aiguisés à souhait:
Plutôt qu'endosser l'habit commun sauf
À en élargir les déchirures être lettre
(L'être) au monde qui ne nous écrivit pas
Ou si mal, avec tant d'incohérence
Lettre portée sur la peau
Incorruptible et codée (Le courrier
Du tsar ses yeux crevés trouant les blizzards
Hélait l'enfant mais l'enfant fasciné
Par l'histoire ignorait le message)
Là où il court maintenant, ni lettre ni
Pelisse pour franchir les glaces, plus de
Plume douce à la joue ni de gants pour
Descendre dans la glaise balayer
Les chiures de soie du cerveau éclaté
ibid p.59
Les saisons s'envolent
On va son chemin
À marche forcée
Certains matins qui sont des soirs
On lève la tête
La lune se dissout dans un lait bleu
On boit
Cette drogue douce
Pour alléger le poids du havresac
D'autant plus lourd qu'il se vide
Ne plus voir ne prouve rien
ibid p.60
Dans l'orage du silence
Comme dans la jungle des bruits
Les jardins s'abolissent
Les forêts brûlent
Les semences se perdent
ibid p.61
Certaines choses demeurent intactes, ainsi du vert qui envahit le paysage, du bleu d'azur et de l'or
de l'amitié, qui ravivent notre désir d'écrire et de partager nos découvertes.
Entre, ciel
Ne reste pas par-dessus les toits si bleu si calme
ou autrement
Ne t'arrête pas à la vitre ou à notre œil
content de réfléchir nos images nos soleils
nos solitudes
d'offrir serre à nos plantes et volière
à nos oiseaux
Ne garde pas le silence: entre ou plutôt
envahis-nous
descends dans nos poumons
assiège notre cœur
mets ta langue vierge dans notre bouche évidée
in Ni si lointain, Conversations, p.101
Bibliographie:
- Ni si lointain, Claire Malroux, Le Castor Astral, 2004
sur internet:
vendredi 26 juin 2020
Wallace Stevens, deux lettres comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble
Deux lettres
I
Lettre de
Même s'il y avait eu un croissant de lune
Sur la cime de chaque nuage dans les cieux,
Inondant le soir d'une lumière cristalline,
On aurait désiré plus encore – encore –
Un intérieur vrai auquel retourner,
Un foyer contre le moi, une obscurité,
Une quiétude où vivre la vie d'un instant,
L'instant de l'amour et fortune de la vie,
libre de tout le reste, libre par-dessus tout de la pensée.
C'aurait été comme allumer une bougie,
Comme s'appuyer sur la table, s'abriter les yeux,
Et entendre un récit qu'on désirait ardemment entendre,
Comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble,
Si l'un de nous parlait et nous croyions tous
Ce que nous entendions et la lumière, quoique pauvre, suffisait.
II
Lettre à
Elle désirait un jour de vacances
Avec quelqu'un pour parler sa suave langue natale
Dans les ombres d'un bois…
Ombres, bois… et tous deux en conversation,
Dans le secret de paroles
S'ouvrant dans le secret d'un lieu,
N'ayant rien à voir avec l'amour.
Une terre la tiendrait dans ces bras ce jour-là
Ou quelque chose de très semblable à une terre.
Le cercle ne serait plus brisé, mais clos.
Les lieux de distance loin
De tout finiraient. Tout se rejoindrait.
in À l'instant de quitter la pièce, Poèmes posthumes, (1950-1955),traduit de l'anglais et
préfacé par Claire Malroux, parus chez José Corti en 2006, p.p.115/117.
Nous éprouvons tous le besoin de reprendre nos marques après un si long confinement et ces
poèmes me semblent les bienvenus.
Leur auteur, Wallace Stevens, écrivait le 24 juin 1955 à Mrs.Church, une amie :
"Me voici de retour au bureau pendant quelques heures chaque jour, bien que je n'essaie pas de faire beaucoup plus que recouvrer ma concentration… J'imagine qu'il me faudra longtemps pour retrouver l'activité qui était la mienne avant de tomber malade.
(…) Ceci est la première longue lettre que j'ai écrite à quiconque depuis ma maladie. J'espère que le fait d'avoir pu écrire une lettre de cette longueur est un bon signe. Traîner dans des hôpitaux pendant deux mois semble détruire presque entièrement la plus faible capacité de concentration.
