Port des Barques

Port des Barques

vendredi 27 décembre 2019

Robert Sabatier, la passion de la poésie

 

         Attente du prince

         J'attends le prince aux limites du monde
         Car l'invisible a dérobé mon nom.

         Auréolé, le front ceint d'une étoile,
         Il me dira les ères d'où je viens.

         Nous partirons, nous serons les orfèvres
         de la nature en nos pas ciselée.

         J'inventerai des chants pour quatre lèvres
         Et tout le jour nous y vivrons noyés.

         Accompagnés des animaux lucides,
         De la licorne et du cheval volant,

         En tête iront ma tristesse et mon prince,
         Moi je suivrai, les mains pleines d'oiseaux.

         Il me dira, plus fluide qu'une rime,
         mon nom futur, celui d'astre accompli.

         J'entrouvrirai mes mains pour qu'il y dorme,
         O belle barque où Dieu naviguera.

                                    *

        Je le pourchasse au-delà du miroir,
        Je suis la nuit, son espoir insensé.

        Suis-je le fruit de l'arbre qui voyage
        Ou bien la fleur des végétaux futurs ?

        Je me situe à la gauche du prince,
        Ma place est là dans l'ombre de son cœur.

        Comme un bouffon, je me noue et j'espère
        Un seul sourire à la pointe du jour.

        Ou je deviens un dais qui le protège
        Quand les pumas déchirent le soleil.

        Je me divise en mille et mille obstacles
        Pour l'ennemi qui rôde sur son front.

        Ma main dessine un palais pour qu'il vive
        Dans une fable où l'impossible est mort.

        Et s'il voyage, alors je suis sa voile
        Et son escale et son tapis volant.

                                      *

        Mes floraisons sont ses métamorphoses,
        Ma vigilance a le goût d'une fleur.

        Il m'a fallu pour inventer la rose
        Vivre mille ans d'un silence total.

        Pour mériter le Parfum, je dus prendre
        Tous les flocons des neiges de l'Asie.

        J'ai divisé mon unique poème
        En cent jardins de pétales et d'ors.

        J'épuise en vain les cascades, les sources
        Pour la fraîcheur d'un instant de ses jours.

        Je lui dédie un faon bleu qui s'apprête
        A traverser la montagne et mon corps.

        Je l'invoquais dans de froides cavernes
        Et je l'espère en ce monde nouveau.

        Je suis l'errant qui va de siècle en siècle
        Vers l'âge d'homme en attendant le prince,

        Chantant, chantant tous ses exploits durables
        Sans le secours des autres galaxies.

        in Les châteaux de millions d'années, Robert Sabatier, par Alain Bosquet,
        Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1978, p.p.p.106/107/108

Cette longue ode, je la dédie, en ces temps de fête, à tous les poètes et fidèles lecteurs du Temps bleu.
Et j'y joins, pour conclure, un poème du même auteur, qui célèbre allègrement les roses de la vie :

         Rose rose

         La rose morte avait pris pour mission
         De refleurir. L'ai-je trempée dans l'encre
         Où dans le sang ? La voici rose rouge
         Comme ce point posé sur l'avenir
         Et qui regarde un serpent sans alcool.

         Mon territoire est semé de ces roses.
         Chaque moment vécu, dans cent mille autres
         Veut refleurir. Qu'importe ! Étant nuage,
         Je peux pleuvoir. Étant l'aigle, je monte.
         Étant serpent, je rampe. Étant poisson,
         Je nage au fond, tout au fond de moi-même
         Et je regarde un peu de moi couler.

         Encre est mon sang si j'écris cent fois rose
         en respirant mon poème futur,
         Je suis grisé. Espace, emporte-moi
         Car je ne suis qu'un vieil horticulteur.

         Et je murmure en parcourant ma vie
         Et mes jardins le nom d'une autre rose
         Que je tairai, car ma fleur est discrète
         Et je ne suis qu'un troisième pétale.

         ibid Les poisons délectables, éditions Albin Michel 1965, p.98

Bibliographie:
  • Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1978.





