Le 10 février 2016 eut lieu, à La Maison de la Poésie à Paris, la présentation de la nouvelle revue annuelle de littérature et de réflexion,
Apulée, en présence de son comité de rédaction, de poètes, d'artistes et d'un public nombreux.
Hubert Haddad, son rédacteur en chef, la décrit comme le fruit d'une démarche
inventive et
aventureuse, visant à faire
découvrir ou redécouvrir des voix du pourtour méditerranéen et même de l'Afrique noire. Une manière audacieuse de
décentrer la création
et de modifier notre écoute et notre vision.
Son titre
Apulée, suggéré par Abdellatif Laâbi, mérite quelques explications pour la richesse de sa symbolique.
Apulée est un romain d'origine berbère, né à Madaure, vers 123 en Numidie, ( l'Algérie actuelle), alors colonie romaine. Il apprend la rhétorique à Carthage, étudie la philosophie à Athènes, séjourne à Rome avant de s'établir à Carthage comme avocat et "conférencier itinérant", ce qui semble déjà un bel exemple de brassage culturel.
Il rédige en latin un roman
Métamorphoses, plus connu des lettrés sous le nom de
L'âne d'or, et écrit également quelques poèmes.
Ayant épousé, en Lybie, une riche veuve de trente ans son aînée, il se voit accusé d'avoir usé de magie pour la séduire et risque la mort.
Parmi les arguments à charge figure le fait d'être un barbare par ses origines, ce à quoi il rétorque qu'il est "100% berbère et pas moins romain." Il ajoute: "J'ai choisi ma culture et ses valeurs."
Sa propre plaidoirie, lors du procès, lui vaut d'être acquitté. Il la rédigera par la suite en latin sous le titre de
Apologie ou
Discours sur la magie. Il meurt autour des années 170.
Introduisant ce premier numéro de la revue, Hubert Haddad écrit:
"L'objectif, ou plutôt
l'intention, serait de réveiller le désir par la découverte, la redécouverte ininterrompue, la surprise assumée, l'approche réflexive, avec en tête la belle injonction d'André Breton: Par un mot tout est sauvé. Par un mot tout est perdu."
(...) "Notre désir et nos choix génèrent le monde. (...) Il n'existe de communauté que par la culture et l'esprit. Toute restriction d'altérité est réduction de l'humain, car nulle assise matérielle ne vient fonder la singularité ethnique, nationale ou religieuse."
Revue de littérature et de réflexion,
apulée alterne articles de fond, poésie, photos. Son projet multiculturel, son désir fervent
d'altérité, nous valent des créations aussi riches que diverses.
Ce premier numéro de la revue, éditée chez Zulma, comporte 399 pages, chaque poème y figure dans sa langue originelle et avec sa traduction en français. Je n'en citerai qu'un bref échantillon dans le domaine poésie.
Pour commencer, un poème de Salah Al Hamdani, né en Irak à Bagdad en 1951, exilé en France depuis plus de trente ans. Poème traduit de l'arabe par l'auteur et Isabelle Lagny.
Gréement de la mémoire
Ne passe pas par ici
et ferme la fenêtre de ce matin trop froid
Les canailles ont détruit la fiole du mystère
les choses ont vieilli
et la sécheresse a escaladé ma gorge
Entre les rides de ton exil et le pardon aux assassins d'hier
comment converses-tu avec la douleur?
À la fin de la guerre
les exilés ne sont pas rentrés
Leur ciel s'est perdu dans les recoins du passé
et les jours, comme des sauterelles
ont été sacrifiés aux cendres
Sur l'eau, sur les cartes de vœux
sur le quai des saisons
nulle trace de leurs membres rescapés
nulle empreinte de leurs nuages compagnons
Il n'y avait plus que le vide qui soufflait
avec les gémissements des disparus
et au-dessus
la lune de ma mère
qui s'évanouissait dans la solitude...
Regarde, Père
la lune de ma mère est morte!
in apulée, 1 Galaxies identitaires,
2016, éditions Zulma,
p.258
Là, un poème de Anna Christina Serra, née en 1960 en Sardaigne. Poème traduit de l'italien par François-Michel Durazzo.