Sincèrement vôtre : Wallace Stevens.
Il devait mourir le 2 août suivant, nous laissant des poèmes tels que celui-ci :
Le poème qui a pris la place d'une montagne
Il était là, mot pour mot,
Le poème qui a pris la place d'une montagne.
Lui, respirait son oxygène,
Même quand le livre gisait à l'envers dans la poussière de sa table.
Il lui rappelait comment il avait eu besoin
D'un lieu à atteindre en suivant sa propre direction,
Comment il avait recomposé les pins,
Déplacé les rochers et frayé son chemin parmi les nuages,
À la recherche de la juste perspective,
Où il serait complet dans une complétude inexpliquée :
Le rocher exact d'où ses inexactitudes
Découvriraient enfin la vue vers laquelle elles avaient avancé,
Où il pourrait s'allonger et, contemplant la mer en bas,
Reconnaître son unique et solitaire foyer.
ibid Le Rocher, (1954) p.39
Confinés durant 52 jours, démunis et en première ligne face à un virus meurtrier, nous avons voulu croire en un avenir, quitte à le réinventer, chaque matin, en ouvrant un nouveau recueil de poésie et en vous le partageant.
À nous de vivre ensemble la suite des évènements avec la même attention et la même détermination.
Bibliographie:
- À l'instant de quitter la pièce, Wallace Stevens, Le Rocher et derniers poèmes, Adagia, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Claire Malroux, José Corti, 2006.
sur internet:
https://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/03/wallace-stevens.html
vendredi 19 juin 2020
Francis Ponge vu par Christian Bobin
Les ombelles
Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe: c'est plus doux.
Le soleil les attire et le vent les balance. Leur tige est longue et sans raideur.
Mais elles tiennent bien en place et sont fidèles à leur talus.
Comme d'une broderie à la main, l'on peut dire que les fleurs soient
tout à fait blanches, mais elles les portent aussi haut et les étalent
aussi largement que le permet la grâce de leur tige.
Il en résulte vers le quinze août, une décoloration des bords de routes,
sans beaucoup de couleurs, à tout petits motifs, d'une coquetterie discrète
et minutieuse, qui se fait remarquer des femmes.
Il en résulte aussi de minuscules chardons, car elles n'oublient aucunement
leur devoir.
in Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986, p.75
Christian Bobin, dans Un livre inutile, paru en 1992, parle en ces termes de l'auteur:
Le moineau Ponge s'est posé le 27 mars 1899 sur le rebord du monde. Il s'est envolé le 6 août 1988. Il a laissé sa chanson près de nous, dans la fraîcheur du soir. Sa lumière de chant pur.
Nous souffrons d'un manque chronique d'égards. Envers les autres, envers nous-mêmes.
Envers les choses, ajoutait-il. Ne les oubliez pas. Commencez donc par elles : petite lumière donne grand soleil. Léger flocon fait douce neige.
Dans son laboratoire d'enfance, il faisait tourner un abricot entre ses doigts – ou bien une crevette, un cageot, voire même un savon. Il faisait mieux que les considérer : il les envisageait.
Il leur donnait un visage inoubliable. Lumineux de silence. Sonore de clarté. Il était d'une si rare courtoisie que toutes les choses venaient à lui, certaines de n'être pas trompées. Il leur ouvrait ses bras. Il parlait à leur santé. Il leur donnait ses yeux, rincés de clair.
Un cœur insomniaque dans l'olive. Un cœur affolé dans la noix. Le chiffon rouge d'un cœur,
pour attraper les grenouilles d'encre: dans le seau de la page, comme elles s'agitent, les rainettes.
On soulève le couvercle et c'est une phrase verte qui surgit, une vérité qui saute aux yeux.
in Un livre inutile, L'élixir du Docteur Ponge, Fata Morgana, 1992, p.p.43/44
Sur l'enclume du songe, il martelait les mots. Les chevaux du langage, les vieux chevaux fourbus, il les ferrait de neuf.
ibid p.45
Par les temps qui courent qui d'autre qu'un poète saurait nous "referrer de neuf" ?
