Port des Barques
lundi 29 février 2016
Liliane Wouters, en guise d'adieu
Apprenant par Poezibao, le décès de Liliane Wouters, survenu, hier, 28 février 2016, je m'empresse de lui rendre un dernier hommage avec deux de ses poèmes, parus dans Derniers Feux sur terre en 2014, chez Le Taillis Pré.
Il paraît qu'en mourant nous reverrons
le film accéléré de notre vie.
Je ne sais pas, je ne suis jamais mort
ou seulement un peu ce que je fus souvent.
Que reverrai-je à ce moment?
Sûrement pas les grands spectacles
D'un monde pris dans le chaos
mais les petits évènements
qui nous marquèrent au fer rouge
et qui brûlent toujours en nous.
in Derniers feux sur terre, Le Taillis Pré, 2014, p.33
Comment le dire simplement
sur les milliards d'instants de notre vie
presque tous sont des bulles
qui crèvent aussitôt.
D'autres – très peu – durent toujours
pris dans le fleuve qui nous porte
ils sont déjà l'éternité.
ibid p.34
La poésie fait partie de ces instants précieux gravés dans l'encre de nos mémoires, dont nous vous sommes infiniment reconnaissants, chère Liliane Wouters.
Pour retrouver l'article précédent sur l'auteur, il vous suffit de cliquer sur le lien indiqué plus bas.
sur internet:
vendredi 26 février 2016
Jacques Josse une ombre entre les draps de sa mémoire
De retour dans la lenteur de l'aube, sur une
route qui file le long du littoral, érafler l'herbe
rase, le sable, localiser deux blockhaus, n'en rien
dire mais retourner, sans cesse, les poches de nos
pensées perdues au creux des vagues, voire même
en-dessous, là où veille à coup sûr un souffleur,
un jeteur de mots tapi dans la position du péri
définitif, capable de nous inviter à l'oublier un
instant, de façon à ne pas rater l'éclat, la lumière,
le sourire de la femme allemande qui se balade
sur les bas-côtés.
in Hameau mort, avec des encres de Tanguy Dohollau, éditions Jacques Bremond, 2014, p.31
Jacques Josse s'est vu attribué, pour Hameau mort ,le Prix Louis Guillaume du poème en prose 2016.
C'est à Françoise Ascal, que je dois sa découverte. Elle me recommande son recueil, Les Lisières, paru en 2008, chez Apogée. L'un et l'autre ont en commun le même éditeur et de fortes attaches paysannes, qui font écrire à Françoise, en quatrième de couverture de son Des voix dans l'obscur : "frontière poreuse, entre soi et le paysage originel, entre la chair et les mots, entre les vivants et les morts...".
Jacques Josse, comme elle, est de ceux qui portent fiévreusement en eux leurs racines.
Dans Hameau mort, l'auteur dépeint un monde resté en marge, celui des exclus, ceux de son hameau natal mais aussi de la Bretagne profonde. On y vivote, on y meurt de cirrhose ou bien pendu dans sa grange. Les femmes choisissent souvent le puits. Le poète entreprend de redonner vie à tous ces personnages, issus de la mémoire collective.
Tanguy Dohollau, qui illustre ce livre, vit également dans les Côtes d'Armor. Il est le fils du poète Heather Dohollau, décédée en 2013, à Saint Brieuc.
Le ton en est bref, cinglant, inéluctable, tels ces deux poèmes du premier chapitre, Absente.
Elle n'a pas souffert, dit-il.
La lune s'est simplement posée sur son visage.
Tout est alors devenu blanc.
Ce fut une histoire de chambre, de blouse,
de piqûre...
L'infirmière l'a aidée à passer
pendant que vos phares balayaient la route,
les arbres, les talus
pour parcourir les trente kilomètres
qui séparent la maison de l'hôpital.
ibid.p.9
Son visage ne se découpera plus sur l'eau noire
de l'Élez.
Ce soir, entre ténèbres et bas-fonds, seul un chien
ivre à le cœur à boire du purin d'orties à petites
gorgées.
Elle, ensevelie dans sa tombe,
se souvient à peine de la couleur du marais et de
de la tourbe.
Allongée, morte,
paisible sous la terre,
occupée à coudre une à une les larmes de la
rivière,
elle confectionne une écharpe de deuil
pour serrer le cou du chien.
ibid.p.11
Louis Guillaume attendait du poème en prose : condensation, rapidité des images, et sobriété. Ce recueil réunissait donc toutes les qualités requises pour obtenir ce prix.
Jacques Bremond, l'éditeur, note pour sa part à la fin de Hameau :
"Ces bribes des temps disparus, des moments défunts, des morceaux de vies brisées englouties dans les creux des mémoires et des flots sur les landes mortes ont été enserrées sous une couverture de pur coton coloré, du Moulin de Brousses, dans la Montagne Noire audoise, réalisée à la main."
Les laissés pour compte de la vie trouvent là un accueillant linceul.
Jacques Josse, né en 1953, grandit à Liscorno, un hameau des Côtes du Nord – ainsi qu'on les nommait à l'époque. Ses personnages lui sont inspirés par des gens qu'il a connus ou croisés dans les cafés-bars. Dans chaque village breton, il y a au moins trois cafés-bars, sur la place entre la mairie et l'église.
Il travaille par la suite au tri postal, à Rennes, dans des conditions pénibles et tout en écrivant. Il commence à publier en 1979.