Un grain de sable
Te chercher, c'est
connaître un à un
chaque grain de sable
et demander au plus petit
qui soit d'endiguer seul
ces vagues gigantesques
qui connaissent le sel le plus profond
des profondeurs de la mer
qui remonte jusqu'au cœur.
Là, penser à toi
est une blessure toujours ouverte
et c'est un temps à jamais incertain
où refluent
vagues et pensée.
Reste le sable, saturé de sel,
qui entrave mes pas
fermes dans l'attente d'une rive
qui ne connaisse ni mers ni drapeaux.
Ils se prétendent maîtres des couleurs
mais ne sont que des faux acérées.
ibid p.114
Ailleurs, une présentation de photographies de l'italien Francesco Gattoni, né à Rome en 1956 et vivant en France, accompagnées de poèmes de Julien Delmaire, performeur et romancier français, né en 1977.
Sara
Losange n'est pas un mot pour tes lèvres, femme descendue des
armatures, frissons de voilure que l'iode vient émouvoir. M'entraînent tes
lagunes aux retrouvailles des oiseaux. D'immenses fresques d'eau
prolongent tes hanches, solides et souples comme la vague, comme la
vague, limpides et secrètes. Femme d'interlude, d'extérieur jour, tu peux
te réjouir des astres démâtés, accompagner le corail dans son
linceul de mousse, la mort n'a pas droit à la parole quand tu t'offres
corps et âme. Nourrice des profondeurs, te sont dévoués la conque
d'ambre, le trident, les laminaires, jusqu'à la détrempe des brumes au
lointain. Tu as reçu en partage l'autre ciel, qu'on appelle la mer, césure de
tes marées, villégiature des algues. Tu te déportes, de jonques en
caravelles, silhouette vagabonde, écume d'une blancheur inaugurale.
ibid
incantato p.67
Ici, un poème de Titos Patrikios, né à Athènes en 1928. Poème traduit du grec par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
Bruit de pas sur l'asphalte
Quand je suis revenu en ville
après des années dans des îles désertes
j'ai trouvé l'amour plus facile,
la bonne entente plus difficile,
les mains qui me saluaient, affamées.
Beaucoup vivaient de naufrages.
Ils allumaient dans les coins des feux trompeurs
en guettant celui qui coulerait dans l'asphalte.
Et il fallait que je résiste à mes propres jambes
pour ne pas qu'elles ne prennent un pas de fauve pourchassé.
ibid p.180
Là, un poème de Graça Pires, née en 1946, à Figueira da Foz, Portugal. Poème traduit du portugais par François-Michel Durazzo
Ils viennent parfois de très loin :
d'épuisants voyages,
de morts prématurées,
d'excessives solitudes.
Mais ils viennent.
Et ils dessinent la pureté initiale des sources.
La lame du silence.
Le désordre de la nuit.
Et la lumière exténuée du regard.
Si complices, les mots.
ibid p.325
Et pour finir, un poème de Omar Youssef Souleimane, poète syrien, né en 1987 et exilé en France, que j'ai eu le plaisir de présenter sur
Le Temps Bleu, le 28 mars 2015.
Poème traduit de l'arabe ( Syrie) par Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny.
Taverne du fou
Quand tu te rends au café des fous
Ô exilé heureux
tu échanges des rires avec un pirate aveugle
de tes lèvres dégouline la pluie de ton village
ta voix trinque avec celle des étrangers
et comme si tu n'entendais pas là-bas ta grand-mère
égrener son chapelet dans la dorure de l'été
c'est ta gorge qui saigne
Toi qui observes depuis le balcon de la langue
les contes de leurs héros
tu vois des miroirs d'illusions qui scintillent
et ta vie est une étoile dans le matin
ibid p.48
Derrière chaque écriture se profilent une pensée, une écriture, des images, une religion, un passé que relie entre elles l'unique fil d'un rivage méditerranéen. Que ce fil tenu soit l'occasion d'un partage respectueux de nos richesses respectives et de nos différences, en ces temps troublés! Souhaitons longue vie à la revue
apulée et à son équipe motivée.
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