La mort gourmande venait parfois. Elle le serrait de près, comme elle fait avec vous, comme elle fait avec moi. Elle ne lui soutirait rien. Il était intransigeant là-dessus. Il avait cette élégance de retenir le pire pour lui et de n'offrir que le vif, le tranchant, le radieux.
ibid p.45
Il n'a pas rendu son âme à Dieu. Ce n'était pas son genre. Il a donné sa langue au chat qui n'en a fait qu'une bouchée.
ibid p.45
Merci , camarade. À toujours dans les livres. À partout sur la terre abondante.
ibid p.46
Pour clore cet échange, Francis Ponge, s'il était encore en vie, aurait très bien pu répondre ceci :
Dire les choses
Je propose à chacun l'ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l'épaisseur des choses,
une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu'opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de
paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu'alors enfouies. Ô ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots! (…)
in Le parti pris des choses, Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986.
Pour en savoir davantage sur Ponge et sur Bobin, je vous suggère vivement de lire ou relire, sur internet, les deux beaux articles rédigés par Jacques Décréau à propos de ces deux poètes, et parus sur La Pierre et le sel, sous le titre:
Francis Ponge, le problème de l'expression, et Christian Bobin, un regard émerveillé, articles dont vous trouverez plus bas les liens.
Bibliographie:
- Christian Bobin, Un livre inutile, Fata morgana, 1992
- Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/03/francis-ponge-le-probl%C3%A8me-de-lexpression.html
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/03/christian-bobin-un-regard-%C3%A9merveill%C3%A9-sur-le-monde.html
vendredi 12 juin 2020
Jacques Ancet, laisse tomber ce que tu portes
Une brume pâle remplace les choses. Une attente étroite, une peur.
La voix qui parle n'a jamais cessé de parler.
in L'âge du fragment, Une attente étroite, chronique, dessins de Jean Murat, 2016.
En deux lignes, le décor est dressé, semblable à l'un ou l'autre de ces moments si incertains, que nous
venons de traverser mais que la voix d'un poète n'a cessé d'accompagner.
Jacques Ancet, que j'ai pu approcher lors du Festival voix vives de méditerranée en méditerranée, à Sète, en 2016, reste l'un de mes préférés et celui qui me nourrit en toute occasion.
" Il y a cette voix, qui ne se tait pas mais est silence. Le langage et le corps habitent ce poème,"
et dès lors, il nous revient d'être simplement à l'écoute.
" Ensuite ne reste qu'un petit bruit, des fils tissés dans la lumière grise, une attente muette. Le pied touche le pied. De la bouche ne sortent que des mots sans suite : robinets d'or, pornographie…
Les doigts sont froids. Le jour cherche le jour."
" Dans l'image on n'entre pas. Elle reste en face, comme posée devant les yeux qui lui donnent
limites et profondeur. La beauté est cette distance infranchissable tissée de lumière et de vols qu'on
croient toujours pouvoir franchir. La main se tend, la bouche s'ouvre. Les doigts et les mots se con-
fondent. On n'y voit plus. On touche le murmure."
" Et maintenant ? Près du pied un petit rectangle lumineux. Je me raccroche à ce que je peux, dit-il. Aux images, aux titres, aux feuilles, à l'herbe. À rien de précis. Au souffle d'air qui passe. je regarde le Jour il me regarde. Qu'y a-t-il entre nous?"
Et si nous tentions à notre tour l'expérience? Relire sa propre vie ne s'apprend pas dans les livres même si tout nous y invite actuellement :
"En attendant, lève-toi.Ouvre les mains. Laisse tomber ce que tu portes. Ne garde que ta vie. Une brassée d'air. Et rien."
"Ton visage me revient dans l'obscur. Il ressemble à la lumière où brûlent tulipes et azalées.
Il fait la douceur et la soif. Il ouvre des espaces sans limites. Je suis perdu, mais j'aime cette perte :
c'est là que je te trouve."
"Ce que je vais dire m'attend. Mes mots me cherchent sans me trouver Une voix les murmure.
J'écoute, je cherche à la comprendre. Mais plus j'écoute moins j'entends. De grands arbres portent
le jour. J'avance entre leurs branches, leurs fleurs. Ne regarde pas, dit la voix, entre.
" La douleur ressemble à la douceur. Elles ont la même tombée de clarté et de nuit. On pourrait
presque les confondre tant elles habitent le visage, font luire les pommettes, creusent un peu plus les joues, laissent sur les lèvres un mot qu'elles ne prononcent pas. Elles ont une sorte d'abandon où les
mains suivent le cours des choses et tremblent."