   

vendredi 20 décembre 2019

"Dans l'enclos des heures" notre voyage ressemblait à un songe



 À l'approche des fêtes de noël, dans l'enclos des heures, je vous propose ces trois textes d'auteurs, à lire comme une invite à la méditation :



          Je pensais à tout ce que l'on ne pouvait saisir – les reflets de la lumière sur l'eau faisant
          comme des cristaux, la course des nuages, la naissance de l'aube. Je pensais à tout ce qui
          a de la valeur à défaut d'avoir des mots. Le langage ne pouvait tout couvrir et j'y voyais la
          raison de sa beauté. Je pensais au silence comme à une défaite. Il fallait baisser nos armes
          et embrasser la terre qui nous portait. Je pensais que le monde m'avait encore ouvert une
          petite porte sur la liberté. Je n'avais pas de la chance, j'avais ma chance. Je comparais
          l'existence à une lave chaude et dorée, coulant sous nos peaux, nous rendant sacrés. Je
          n'avais plus peur de perdre mon amour. Il me semblait posséder déjà un passé qui formait
          un rempart face au danger. Nous n'étions pas uniquement en vie, nous étions à l'intérieur de
          la vie, dans ce qu'elle avait de plus beau et de plus incertain, de plus fragile et de plus puissant.

          in Appelez-moi par mon prénom, roman de Nina Bouraoui, Stock, 2008, p.112

      
                       La joie pure

          Lorsque ma vie au continent futur
          Abordera – ma longue et douce vie,
          J'aurai des rats dans ma cale, des rêves
          Devenus vie au fond du bâtiment.
          Simple est le vent sur la mer, et simple
          Est mon regard offert à l'avenir
          Car j'ai la foi de ces êtres qui doutent
          Et poésie est ma verte espérance.

          Des mots sacrés survolent mon silence
          Toute ma vie est un cri retenu.
          Pourquoi mourir ? – le temps de la mort même
          Est la racine où je porte les dents.
          Or moi, de terre et tout de nuit vêtu,
          Je peux survivre aux îles, aux naufrages.

          Je tends au ciel mes bras comme des rames
          Mon bateau glisse et les terres s'entrouvrent
          Comme des cœurs où je plonge mon feu.

          Les goélands se poseront sur moi,
          un continent naîtra de ma parole.
          Simple est mon nom – je suis une caverne,
          une main d'homme où l'homme peut dormir.

          in Les poissons délectables, Robert Sabatier par Alain Bosquet,
          Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, 1978, p.p.94/95

         

              Et en effet, quand j'étendis la main dans le paysage comme celui qui veut savoir s'il pleut,
           je connus en même temps la fraîcheur de l'air et la résistance des murs lointains, que j'avais
           crus plus légers que des pétales d'œillet ; je froissai, avec leur parfum véritable, des feuillages
           que mon regard avait fondus aux brouillards de l'aube et je posai des pas assurés sur une
           prairie qui ne m'avait paru d'abord avoir d'autre existence que celle d'une plage vert tendre
           mangée par l'ombre mauve d'une colline.
            Je frappai à une porte qui ne donnait accès à nul fiévreux couloir, mais à l'enclos des heures
           les meilleures et les plus choisies, à un plateau de plein air habité seulement de quelques
           enfants assis sur des murs bas couleur de pain.

           in Le miroir ébloui, poèmes traduits des Arts, Jean Tardieu, Gallimard, 1993, p.47


         Bibliographie:

  • Nina Bouraoui, Appelez-moi par mon prénom, Roman Stock, 2008
  • Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Les poissons délectables, Poètes d'aujourd'hui, Seghers 1978
  • Jean Tardieu, Le miroir ébloui, Gallimard, 1993

vendredi 13 décembre 2019

Hélène Cadou, pour ne pas ébrécher le soir

 
         là-bas
         derrière les tentures
         de la pluie

         dans ce pays rouillé
         où les chemins
         creusent la peur

         il m'arrive
         de remettre mes pas
         dans les tiens

         le temps
         a l'épaisseur
         des boulangeries de l'enfance

         les souvenirs
         lèvent à chaud

         circulaire
         est l'éternité
         sous la lampe.

         in L'Innominée, Il y aura des temps sans le temps, éditions Jacques Brémond,1983.

