Port des Barques

Port des Barques

vendredi 28 février 2020

Marilyne Bertoncini, la mémoire vive des replis


          Ainsi

          dans d'autres temps      jadis
          j'ai vécu d'autres vies
         et c'était déjà moi
         j'étais pourtant une autre

         je rebrousse le temps au fil de l'écriture
        le rêve me ramène au flot des leurres
        où se réverbère le monde

        mémoire vive des replis
        où se cache la vérité

       in Mémoire vive des replis, Marilyne Bertoncini, éditions pourquoi viens-tu si tard? 2018, p.67

 Maryline Bertoncini réveille un passé endormi, assez semblable à celui que chacun d'entre nous
 porte en lui, depuis l'enfance.

         Te souviens-tu des Antipodes ?

         La cour de la maison et son étroite plate-bande
         les grosses têtes roses et bleues veinées de blanc des hortensias

         et les tendres rhododendrons
         brocard de velours sourd contre le mur de briques noires


                                         ro do din dron
                                         tous mes souvenirs reviendront

                                                        *

         On habitait rue Blanche
         et la façade aux briques peintes obéissait modestement

         Dans un angle de la cour très haut sur son long cou de balai :
         la Tête de Loup

         Elle chassait les araignées
         impossible de deviner si quelqu'une s'y trouvait encore

         On frissonnait de doux effroi

         ibid p.p.50/51

 Le poète se révèle être aussi un photographe chevronné. Plusieurs de ses textes sont illustrés de photos, gros plan de feuilles, d'écorces, de matières et tissus, superbement transfigurés par la prise de vue.

 Le poète nous donne également quelques conseils de survie pour le monde à l'envers :

         En nageant jusqu'au bout de ton rêve
         tu parviens
         outre la porte des songes
         sous les algues flottantes du sommeil

         dans l'aurore de blancs coquillages

                             *

         Là comme aux tout premiers temps
         les choses espèrent être
         dites
         et dans l'attente d'un destin
         balbutient d'éphémères formes

                              *

S'il nous venait encore une quelconque nostalgie, souvenons-nous que toute poésie reste une mère bienveillante, qui veille sur ceux qui l'approchent.

Bibliographie:

  • Mémoire vive des replis, de Marilyne Bertoncini, texte et photos, paru aux éditions pourquoi viens-tu si tard ? 2018
sur internet:

https://www.recoursaupoeme.fr/marilyne-bertoncini/

vendredi 21 février 2020

Hommage à Marie-Claire Bancquart



         Dormeuse

         Le chat de la maison n'a jamais vu la mer.

         L'horloge cesse sans raison
         de marquer l'heure
         comme si elle était noyée.

         Malaise
         des choses familières.

         Je tiens à bout de bras
         d'inusables demandes.

         La femme que j'invente en moi
         souffre peut-être entre mon corps et la galaxie.

         in Rituel d'emportement, Opportunité des oiseaux, Poèmes.1969-2001,
         Obsidiane & le Temps qu'il fait, 2002, p.131

Marie-Claire Bancquart nous a quittés le 19 février 2019. Je vous propose de lire ou de relire quelques-uns de ses textes, à l'occasion du premier anniversaire de sa mort.

Il fut un temps où cette grande dame accueillait, en toute simplicité, visiteurs et poètes dans la toute première Maison de la Poésie, créée en 1983, sur les terrasses du précédent forum des Halles.
Jacques Chirac, alors maire de Paris, était à l'origine de sa création, sur une idée de l'éditeur et poète Pierre Seghers et du poète, Pierre Emmanuel. Ce lieu demeura ouvert au public jusqu'en 1995.

         Paroles de morts

             Sous l'occupation de la vie, nous avions nos heures heureuses. Nous disions groseille à 
         maquereau, pour que notre bouche s'emplisse d'acide, et nous disions profond amour pour y
        croire, le temps de dire. Il y avait des cueilleurs de jujubes, des successeurs de Couperin, des
        passionnés de timbres, des téléviseurs encastrés. On ne frappait pas toujours au grand portail,
        qui ne s'ouvre pas.
             N'importe : libérés, on est mieux. On roule sans essence, on s'arrache les plaquettes de
        poèmes, on se tait comme des graines. Ces fêtes nous sont prêtées par nos successeurs. À leur
        tour sous l'occupation de la vie, c'est avec douceur qu'ils nous offrent (du fond de leur doute)
        leurs impossibles.

        in Rituel d'emportement, Opportunité des oiseaux, Poèmes. 1969-2001,
        Obsidiane &Le temps qu'il fait p.135

Une bonne dose de gourmandise et d'humour, tempérée parfois d'une once de gravité, accompagne cette écriture.
Le lecteur, qui pourrait se sentir parfois dérouté, a tout à gagner à persévérer.

          Hors

          Infinitive et douce
          parole de forêt
          vendange des sucs dans la terre.

          Entre résine et sang
          le soleil attendri des feuilles
          filtre un long rêve sur ces verbes
          dont on chuchote
          sans passé ni futur
          un acte sans défaut :
          boire
          vivre
          joindre son corps aux aiguilles de pin.

          Couché à moitié hors de soi
          on est une seconde d'arbre heureux.

          in Rituel d'emportement, Opéra des limites, Poèmes. 1969-2001
          Obsidiane & Le temps qu'il fait, p.151



         Question

         Je te donne
         les rayures du chat
         le soleil en éclats sur la montagne maigre

         tout ce que j'ai autour de nous

         qui ne m'appartient pas
         sinon par un écho de la terre commune.

        Un jour j'aurai à dire :
        en ce monde
        je ne verrai plus ton visage.

       Parole d'impasse

       fondamentale insoumission
       de la nature à l'homme.

       Je voudrais bouturer mon œil
       fragmenter
       enfoncer un peu dans l'humus

       récolter vingt regards

       t'habiter
       d'une voyance interminable

       in Rituel d'emportement, Opéra des limites, Obsidiane & Le temps qu'il fait, 2002, p.161

Pour clore cette brève présentation, je citerai ce vibrant témoignage de l'auteur, qui donne sens à toute une vie d'écrivain :

            J'écris seulement pour parler de la vie, de l'amour, de la mort, de la révolte. Ce n'est pas tout.
       Ce n'est pas tout. Ce n'est pas rien non plus. Heurter l'impossible; mettre de l'énergie en mots; en
       donner peut-être à quelques hommes, même dans le dénuement.

            On reste en poésie, après s'être rendu compte qu'elle ne transgresse jamais toutes les limites,
       qu'elle ne change pas toute la vie. On a une nouvelle fois souffert du très relatif, du très éphémère
       qui est dans notre corps. Mais, en faveur du très précieux qui s'y trouve aussi, on a pris la
       résolution d'aller toujours.
           On a vieilli.
           On écrit pour cerner. Pour réclamer, pour célébrer. Pour déranger.
          
           ibid Qui voyage le soir, Inédits 2001, p.324

Bibliographie

  • Rituel d'emportement. Poèmes. 1969-2001, Obsidiane & Le Temps qu'il fait, 2002

sur internet:

vendredi 14 février 2020

Jean Debruynne, j'irai les pieds nus jusqu'à l'inconnu



         Quand un oiseau fait le printemps
         il n'en dit rien à l'antenne
         ni aux journaux, ni à l'écran.
         Il ne fait rien pour qu'on l'apprenne.

         Quand un oiseau fait le printemps
         il ne fait que rendre la justice
         et il le fait le cœur battant
         sans tirer aucun bénéfice.

         Quand un oiseau fait le printemps
         il fait à lui seul des merveilles.
         Il refait le monde en chantant
         et même, il fait des jeunes avec des vieilles.

         Il n'en tire aucune gloire
         et pourtant, depuis tout le temps,
         le monde a toujours feint de croire
         qu'un oiseau ne fait pas le printemps.

         in Divers et de Printemps, Jean Debruynne, Le Nouvel ATHANOR, 2020, p.20

La voix de Jean Debruynne, résonne de nouveau dans ce recueil posthume, tout récemment paru.

         Sous tes cheveux, y a des saisons
         sous tes lèvres, y a deux pêches
         sous ton front, y a ta maison
         et sous tes yeux y a de l'eau fraîche.

         ibid p.25

Les mots allègres et généreux que sont les siens, nous poussent à regarder l'autre et à oser aller à sa rencontre.

         Un visage
         est de passage
         au joli mois de mai.
         J'irai donc désormais
         marcher sans chaussures
         jusqu'à ma blessure.
         J 'irai les pieds nus
         jusqu'à l'inconnu.

         ibid p.27

Car dit-il la vie, la mort et le malheur dorment aux mêmes cimetières :

         Petits marchands de la misère
         commerçants de tout et de rien
         vendeurs d'étoiles et de poussières
         le cœur caché sous un vaurien.

         La rue leur fait la grande école.
         Un peu de rire est leur repas.
         Ils sont ingénieurs en bricole.
         Ils font cinq danses en quatre pas.

         Ils emploient des mots qu'eux seuls disent.
         Ils voient ce qu'il ne faut pas voir
         mais la nuit, la lune est assise
         sur le coussin de leurs yeux noirs.

         ibid p.32

 Les mots, ici, disent souvent bien davantage que ce que nous prétendions savoir :

         Les mots sont des paysages.