Peu de voix s'élèvent actuellement en poésie pour parler des laissés-pour-compte avec un ton si cru et si fraternel à la fois. Il pourrait tout aussi bien s'agir des habitants des cités ravagées des grandes banlieues.
En 2010, dans Journal d'absence, dédié à sa sœur défunte, il évoque ainsi ce travail de mémoire:
Désirant prolonger un périple entamé depuis
longtemps déjà, initié dès les premiers cahots
d'une enfance larvée, minée, caressée par les
mains tièdes du vent d'Ouest et par celles,
plus froides, de dieu, de l'alcool et des morts,
il rassemble des bribes, recolle les morceaux
d'une histoire tragique, essaie de trouver assez
de clarté en lui pour glisser une ombre entre les
draps de sa mémoire.
L'ombre recherchée n'a pas la teneur grise
de la sienne. Elle s'avère plus souple, plus
légère et surtout moins en prise avec la terre
boueuse qui recouvrait, dès novembre, une cour
de ferme où lui et sa sœur aimaient à s'attarder
les soirs de pluie. Cette ombre-là gambadait
près de lui. Elle avait les joues colorées et le
rire facile. Elle n'a désormais plus d'existence.
Elle est morte sans jamais dévoiler sa douleur.
Elle a tenu à partir en fumée en se mêlant
au vent jusqu'à devenir invisible et furtive.
C'est ainsi qu'elle s'est diluée dans la bruine
d'une fin d'après-midi, en mars 2004, dans
les environs de Saint-Brieuc, avant de se
perdre, pour de bon, dans le tumulte lumineux
d'un ciel du bord de mer.
in Journal d'absence, Éditions Apogée, 2010, p.p.9/10
Dans Hameau mort, une phrase de Thierry Metz, placé en exergue confirme la démarche:" Il va me falloir revenir d'où je viens."
L'homme au pilon offre ses restes d'arthrose
au soleil. Il fume debout près d'une faucheuse
rouillée. Devant lui, il y a la maison éventrée où
Eugène M., l'ancien-terre-neuvas, s'est pendu.
Depuis peu, poutres pourries et ardoises cassées
s'emmêlent et s'émiettent sous les ronces.
Entre deux taffes, il revoit l'encordé, poussant
une brouette sur laquelle était posé un fût rempli
de langues et de joues de morues conservées dans
du gros sel. Il rentrait tard par les fossés. Finissait
sa tournée en gueulant aux fenêtres que c'était sa
part de pêche, son quota de fatigue et de travail
pour rien qu'il se devait de distribuer aux gens
du hameau.
in Hameau mort, éditions Jacques Bremond. 2014, p.53
La fatalité mène en tout lieu la danse, la religion n'offre aucune échappatoire, seule la boisson apporte l'oubli. Quelques écrivains et poètes l'ont payé de leur vie, à l'heure où la solitude prend l'eau... J'ajouterai volontiers Armand Robin à ceux évoqués plus bas. La révolte est palpable.
L'envie d'aller servir un cognac à ses morts
et de filer au cimetière en creusant l'obscurité à
l'aide d'une lampe lui a traversé le crâne en une
seconde.
Autour de lui, le bois craquait, la nuit était
froide, la solitude battait des ailes. Seule une
ombre froissée sous terre semblait en mesure de
retaper le regard de cet homme qui, boitant,
descendait, fiole en poche, la route du bourg.
ibid p.19
Pris entre les remous et retenues, d'autres
dormants, ses préférés, fissurent des parois de
glaise et sortent dans la grisaille.
Ils les repère, leur emboîte le pas. Ils
zigzaguent sous les lampadaires. Ou près des
oyats, au ras des dunes. Ils font de grands gestes.
Sinuent des ruelles au port. Se nomment Corbière,
Elléouët, Lequier...
Ils portent des nuages, des bouteilles, des
livres – toute une misère – aux ordures.
ibid 27
Vision claire d'un semblant d'absence au monde, paru en 2003 chez Apogée, réunit les poèmes écrits
entre 1985 et 2001.
Lionel Bourg en rédige la préface : c'est de vivre dont il s'agit d'emblée, ou de survivre, de se bâtir un corps avec ce qui toujours échappe, et tombe, s'anéantit en un instant, ou, pareil à la nuit qui partout s'abîme, recouvre l'étendue d'un pays où la chienne fait bon ménage avec des voyageurs égarés.
L'écriture sert souvent à exorciser et survivre, mais dans un long entretien, accordé à Mathieu Brosseau, sur Le Sofa, dont vous trouverez le lien en annexe, Jacques Josse tient un discours plus dynamique :
Ce n'est pas la mort elle-même qui circule ainsi dans mes textes mais plutôt ceux qui ont
franchi la frontière et se trouvent de l'autre coté. J'essaie parfois à ma façon de leur faire changer de berge. Finalement cette rôdeuse aurait plutôt tendance à décupler mon envie de vivre.
Il y dit également avoir renoncé à écrire de la poésie. J'ai cependant retenu de son anthologie quelques poèmes, cités dans un ordre chronologique, qui affirment le contraire.Vous en jugerez par vous-mêmes.