L'émotion nous saisit dès les premiers mots, l'auteur, Hélène Cadou, s'adresse à son époux René-Guy Cadou, poète, décédé en 1951 à l'âge de 31 ans.
Sous nos yeux, les souvenirs lèvent à chaud et tournoient sous la lampe ...

Le contraste entre la grande douceur du visage de cette femme et la force de vie, qui rayonnait d'elle, était frappant.

Écrire à blanc était devenu, chez elle, une arme de survie.

         écrire

         creuser
         cet espace neutre
         où tu échappes
         au tout venant
         des mots

         où la parole
         prend place
         dans un dénuement
         si avare

         que la fenêtre
         y fulgure
         sans appel.

        ibid

Pour ne pas ébrécher le soir, elle inventait mille ruses. Elle touchait du bois pour que demain ne trahisse aujourd'hui, elle priait l'armoire aux ancêtres de livrer ses secrets et, tandis que le  jour tremblait et que le dernier livre tombait en poussière, elle s'interrogeait : tiendrai-je jusqu'à demain pour dire ce qui jamais ne sera dit ?

        une lampe
        qui se prend pour le soleil
        jubile
       à perte de voix

       ce soir
       recueille
       ce qui fut dit
       aux creux des sources

       le temps
       file sa laine
       pour quel linceul ?

      blanche est l'heure
      d'avant
      le cri
 
     rouge
     la joie
     dernière.

     ibid

Qu'il nous soit donné à nous aussi, en cette période de fêtes,  le rouge de la joie !


Bibliographie:

  • L'innominée, avec des encres de Jean-Jacques Morvan, éditions Jacques Brémond, 1983


sur internet:

vendredi 6 décembre 2019

Jean Tardieu, l'autre jour j'écoutais le temps qui passe


                       IV

         Le temps l'horloge

         L'autre jour j'écoutais le temps
         qui passait dans l'horloge.
         Chaînes, battants et rouages
         il faisait plus de bruit que cent
         au clocher du village
         et mon âme en était contente.

         J'aime mieux le temps s'il se montre
         que s'il passe en nous sans bruit
         comme un voleur dans la nuit.

         in L'accent grave et l'accent aigu, Plaisantineries, Le temps l'horloge p.84

Le carillon de deux horloges rythmait les heures de mon enfance. Mon père en remontait religieusement le mécanisme. Je le regardais faire tout en pensant que je ne voudrais surtout pas d'horloges dans ma propre maison!
J'ai pourtant deux pendules, qui marquent l'heure d'un chant d'oiseau, bien qu'il me suffise de regarder le ciel pour savoir, plus ou moins l'heure… un "plus ou moins", qui sied à ma nature créole!

                         II

                  Que et Que

             (Testament léger)

        Je sais que j'attends que l'heure
        s'ajoute à l'heure et m'enlève
        je ne résisterai pas.

        Sur les prés et sur les dunes
        les poulains les goélands
        auront leur part de vitesse
        de lumière de repos.

        Enfin je ressemblerai
        à ce qui m'anima, dès
        l'origine de ma vie :
        moitié soleil moitié ombre,
        victorieux et défait.

        ibid Plaisantineries, Que et que p.82

Du poète, nous gardons, Jacques Décréau et moi-même, un très chaleureux souvenir: lors d'une des soirées poétiques données dans la toute première "maison de la Poésie", sise sur les terrasses d'un bâtiment élevé sur "le trou des Halles", nous étions arrivés à l'avance, assis au premier rang, nous attendions que débute la lecture, quand un grand et bel homme s'approche et se penchant vers nous, main tendue, articule :  "Jean Tardieu", en serrant la nôtre avant de s'assoir à nos côtés.