" C'est là toujours. Ce qui me tient ne me lâche pas. Me laisse désemparé dans le jour bas. Avec
le bruissement du sang et, parfois, un cri comme venu de nulle part.
in Une attente étroite, L'âge du fragment, chronique, avec des reproductions de peinture de Jean Murat, 2016.
Ne manquez pas de lire ou relire également les articles indiqués ci-dessous parus précédemment sur Le Temps bleu et la Pierre et le sel.
Bibliographie:
- Jacques Ancet, L'âge du fragment, chronique, avec 4 reproductions de peintures de Jean Murat, aux éditions AEncrages &Co, 2016.
- http://jancet.blogg.org/
- http://lintula94.blogspot.com/2017/08/jacques-ancet-un-bord-sur-lequel-je-me.html
- http://lintula94.blogspot.com/2020/01/jacques-ancet-le-temps-dun-poeme.html
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/02/jacques-ancet-de-linfime-%C3%A0-limperceptible.html
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ancet
vendredi 5 juin 2020
Salah Stétié, en hommage à ce goût violent de la poésie
Le livre est écrit, achevé, l'ange a replié la montagne
Et seulement dans le jour finissant un homme
Debout dans la fluidité des arbres.
in Fiançailles de la fraîcheur, Méditation sur la mort d'une figue (extrait),
Imprimerie nationale Éditions, Collection La Salamandre, 2003, p.122
J'ai découvert la voix du poète libanais, Salah Stétié, en juillet 2013, à Sète, lors du "Festival des Voix Vives, de méditerranée en méditerranée".
Les notes, que je vous partage aujourd'hui, en hommage à l'homme qu'il fut, datent de cette toute première rencontre.
Nos travaux alimentaires sont souvent des impasses. Nous sommes dans l'expérience de la
parole, peut-être le plus grand des mystères. Ces ondes physiques qui traversent nos trompes
d'Eustache nous permettent d'aller plus loin dans la communication et nous aident à vivre et à
survivre.
Le lien avec la Méditerranée et la poésie est un pacte entre elles. La poésie est d'abord voyage.
Il y a les Phéniciens, Carthage, ou "lieu du pèlerinage " en phénicien, et toutes les villes qui
commencent par "Mars".
Ils étaient des caboteurs, qui suivaient les côtes, ils ont trouvé alors l'étoile polaire et l'ont gardée
sans se trahir pendant six siècles; les Grecs ne l'ont appris que par traîtrise.
Émerveillement puis désenchantement...car la Méditerranée ouvre l'espace nostalgique
d'un retour.
Ainsi dans L'Iliade et l'Odyssée, le livre noir, dont le mot grec a pour sens, le trouble, la
mésaventure et le péril du retour, les îles sont toujours des femmes.
Homère n'a pas été le seul certainement. Borges dit qu'Homère est aveugle parce que le monde de
la poésie est invisible. Il ne raconte pas ce qu'il voit mais ce qu'il tire de lui-même; il s'agit d'un
lieu sans lieu, où la poésie est la déroutée, la déchirée, la non-apaisée...Idée qu'affirme Héraclite.
La poésie est l'un et son contraire; il faut toujours avoir deux idées "l'une pour tuer l'autre" disait
Braque.
Que l'ivresse soit complète c'est possible en Méditerranée . La panique verbale était à
maîtriser, l'alexandrin est né à Alexandrie !
Ainsi le navigateur fut jeté par son propre vertige dans l'univers marin de la Méditerranée ! Il y
fondera un empire!
Le destin se place entre l'homme et son étoile. Le summum a lieu entre le 12ème et 13ème siècle,
en Andalousie, toutes cultures et religions jointes. Je suis nostalgique de cette Andalousie-là!
Le destin des miracles est de ne pas pouvoir durer. "Garder la mémoire" signifie méditer l'oubli !
La Méditerranée est la mer d'entre les terres. À Séville, chez Pierre Le Cruel, on ne parlait que
l'arabe, à Grenade, on ne parlait que l'espagnol parce que les princes n'épousaient que des femmes
espagnoles.
Le Liban était une Andalousie, 19 confessions y vivaient en harmonie…
Toute "Andalousie" serait - elle vouée à être perdue?
Or, rien n'est jamais ni perdu, ni gagné d'avance; l'excès d'expérience est le mode le plus
pernicieux de l'inexpérience!
Il reste à reconquérir ce sens, qui est un goût violent de la poésie!
Je suis heureuse de pouvoir partager avec vous ces notes, qui traduisent en mots l'engagement
du poète et de l'homme de grande qualité, qu'il fut.
Né en 1929, à Beyrouth, il fut par la suite ambassadeur du Liban à l'Unesco, aux Pays-Bas, et au Maroc, puis secrétaire général du Ministre des Affaires Étrangères.
Son œuvre fut couronnée de nombreux prix, notamment le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française, le Grand prix européen de poésie de Smederevo, et le Grand prix international des Biennales internationales de Liège.
Et pour en savoir davantage , je vous invite vivement à cliquer sur les liens ci-dessous, qui vous donneront accès à deux beaux articles, écrits à son propos par deux de mes plus fidèles amis, et mis
en ligne sur le blog de La Pierre et le sel, en 2011 et 2013.
sur internet:
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/10/salah-st%C3%A9ti%C3%A9-un-po%C3%A8te-multiculturel.html
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/04/salah-st%C3%A9ti%C3%A9-et-les-peintres.html
lundi 25 mai 2020
Claire Malroux, s'il existe encore des grottes de mots
Parce que nous avons dormi
La tête sur la mousse
Dans les grottes des mots
Parcouru des labyrinthes
Les yeux sur les étoiles
Mais une boussole en poche
Piétiné des chemins d'ogre
Avec des bottes de Poucets
Penchés sur le plus fin caillou
Longé des ruches sans écouter
Le chant des abeilles
Derrière la grille
Plus pressant qu'une morsure
Piocheurs du vent
Nous aurons perdu notre route
Claire Malroux , Ni si lointain, Ligne d'Horizon, Le Castor Astral, 2004, p.38
Au sortir de "grottes virtuelles", nous revenons à la vie avec ces poèmes décapants de Claire Malroux.
L'auteur, qui fut aussi la talentueuse traductrice d'Emily Dickinson et de Wallace Stevens, nous les offre, aiguisés à souhait:
Plutôt qu'endosser l'habit commun sauf
À en élargir les déchirures être lettre
(L'être) au monde qui ne nous écrivit pas
Ou si mal, avec tant d'incohérence
Lettre portée sur la peau
Incorruptible et codée (Le courrier
Du tsar ses yeux crevés trouant les blizzards
Hélait l'enfant mais l'enfant fasciné
Par l'histoire ignorait le message)
Là où il court maintenant, ni lettre ni
Pelisse pour franchir les glaces, plus de
Plume douce à la joue ni de gants pour
Descendre dans la glaise balayer
Les chiures de soie du cerveau éclaté
ibid p.59
Les saisons s'envolent
On va son chemin
À marche forcée
Certains matins qui sont des soirs
On lève la tête
La lune se dissout dans un lait bleu
On boit
Cette drogue douce
Pour alléger le poids du havresac
D'autant plus lourd qu'il se vide
Ne plus voir ne prouve rien
ibid p.60
Dans l'orage du silence
Comme dans la jungle des bruits
Les jardins s'abolissent
Les forêts brûlent
Les semences se perdent
ibid p.61
Certaines choses demeurent intactes, ainsi du vert qui envahit le paysage, du bleu de l'azur et de l'or de l'amitié, elles ravivent notre désir d'écrire et nous convient à partager nos découvertes.
Entre, ciel
Ne reste pas par-dessus les toits si bleu si calme
ou autrement
Ne t'arrête pas à la vitre ou à notre œil
content de réfléchir nos images nos soleils
nos solitudes
d'offrir serre à nos plantes et volière
à nos oiseaux
Ne garde pas le silence: entre ou plutôt
envahis-nous
descends dans nos poumons
assiège notre cœur
mets ta langue vierge dans notre bouche évidée
in Ni si lointain, Conversations, p.101
Bibliographie:
- Ni si lointain, Claire Malroux, Le Castor Astral, 2004
sur internet:
vendredi 22 mai 2020
Jean-François Mathé, ce qu'aucun mot ne saurait dire
Les semaines précédentes nous ont valu une expérience d'isolement total, que nous ne sommes pas prêts d'oublier.