Il y dit également avoir renoncé à écrire de la poésie. J'ai cependant retenu de son anthologie quelques poèmes, cités dans un ordre chronologique, qui affirment le contraire.Vous en jugerez par vous-mêmes.
demain
je me parlerais
d'une enfance bâtie
sur pilotis de paille
quand on jouait à réveiller
les morts avec nos doigts,
des odeurs de fruits rances
sur les lèvres, le verbe
branché sur le vent
des oublis.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde, Un jour plus d'autres, Éditions Apogée, 2003, p.34
L'emploi du conditionnel dans: demain je me parlerais, laisse entendre que le fait de témoigner est encore à venir et exigera une plus grande audace.
la nuit
sème du grésil
& des éclisses de lune
ou du ciel sous la nuque
du promeneur endormi sur un banc
puis, du noir dans les yeux,
ne tenant plus son cœur en place,
elle lui plante
le couteau rouge & or
du soleil dans le ventre.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde,p.39
Le sort en est jeté, le promeneur éventré se fait le chantre des désespérés.
le dos tourné à la Manche
& les talons rivés sur le bord
d'une falaise de granit rose
notre frère, l'écorché tiède,
se prépare à son tour
victime de l'épidémie
qui ravage le village
c'est ce soir
qu'il s'invente
un destin à la 22 long rifle.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde p.44
ici
quand
un homme
se mouche
dans un verre de bière
on entend rouler
des paquets de mer
sous sa langue
il évite le regard
de celui qui sait
tout sur sa croix
derrière le zinc.
ibid Fenêtres de sable, p.73
la vie
est devenue
froide comme un chien
de fossoyeur qui joue
avec des os sous terre
les yeux ouvrent le lac noir
que cachent des paupières scellées
du dehors au-dedans des rêves
plus personne n'ose
imaginer la danse mauve
du vent sur les tavelures
d'une peau de morte.
ibid Autres petits morts, p.88
Toujours des morts violentes, partout les mêmes blessures, les mêmes douleurs et s'il s'agissait d'une délivrance comme le laisse entendre la phrase de Jean Tardieu, mise en exergue à Il flâne: "Se disperser et se perdre n'est pas forcément une chose tragique mais peut-être une délivrance?"
Georges. Son visage est dans les mémoires. Sourire
d'algues, barbe grise. Rides tailladées au burin, casquette
collée sur le front, pipe au bec parfois...Avec ce trop-plein
de gentillesse au coin des lèvres et le cœur qui débordait
sans cesse. Il s'est pendu mardi soir. Sa femme a dit qu'elle
l'a trouvé vers vingt heures. Il était au-dessus de la porte
du garage. Ses jambes flottaient dans le vide. Elle a
d'abord coupé la corde avant de téléphoner aux pompiers
et de s'asseoir dans l'herbe.
ibid Il flâne, p.125
Au milieu des lilas, des roses, du sapin qui meurt et des
mouettes qui suivent la herse du voisin,
on le voit qui sort de l'ombre. Il avance en titubant. De
de temps à autre sort une fiole de sa poche, la porte à sa
bouche,
à l'écart, sans recul,
pratiquement au bout de la terre,
revenant du cimetière, marchant en costume noir sur la
route, avec le halètement des vagues dans la tête.
ibid p.127
Le long poème qui suit, intitulé Des étoiles dans le cœur, du nom d'un recueil paru en 1997, déborde de tendresse filiale à l'évocation de la mort de son père.
Il est tombé
le septième jour
du mois de septembre
je préfère dire
dans les fleurs – parce que
les pommes ça sera
pour plus tard –
personne
ne s'est douté
de rien, et même pas lui,
j'en suis sûr,
il est tombé, comme ça,
comme un oiseau qui perd
l'équilibre à cause des ailes
qui n'en peuvent plus de battre
l'air pour se maintenir
entre ciel et terre.
Son cœur a lâché la joie
pour l'ombre obscure d'un midi
qui s'est teinté de noir
Il a simplement eu le temps
de regarder le soleil, la ligne bleue,
un héron cendré près de la berge,
l'herbe haute, sans doute,
entre le talus et la rivière...
Il est tombé
comme une mésange,
un bouvreuil, une hirondelle
mais c'était un homme avant tout,
un père, un mari, un frère
à bout de souffle en fin d'été.
Une voix lointaine,
une vie fragile à l'autre
bout du fil
est venue nous prévenir,
elle n'a pas trouvé
de mots plus justes, plus doux
que cette comparaison avec l'oiseau
qui oublie de voler
pour atténuer notre douleur.
ibid Des étoiles dans le cœur, p.p.135/136
De la mort de sa mère, dans Linges rendus à la lumière fertile, il écrit ces vers d'une infinie délicatesse:
(...)
ne dis rien
des nuages délavés,
rien du cours
passé de la douleur,
rien
de l'utopie
que l'on ouvre
au couteau
pour en extraire
les iris mauves
d'un fantôme qui claudique
dans les couloir du vent
(...)
plus loin,
vers l'Orient,
les cendres d'une mère
flottent sur la rivière.
il reste
aux linges
taillés dans d'infimes
poussières
et mis à sécher
sur le fil de l'intuition
à devenir feuilles mortes.
ibid Linges rendus à la lumière fertile, p.142/146/147
Jacques Josse a l'art de faire re-vivre dans une fraternité pudique tous ceux dont on ne parle que rarement et qui croisent aussi bien nos routes.
Vous découvrirez en annexe sur internet les multiples aspects de l'écriture de l'auteur, qui a à son actif une bonne trentaine de livres.