         Les uns ont des dents
         les autres, des baisers.
         Les uns rentrent dedans
         les autres sont blasés

         Mais tous sont des visages.

         Ils ont des yeux pour ne pas voir
         des oreilles pour ne pas entendre
         des consonnes qui ne veulent rien savoir
         et des voyelles pour être tendres.

         Les mots sont des mots d'usage.

         ibid p.35

À nous de goûter à ces mots fervents de l'homme de foi et du poète que fut Jean Debruynne et à en faire bon usage autour de nous, afin qu'un jour la paix ouvre la danse aux justices et aux libertés !


Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous invite vivement à lire l'article paru précédemment sur le Temps bleu.
http://lintula94.blogspot.com/2016/10/jean-debruynne-un-audacieux-pionnier-de.html

Bibliographie:
  • Divers et de Printemps, textes de Jean Debruynne,  Le nouvel Athanor, 2020

vendredi 7 février 2020

Saint John-Perse pour la musique et l'élégance du verbe


                                     1

      C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
      De très grands vents en liesse par le monde, qui n'avaient d'aire ni de gîte,
      Qui n'avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
      En l'an de paille sur leur erre… Ah! oui, de très grands vents
      sur toutes faces sur toutes faces de vivants!

      Flairant la pourpre, le cilice, flairant l'ivoire et le tesson,
      flairant le monde entier des choses,
      Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d'athlètes, de poètes,
      C'étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
      Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses…

      Et d'éventer l'usure et la sécheresse au cœur des hommes investis,
      Voici qu'ils produisaient ce goût de paille et d'aromates, sur toutes places de nos villes,
      Comme au soulèvement des grandes dalles publiques.
      Et le cœur nous levait
      Aux bouches mortes des Offices. Et le dieu refluait des grands ouvrages de l'esprit.

      Car tout un siècle s'ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d'étranges désinences :
      à bout de cosses, de siliques, à bout de choses frémissantes,
      Comme un grand arbre sous ses hardes et ses haillons de l'autre hiver,
      portant livrée de l'année morte;
      Comme un grand arbre tressaillant dans ses crécelles de bois mort
      et ses corolles de terre cuite –
      Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine,
      face brûlée d'amour et de violence où le désir encore va chanter.

      "Ô toi, désir, qui vas chanter..." Et ne voilà-t-il pas
      déjà toute ma page elle-même bruissante,
      Comme ce grand arbre de magie sous sa pouillerie d'hiver :
      vain de son lot d'icônes, de fétiches,
      Berçant dépouilles et spectres de locustes; léguant, liant au vent du ciel
      filiales d'ailes et d'essaims, lais et relais du plus haut verbe –
      Ha ! très grand arbre du langage peuplé d'oracles, de maximes
      et murmurant murmure d'aveugle-né dans les quinconces du savoir…

      in Saint John-Perse, Œuvre Poétique, Vents I, La Pléiade, p.p 179/180, édition de décembre 1986.

L'auteur, Alexis Saint-Leger Leger, naît à la Guadeloupe en 1884, sur un îlet au large de la Pointe-à-Pitre; à partir de1896, il poursuit ses études au lycée Carnot de cette ville. Un grand tremblement de terre, en 1897, suivi d'une grave crise économique amène sa famille à quitter l'île après plus de deux siècles et à s'installer à Peau, dans le Béarn.
La poésie, qui a été pour lui, dès l'enfance "un mode de vie", fait qu'il lie amitié avec le poète Francis Jammes, qui vit à Orthez.
Au décès brutal de son père, en 1907, il doit interrompre ses études universitaires et devient chef de famille auprès des siens. Il finira ses études de droit en 1910.
Il publiera dans La Nouvelle Revue française ses premiers textes, dont Éloges.
Après une vie de diplomate, passée en tant qu'ambassadeur de la France, dans nombres d'ambassades du monde entier dont la Chine et le Japon, il tiendra tête à Hitler lors des accords de Munich et devra s'exiler aux États-Unis durant l'occupation allemande, le führer ayant fait de lui "sa bête noire".
Par la suite, il écrira sous un nom de plume: Saint-John Perse.
Le Prix Nobel de littérature lui sera attribué en 1961.

Je vous invite vivement à mettre en voix le texte cité plus haut pour en ressentir toute la musicalité.
Je vous recommande aussi un bel article rédigé par Jacques Décréau pour La Pierre et le sel, qui a pour titre: Saint -John Perse, le poète aux masques, dont voici le lien:
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/09/saint-john-perse-le-po%C3%A8te-aux-masques.html

Bibliographie:

  • Saint-John Perse, œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1972
sur internet