C'était une saison que la douleur
accompagnait comme une brume,
dans les maisons, dehors,
dans l'eau que la soif n'appelait plus.
Nous retirions nos regards du ciel
sans les avoir emplis de bleu,
puis nous reposions nos mains sur les habitudes.
Les chats gris changeaient de sommeil
sans ouvrir les yeux.
Nous ne disions rien, de peur de trouver
pire que la monotonie du silence,
de peur de trouver
le couteau caché dans les mots.
in La vie atteinte, Rougerie, 2014, p.13
Tout du long de ces semaines, j'ai voulu que la poésie nous accompagne et nous soutienne. Je sais sa force et je lui fais toute confiance. Qu'elle nous permette de nous tourner vers l'avenir.
J'aime tout particulièrement le "presque" qui accompagne "la vie chantée", qui suit :
La vie presque chantée
Dans la maison des yeux fermés, on croit
à la lumière mais nul ne la voit.
Alors, aveugle, on ne sait si tel geste
qu'on fait pour saisir, saisit ou renverse.
Qu'importe après tout. Il reste le doute
qui ne laisse plus s'en aller les routes
toujours quelque part. C'est à lui qu'on doit
de n'être jamais celui que l'on croit,
mais celui qu'on cherche et parfois qu'on aime
quand on le rejoint au bout de poème.
Jean-François Mathé in La vie atteinte, Rougerie, 2014 p.39
Rechercher celui ou celle que nous sommes, au cœur de toute écriture, est une quête laborieuse, qui exige honnêteté et persévérance, mais elle nous vaut parfois un sursaut bienvenu de légèreté.
Nous deux dans notre amour, nous ne sommes
jamais très loin hors du monde, mais toujours assez
pour sentir battre derrière nous quelque chose comme
une porte. Un souffle la fermerait, et nous aurions vers
les trains, les navires, ces gestes de voyageurs sans bagages,
sans billet d'embarquement; ces pas légers de la danse ou du vacillement
qui ne s'appuient sur le sol que pour s'en délivrer. Nous deux sauvés, hissés
ensemble à bord du temps qui reste à vivre.
in Poèmes choisis, 1987-2007, Rougerie, p38
Toucher la rive d'un prétendu "déconfinement" nous laisse dubitatifs quant à l'avenir et là, où le vent n'a pas trouvé d'arbre, c'est bien nous qui tremblons d'une émotion de feuillage.
Toujours, j'ai cherché ce que le blanc des pages
disait de plus que les mots,
comment il les agrandissait
hors de l'encre qui les enfermait.
Et parfois, comme le silence de la neige
devient murmure, m'atteignaient les voix
de ceux qui étaient allés au plus loin
dans le secret du monde et
révélaient à voix blanche
ce qu'aucun mot ne saurait dire.
ibid p.41
La tendresse redevient soudain le chemin praticable, quand la confiance tarde à se rétablir. Faisons dès lors le décompte de tous ceux qu'il nous reste à aimer et disons leur combien leur présence a compté dans notre vie antérieure.
J'ai aimé l'oiseau
comme s'il avait été ton cœur
échappé de toi
pour faire palpiter l'azur.
J'ai longtemps regardé ses ailes
qui toujours s'ouvraient de plus en plus haut
sans déchirer notre amour
mais au contraire l'offraient visible
et plein en plein ciel.
Pourtant toi tu descendais la rue
et tu fermais ton manteau sur l'hiver
avant que l'oiseau revienne.
ibid p.35
Enfin, osons parler de cette paix relative à soi-même, discrètement fêtée chaque jour que dieu fait,
à petits coups de vin ordinaire.
Et pourquoi ne fêterions nous pas ensemble cet adoucissement même s'il n'est que provisoire ?
Je crois très fort en ces lectures, qui nous tombent à point nommé pour nous aider à reprendre souffle, avant même qu'un oiseau ne vienne soulever doucement le paysage du soir sans en renverser la lumière.
Bibliographie:
- La vie atteinte, Jean-François Mathé, paru chez Rougerie, 2014
- Chemin qui me suit, précédé de Poèmes choisis,1987-2007, paru chez Rougerie, 2011
- un entretien avec l'auteur mené par Pierre Kobel https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2018/05/entretien-avec-jean-fran%C3%A7ois-math%C3%A9.html
- http://www.m-e-l.fr/,ec,986