Bibliographie:
- Hameau mort, encres de Tanguy Dohollau, Éditions Jacques Bremond 2014
- Vision claire d'un semblant d'absence du monde, Éditions Apogée 2003
- Journal d'absence, Éditions Apogée 2010
- Les Lisières, Éditions Apogée 2008
- http://www.lesofa.org/entretienjjosse3.html
- http://www.lieux-dits.eu/Tourne%20la%20page/jacques_josse.htm
- http://remue.net/spip.php?article6545
- https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/290814/un-anti-goncourt-avant-la-rentree-le-prix-loin-du-marketing-jacques-josse
vendredi 19 février 2016
Brigitte Baumié états de la neige
3
maison cocon
la neige monte aux fenêtres
un peu de ciel subsiste
lumière blanche et douce
le lit accueillant
où tu es nu
États de la neige, Color Gang édition 2011, p.11
Brigitte Baumié rédige, sous le titre de États de la neige, une suite de petits textes contemplatifs d'une grande sensibilité, qu'elle situe en pleine nature sauvage, dans un pays de grands froids et de lacs, où les étés sont brefs et la neige précoce.
Par petites touches intimistes, qui évoquent les haïkus japonais sans en être, elle analyse au quotidien les fluctuations d'une vie amoureuse dans ce décor blanc et feutré, dont le silence et la beauté masquent les failles .
D'un hiver à l'autre, ces États de la neige sont autant d'états du cœur avec leurs éblouissements, hésitations et désillusions.
Quatre gravures de Philippe Tardy, ainsi que quatre poèmes de facture très différente, illustrent chacune des quatre saisons. Ils précisent l'état de la neige : ci gèle, ci glace dérive, ci neige effacée, ci neige en attente, ci neige en suspens...
Rédigés dans un style télégraphique, sans le moindre article, ces poèmes résonnent à l'oreille sur un rythme saccadé, nous rappelant que Brigitte Baumié est également musicienne.
Hiver
ci gèle gît tu neige est fausse douceur
ci blanc gît bien sûr poudre aussi
ci blanc abstrait cristal
envolée poudreuse
ci-gît tu crois
tu peux marcher sur l'eau
ci neige mur vertical brûlant
pour perdre
se perdre
plus que neige enveloppe
ci-gît neige gelée au matin
in États de la neige, Color Gang édition, 2011, p.7
Elle a créé et anime, avec Michel Thion, poète, l'association Arts Résonances, auprès de sourds, dans l'Hérault.
Elle est présente, chaque été depuis sa création, au festival Voies Vives, à Sète, où elle anime des ateliers de création poétique et de lecture en langue des sourds.
On lui doit la première anthologie de poésie en langue des signes : Les mains fertiles, 50 poèmes en langue des signes, parue aux Éditions Bruno Doucey, en 2015.
21
vent
l'air épais de neige
ni jour ni nuit
des tourbillons de gris
laiteux et hurlant
la maison est île ou bateau
on prépare une soupe chaude avant de larguer les voiles
in États de la neige, Color Gang édition, 2011, p.20
5
sur la berge
on sait qu'au pas suivant on marchera
sur l'eau
la différence est imperceptible
la neige juste un peu plus
désordonnée
ibid p.12
47
laisser la neige se poser
un flocon sur ta main
juste voir cela
ibid p.33
53
nous avons laissé l'empreinte de nos visages
dans la neige légère
souffle retenu
ombres bleutées
plus denses avec le soir
nous observons ces visages à l'envers
s'emplir de nuit
ibid p.36
59
derrière la maison
à perdre haleine
dans la neige
ibid p.39
20
marchant dans tout ce
froid
l'émoi de ta chaleur
en moi
ibid p.19
62
avec les mots que tu dis
j'invente des histoires que je pose sur la neige
j'essaie de me débrouiller de ceux
que tu ne dis pas
ibid p.40
Nul besoin de lire ce recueil dans l'ordre établi. Chacun de ces états s'accorde ou non avec celui du lecteur. Il y vient et y revient à son gré, ce qui en fait un livre de chevet, qui offrirait juste:
des provisions
images
mots
silences
pour tenir l'absence
ibid p.41
De la taille d'une main, il peut se glisser dans une poche, couvre quatre saisons d'une vie et bien plus... Il ne se quitte plus, ne s'oublie pas davantage. Avec lui, tout en douceur, le cœur et la pensée voyagent.
Bibliographie:
- États de la neige, éditions Color Gang 2011.
- un entretien radio avec Brigitte Baumié sur RCF Isère : http://www.vanessacurton.fr/entretien-brigitte-baumie/
vendredi 12 février 2016
Anise Koltz l'alphabet du silence
Dans chaque pierre
une maison
rêve d'exister
in Un monde de pierres, Arfuyen 2015, p.9
Anise Koltz, à quatre-vingt-huit ans, reste la grande voix de la poésie luxembourgeoise, avec qui j'ai eu le plaisir d'échanger suite à deux articles rédigés pour La Pierre et le sel, en 2011 et 2012.
Son récent recueil, Un monde de pierre, nous régale d'une écriture, qui a conservé tout son mordant, son humour et sa profondeur.
Comme le visible
reste invisible
J'ai inventé
la seconde
la troisième vue
ibid p.96
Forte de ces atouts, elle arpente ce monde de pierres, où il n'est pas bon de perdre ses repères.
Dans chaque vie
il y a une autre vie
Je suis née
et pas née
Ma mort
n'a ni fin
ni commencement
ibid p.10
Ma naissance n'existe pas
c'est un nombre
qui ouvre le ventre de ma mère
comme un coffre-fort
Ma mort n'existe pas
c'est un mirage
j'ai existé avant moi
le temps m'a plagiée
Avec le ciel et l'enfer
sous mes ongles
je marche
vers mon inconciliable éternité
ibid p.p.10/11
Rebelle dans l'âme et ne mâchant pas ses mots, elle demeure sans pitié pour sa mère, la mort et elle-même. Par contre, elle s'acharne à déchiffrer les signes de cette longévité en écriture et tous les autres signes de vie, qu'elle choisit de désigner.
Le Nil
connaît son parcours
Nous aussi suivons la voie
inscrite en nous
La source de nos paroles
est dans le murmure de l'eau
Comme le fleuve
nous passons
tout en demeurant
ibid p.76
Les anciens Égyptiens
couvraient les murs
de leurs chambres funéraires
de signes écrits
J'inscris mes expériences
sur les panneaux de silence
de ma chambre
Des ébauches d'images
sont gravées sur mes rétines
comme un héritage ultime
Contenant testaments
et prophéties
ibid p.77
Le réel ne lui échappe pas mais elle s'autorise le rêve.
Tant de choses passent
que je ne sais assumer
Combien de fois
devrai-je renaître encore?
Personne ne connaît
mon cosmos intérieur
Les paradoxes
les rébellions de mes profondeurs
Mon présent
est déjà passé
Mes rêves
suspendent des filets nébuleux
dans l'espace
ibid p.81
Chaque poème, écrit sur le ton du monologue intérieur, invite le lecteur à faire sa propre introspection.
Mon passé est la réponse / à la question du futur affirme-t-elle, telle la résistante qu'elle a été dans sa jeunesse.
La mort naît
avec chaque vie
La terre promise
est restée sans promesse
Je m'associe aux pierres
délirant au soleil
Comme elles
je suis une constellation
perdue
dans l'univers
ibid p.80
Bien que sans illusions, elle s'avère "une illusionniste" géniale :
Chaque matin
après lui avoir brossé les ailes
Je range mon ange gardien
dans le placard
ibid p.106
Si chacun en faisait autant, la vie serait plus légère! Le mieux serait de lire Anise Koltz, comme on avale un gin tonic, avant de regarder le monde en face.
La nuit roule
sur les toits
Les signes s'effacent
la cicatrice de naissance s'ouvre
Chaque rupture
est un nouveau recommencement
une nouvelle alliance
Pour exister
nous avons besoin
d'ailes solides de rapace
ibid p.111
Aux rapaces, il faut des ailes mais aussi du souffle, ce vent du nord, soulève et dynamise celui ou celle qui n'a jamais rêvé assez loin!
Le miracle poétique s'accomplit magnifiquement sous nos yeux.
Je t'ai retrouvée
pierre différente des autres
Je t'ai rechargée de mon sang
prête à mourir
pour te garder en vie
ibid p.152
Approche-moi
enfant inapprochable
Je t'avais désapprise
mais tu as éclaté à nouveau
en mon corps clairvoyant
Réglant mes saisons
changeant mon sang
De toi
jamais je ne guérirai
ibid p.153
Bibliographie:
deux précédents articles de Roselyne Fritel sur la Pierre et le sel:
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/11/anise-koltz-dans-linsurrection-du-verbe.html
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/anise-koltz-soleils-chauves.html
une maison
rêve d'exister
in Un monde de pierres, Arfuyen 2015, p.9
Anise Koltz, à quatre-vingt-huit ans, reste la grande voix de la poésie luxembourgeoise, avec qui j'ai eu le plaisir d'échanger suite à deux articles rédigés pour La Pierre et le sel, en 2011 et 2012.
Son récent recueil, Un monde de pierre, nous régale d'une écriture, qui a conservé tout son mordant, son humour et sa profondeur.
Comme le visible
reste invisible
J'ai inventé
la seconde
la troisième vue
ibid p.96
Forte de ces atouts, elle arpente ce monde de pierres, où il n'est pas bon de perdre ses repères.
Dans chaque vie
il y a une autre vie
Je suis née
et pas née
Ma mort
n'a ni fin
ni commencement
ibid p.10
Ma naissance n'existe pas
c'est un nombre
qui ouvre le ventre de ma mère
comme un coffre-fort
Ma mort n'existe pas
c'est un mirage
j'ai existé avant moi
le temps m'a plagiée
Avec le ciel et l'enfer
sous mes ongles
je marche
vers mon inconciliable éternité
ibid p.p.10/11
Rebelle dans l'âme et ne mâchant pas ses mots, elle demeure sans pitié pour sa mère, la mort et elle-même. Par contre, elle s'acharne à déchiffrer les signes de cette longévité en écriture et tous les autres signes de vie, qu'elle choisit de désigner.
Le Nil
connaît son parcours
Nous aussi suivons la voie
inscrite en nous
La source de nos paroles
est dans le murmure de l'eau
Comme le fleuve
nous passons
tout en demeurant
ibid p.76
Les anciens Égyptiens
couvraient les murs
de leurs chambres funéraires
de signes écrits
J'inscris mes expériences
sur les panneaux de silence
de ma chambre
Des ébauches d'images
sont gravées sur mes rétines
comme un héritage ultime
Contenant testaments
et prophéties
ibid p.77
Le réel ne lui échappe pas mais elle s'autorise le rêve.
Tant de choses passent
que je ne sais assumer
Combien de fois
devrai-je renaître encore?
Personne ne connaît
mon cosmos intérieur
Les paradoxes
les rébellions de mes profondeurs
Mon présent
est déjà passé
Mes rêves
suspendent des filets nébuleux
dans l'espace
ibid p.81
Chaque poème, écrit sur le ton du monologue intérieur, invite le lecteur à faire sa propre introspection.
Mon passé est la réponse / à la question du futur affirme-t-elle, telle la résistante qu'elle a été dans sa jeunesse.
La mort naît
avec chaque vie
La terre promise
est restée sans promesse
Je m'associe aux pierres
délirant au soleil
Comme elles
je suis une constellation
perdue
dans l'univers
ibid p.80
Bien que sans illusions, elle s'avère "une illusionniste" géniale :
Chaque matin
après lui avoir brossé les ailes
Je range mon ange gardien
dans le placard
ibid p.106
Si chacun en faisait autant, la vie serait plus légère! Le mieux serait de lire Anise Koltz, comme on avale un gin tonic, avant de regarder le monde en face.
La nuit roule
sur les toits
Les signes s'effacent
la cicatrice de naissance s'ouvre
Chaque rupture
est un nouveau recommencement
une nouvelle alliance
Pour exister
nous avons besoin
d'ailes solides de rapace
ibid p.111
Aux rapaces, il faut des ailes mais aussi du souffle, ce vent du nord, soulève et dynamise celui ou celle qui n'a jamais rêvé assez loin!
Le miracle poétique s'accomplit magnifiquement sous nos yeux.
Je t'ai retrouvée
pierre différente des autres
Je t'ai rechargée de mon sang
prête à mourir
pour te garder en vie
ibid p.152
Approche-moi
enfant inapprochable
Je t'avais désapprise
mais tu as éclaté à nouveau
en mon corps clairvoyant
Réglant mes saisons
changeant mon sang
De toi
jamais je ne guérirai
ibid p.153
Bibliographie:
- Un monde de pierres, Arfuyen 2015
deux précédents articles de Roselyne Fritel sur la Pierre et le sel:
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/11/anise-koltz-dans-linsurrection-du-verbe.html
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/anise-koltz-soleils-chauves.html
vendredi 5 février 2016
Patrick Laupin chacun est seul comme le soleil est seul
La main secourable
Mais sache nous n'étions pas triste
nous ressentions seulement l'intuition muette
jusqu'à l'inaudible
et comme il est difficile d'écrire
quand vous ne reconnaissez plus rien
de ce que vous savez aimer
dans votre être tout s'élide
et reste ce trait vague d'intermittence au cœur
ou la pluie qui témoigne comme une parenthèse
infinie, ouverte
un couloir de plein vent, un trou d'irréalité
des choses coutumières et psalmodiées en vain
et au plus indolore de soi une chose essentielle
brûlante de mystère et d'énigme simple
demande le nom qui la délivre
Nous en trouvions l'issue seulement
après bien des naufrages
dans ce presque gisant linceul
des blessures de la mémoire
et l'inertie d'une lettre muette
comme une chose
inutile et froide
jetée à terre
Et puis chacun est seul comme le soleil est seul
et un grand trait de distinctivité pure
éclaire dehors les feuilles d'arbres
Le ciel est alors le signe même de l'espérance
car il semble indifférent à jamais
à notre peur naïve d'atteindre
et dans ce ciel tout chavire si vite
des heures d'ancienne gare qui font mal
un visage derrière la vitre
des maisons mortes comme si ce n'était rien
cette amertume sans histoire qui descend
effeuille vague après vague la consonance froide
et coupe en plein cœur le passage
Et l'on regarde les arbres ajourés de blanc
la galerie ruinée des rotondes
l'eau goutte à goutte sur les feuilles
le tocsin têtu des choses
dans le tremblement presque muet de l'air
et le corps d'instinct désaccordé aux choses
Comme si nous ne retrouvions plus la porte secrète
de notre propre manière de ressentir
on reste à l'extrémité des choses et du geste
dans une périphérie gelée & enclose
On passe des heures à écouter sans mot
le hiéroglyphe de la pierre
ou la version italique des arbres
qui ne connaissent pas ce sentiment natal
d'être en prolongement de soi
Puis la migration visible des grands ciels
où se réfracte étrangement
en coupole opaque de blancheur
le bruit des mots qui s'endorment
On s'égare dans le ravin du monde
on n'aime rien que l'irradiante opale du vent
le chemin sous les arbres et le respir du souffle
le miracle du ciel vide
deux mains qui se rejoignent loin
Presque une plénitude de ce vide et de ce rien
personne ne dénoue les heures
la prodigalité de la lumière est seule
Et la découpe oblique des chenaux sur le ciel
presque trop bleue tranchante
de sa masse irradiante pourtant d'un seul aplat
jetée par la main mystérieuse et froide
avec rien que la grande pureté salubre
de la pluie lointaine
Et se voit toute la vision de l'air
qui semble appeler je ne sais quelle voix
comme implorer très seule dans ce las mystère
d'attendre quoi
On a envie de dire Salut soleil Mais on se tait
et le grand rire naufragé des intelligences
qui passe au parapet du rythme
encore plus près du ballast d'un monde physique
qu'aucune incarnation ne l'a jamais dite
Et la lumière dorée sur le mur ocre du chagrin
fait comprendre si vite que tant de jours
s'abolissent sans secours
dans cette lente irradiation du monde blanc
où le langage se défait mot à mot lettre à lettre
Et l'on murmure de mi-voix seul
de peur d'être entendu ou bien montré du doigt
comme un fou un homme invraisemblable
de toucher au dénuement du monde muet
qui tremble en soi
Et puis chaque trait d'encre sort du néant
comment ne le voyez-vous pas
comment n'entendez-vous pas
ce qui vient à pas vivant
Mais vous ne pourrez noyer ma tristesse
ma tristesse seule d'être humain
in Œuvres poétiques, tome I, La rumeur libre, Corps et âmes, éditions La rumeur libre 2012, p.p.84 à 87
On chavire tête la première dans ce poème, happé par son souffle épique dans une spirale d'irréversible solitude. Qui osera tendre la main secourable?
Noir mais superbe, ce texte mérite qu'on le lise jusqu'au bout, qu'on s'en imprègne, qu'on le vive de l'intérieur et y revienne. Le déferlement des images, leur âpreté en font un témoignage bouleversant. L'être humain y affronte une à une ses contradictions mais, à l'image du soleil, il n'en cesse pas moins de resplendir.
Étrangement la blancheur est partout présente dans cette anthologie : celle de la lumière blanche ingouvernable, couleur d'opale, que l'on mendie, celle de la pluie criante de blancheur et de la longue nuit blanche que l'on quitte pour s'asseoir face au soleil, la voix par la fatigue devenue blanche. Le bleu, l'ocre et le jaune alternent avec cette frêle blancheur du blanc et ces maisons jaunes dans le soleil.
Derrière un halo de blancheur farouche, il n'est que l'homme qui soit triste de naissance, mais quelle audace pour en parler !
Le texte précédent a été publié pour la première fois en 1993, le suivant en 1985; l'auteur a choisi de ne pas respecter la chronologie lors de la publication récente de ces anthologies I et II. Le ton et l'inspiration restent les mêmes.
Nous avons longé la nuit. Sans nous retourner. Derrière nous la rive. Toi. Moi.
J'ai conservé l'odeur de tes tempes. Le noir de tes cheveux. Un peu de ta salive et de ton sang.
Comment désormais oublier. Avancer. Avec tout ce que nous avons laissé derrière nous.
Sans nous retourner. Je suis un peu de ta salive et de ton sang. Qui coulait. Un peu de ta voix.
Où je revenais. Dans ta gorge serrée. Et qui parlait. Je ne suis pas lavé de toutes ces fuites, de
tous ces abandons, quand nous partions dans la nuit, toi et moi, poussés par la peur. Je suivais
tes yeux. Le jour ne venait pas. Nous éloignait. La douleur est restée derrière nous. Un peu de
gris reste attaché au souvenir de tes yeux. Je ne sais plus avancer. Aujourd'hui remuer les
débris de tout ça, de tout ce ciel étouffé dans ma voix. Tout ce qui lentement su nous déchirer,
nous gagner. Comme ces branches ces fougères que nous frôlions des doigts, du visage, en
marchant.
Quelques images demeurent là-bas, tournoyantes, ensoleillées. Les brumes matinales roulant
au fond du val, ces grands vols de colombes, beiges et blancs, au-dessus du lavoir. La terre ocre
ravinée par les pluies, l'éboulement des sols, la bruyère et l'éclat de la rocaille comme un
incendie soudain des voix. Ces pierres refermées sur elles-mêmes, lavées du sommeil. Et le
bruit de ton pas, enseveli dans cette terre compacte de nuit, d'oubli. De tes deux mains
encerclant mes genoux, dans ces gares où la voûte transparente gelait les étoiles. L'immobile est
venu sur ton visage renversé, sur ton sang et sur tes lèvres. Pour ne plus parler. Je garde
quelques lettres de toi. Sans que tu ne me voies jamais errer, ni me perdre. Le silence de ces
matinées. La fenêtre. La faïence pâle de la cuisine...
in Œuvres poétiques, tome II, Ces moments qui n'en deviennent qu'un, Autobiographie blanche, La rumeur libre, 2012, p.p.61/62
Pour mieux comprendre cette œuvre, il faut savoir l'attachement viscéral du poète à la région minière des Cévennes, où vécurent et travaillèrent nombre des siens jusqu'à la fermeture des exploitations. Deux mondes constamment opposés, nature méridionale baignée de lumière et labyrinthes souterrains, s'affrontent en lui.
La blancheur s'impose pour contrebalancer la présence de la mine, l'obscurité redoutable de ses galeries, la permanence des dangers qu'engendre le métier.
La même blancheur accueille aussi la remontée du mineur au grand air, à la lumière, à la vie et vaut d'être célébrée.
Dans la préface de son livre, Les visages et les voix, Le chemin de la grande combe, Patrick Laupin s'en explique:
La cité des mines fut pour moi ce lieu des signes. Aujourd'hui encore les sensations
d'alors interviennent comme rythme d'ouverture et de fermeture de mes propres perceptions.
Comme s'il me fallait déchiffrer, traduire, cette blancheur évasive des choses inécrites.
Lorsque l'intuition a fini momentanément de résonner en nous, nous sommes momentanément
libres. Je crois qu'enfant, j'ai pressenti le courage et la fatigue, le corps écrit, le retour du
nocturne, et le bonheur du jour, toute cette impassibilité muette de matière amoncelée en eux
tel un cœur mystérieux de l'univers. Là où la présence transmet l'énergie vibrante d'un langage.
Là où au-delà de l'ordre inversé du monde existent des histoires vraies, d'uniques, de secrètes
paroles.
(...)
Je crois que j'écris parce que j'ai pressenti ce continent muet, quelque chose d'insondable,
d'inexprimable et qui m'arrive dans la vitesse du langage à fleur de peau. Au moment où
l'intuition de la vie est ressentie la plus forte, tout le langage semble faire défaut.
Mais c'est alors que naissent les mots si nous avons la patience de croire et d'attendre.
(...)
in Les visages et les voix, Cadex Éditions, 1991, p.p.17/18
Nourrie de ce passé à la gravité douloureuse, l'écriture de Patrick Laupin prend toute sa profondeur.
Elle rejoint la voix d'autres auteurs, tel Jorge Semprun dans L'Écriture ou la vie, qui, évoquant tout autre chose que la vie des mineurs, décrit ce que peut être une vie vécue dans le sentiment constant de l'imminence de la mort: "Personne ne peut se mettre à ta place, pensais-je, ni même imaginer ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Personne ne peut imaginer à quel point cette singularité gouverne sourdement ta vie: ta fatigue de la vie, ton avidité de vivre; ta surprise infiniment renouvelée devant la gratuité de l'existence; ta joie violente d'être revenu de la mort pour respirer l'air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l'immensité de l'avenir.
Patrick Laupin est l'auteur d'une œuvre dense et prolifique, qui couvre plus de 593 pages de poésie et de proses pour les tomes I et II de Œuvres poétiques. Il a reçu, à l'occasion de la sortie de ce livre, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres, en 2013. Il était l'invité du Festival Voies Vives à Sète en 2014. Il vient de se voir attribué le Prix Kowalski 2015, pour son recueil, Le dernier avenir.
Sur le rabat de couverture de ce dernier livre, l'auteur précise: "Je m'intéresse à la lecture et à l'écriture, tout autant qu'au travail avec les autres, depuis le jour où j'ai réellement compris et ressenti que les voix des autres qui parlaient en nous nous donnaient vraiment quelque chose de mobile et recréateur."
Le style et la mise en page sont tout autres, le ton reste vigoureux. Un dessin d'enfant, placé en couverture s'intitule, tel un cadeau, La Confidence. La première page se lit comme une déclaration d'amour à la voix de la poésie:
Tu es venue à moi et je t'ai aimée tout
de suite Un langage comme une barque,
crécelle, boite à musique, un théâtre
d'ombres, un manège ou un kiosque Un
langage qui m'a fait chercher toute ma
vie qui était derrière la chair parlée des
choses Qui était vivant dans les petites
lettres sous la rature et leur mur ébloui
d'infini La vie n'est pas une option et
on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre
fil sans mémoire Je suis resté celui qui
t'attend L'éternel étudiant des voix qui
persuadent et qu'on ne traduit pas J'ai fait
porte étroite de mes rêves à la passion des
ponts du soupir Je pourrais même donner
des dates à mes intervalles et longs
silences Un nom à cette chambre entre
le rêve spontané et ton corps Un parfum
têtu de chèvrefeuille au nu de tes épaules
À la manière des amants
in Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015, p.11
Ces pages libérées, rédigées comme un testament, mais germes d'espoir, semblent écrites pour être lancées à toute volée. Beauté et bonté – très franciscaines – nous tiendront lieu de conclusion. Leur souffle, dispersé par un brise bienveillante, fera longtemps écho.
(...)
Je rêve, passant le portail, à un Livre
Style allègre, vif, vocabulaire souple,
intense Un mode direct d'approche Un
moi non composé Chose fluide qui laisse
planer les ailes de l'inspiration L'esprit
prendre son envol Intact Un surplis
végétal qui rende la sève et la différence
entre l'ébauche et le règne Nous tel
qu'on sera à la seconde suivante si on
passe C'est la fin de la clause du mal des
Ténèbres Tous ces jadis naguère "Si tu
me touches Je m'isole" Maintenant je
prends au sérieux l'habitude des gens
qui se taisent tellement ils se demandent
si quelque chose existe vraiment
Maintenant tu n'es plus là Je fais silence
"Si tu souffres je te cache"
Les mots ne sont pas précieux par le
seul sens qu'on leur donne mais par
la différence qu'ils marquent entre
plusieurs moments de la vie. Ma vérité
tiendra toujours un peu à l'hélice rose
des moulins du matin, des prières du
vent, à la vétusté des choses sur l'étal
d'un bazar, l'écorce d'érable ou de
tilleul, les ballots de laine, coton, soie
allégée, fichu par côté Et ton long
soupir d'épaule pour monter la pente
Je ne crois pas en dieu mais au divin
J'ouvre la porte J'entre Le cou gracile
des anémones s'incline en vrai sourire
et invite les oiseaux à franchir la fenêtre
Ils entrent et font mine de comprendre
ils disent que pour écrire il faut être
ensemble se rassembler et ne plus avoir
peur Faire confiance et deviner qu'une
âme c'est quelque chose qui tombe
(...)
ibid p.146/147
Bibliographie:
- Œuvres poétiques, tomes I et II, La Rumeur libre, 2012
- Les visages et les voix, Le chemin de La grand-Combe, Cadex éditions, 1991
- Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015
- pour en savoir plus sur le poète: http://www.larumeurlibre.fr/auteurs/patrick_laupin
- http://www.lr2l.fr/actualites/patrick-laupin-laureat-du-prix-kowalski-2016.html
- http://www.franceculture.fr/emissions/du-jour-au-lendemain/patrick-laupin-0
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