         Le petit optimiste

         Dès le matin j'ai regardé
         j'ai regardé par la fenêtre :
         j'ai vu passer des enfants.

         Une heure après, c'étaient des gens.
         Une heure après, des vieillards tremblants.

         Comme ils vieillissent vite, pensai-je !
         Et moi qui rajeunis à chaque instant !

         in Le fleuve caché, Monsieur monsieur ( 1948-1950) p.127

Jean Tardieu avait aussi ce  côté "bon vivant" qui faisait le charme de sa personne et de son écriture.

         Conseils donnés par une sorcière
                       (à voix basse, avec un air épouvanté, à l'oreille du lecteur)

          Retenez-vous de rire
          dans le petit matin !

          N'écoutez pas les arbres
          qui gardent les chemins !

          Ne dites votre nom
          à la terre endormie
          qu'après minuit sonné !

          À la neige, à la pluie
          ne tendez pas la main !

          N'ouvrez votre fenêtre
          qu'aux petites planètes
          que vous connaissez bien !

          Confidence pour confidence :
          vous qui venez me consulter,
          méfiance, méfiance !
          On ne sait pas ce qui peut arriver.

          ibid p.132

S'il vous arrivait d'avoir le spleen à l'entrée de l'hiver, faites une cure revigorante d'humour, grâce à la poésie de cet auteur. Un grand merci à l'amie de longue date, qui m'a réclamé du Jean Tardieu !


         Les logements

         Ce qu'on entend à travers les plafonds,
         ce qui vient des étages profonds
         n'élève pas, ne baisse pas le ton :
         gravement, les paroles bourdonnent,
         le feutre tombe sur la bouche qui chantait
         sur l'eau qui dans les cuisines coulait
         sur tout ce qui se délivre et résonne.

         Terrons-nous dans ces antres de laine
         enveloppons notre rire et nos cris :
         il ne faut pas que le jour nous entraîne
         vers les lieux où le monde bondit !

         ibid  Accents (1932-1938), Le citadin, Les logements,  p.21


         IV

         Sonate

        Plus rien entre le ciel et moi sinon le temps!
        Je ne suis nulle part ailleurs que dans les ailes
        invisibles de l'air qui battent faiblement
        sous l'espace noyé par sa pluie éternelle.

        Quel secret demander à ce désert savant ?
        Quel secours sinon lui, quelle heure sinon celle
        qui s'arrête!... La feuille est veuve de tout vent;
        il suffit d'écouter et d'attendre comme elle.

        Nul pas ne reviendra sur ce champ spacieux;
        tout est déjà mémoire au front calme des dieux
        et pour être plus près de leur lointain silence,

        ouvre en toi-même un flot égal à ce qui fuit,
        sans regret, sans espoir et sans autre présence
        que ce cœur encore lourd d'immémoriale nuit.

        ibid  Le Fleuve caché, Poésies 1938-1961, Dialogues à voix basse, Nuit (1942-1943), p.70

                 III

        Petite flamme

        Petite flamme t'éteindras-tu ?
        – Oui s'il pleut s'il vente

        Et s'il fait beau ?
        – Le soleil suffit, rien ne brille

       Et s'il fait nuit ?
       – S'il fait nuit, dort tout le monde
       On n'y voit goutte.

       Donc à la fin, de toute manière
       la petite flamme s'éteint.

       in Plaisantineries (Quatre airs légers pour flûte à bec), Petite Flamme p.83

Jean Tardieu décédera le 27 janvier 1995, à Créteil, nous laissant sa verve et son humour.
Ses œuvres ont été traduites en de nombreuses langues étrangères.
Ne manquez pas de lire ou relire un bel article écrit à son propos par Jacques Décréau pour le blog La Pierre et le sel.

Bibliographie:
  • Le fleuve caché, Poésies 1938-1961, Gallimard, 2002
  • L'accent grave et l'accent aigu, Poèmes 1976-1983, Gallimard, 2002
Sur internet: