On m'avait dit que les chemins étaient
plus vieux que les maisons.
Le plus humble des chemins a connu
des fleurs à pleines jupes et des jambes
de femmes, des couples qui s'enlacent,
d'autres qui se défont et s'éloignent, un
sanglot sur la nuque.
Personne n' habite le chemin. Ce sont
les pas, l'éphémère, c'est le passage qui le
fait durer. Plus on le foule, plus on l'use,
moins le feuillage, la neige, l'herbe l'efface.
Toujours sur un chemin se trouve celui
dont je conserve la dernière image: l'hori-
zon à hauteur d'épaules, sur le visage un
signe de silence, la parole toute entière
rassemblée dans les yeux.
Chemin, mémoire de la marche, du
battement de l'âme.
On y hale parfois, il est alors rivage qui
patiente avec l'écluse. Les jupes que je
croise là sont des gestes de flammes, les
regards passent ou bien s'échangent sans
prénoms.
Parce que mon cœur le bat à pas de
feuilles et d'ombre, le chemin vivra plus
vieux que la maison.
in
L'ombre portée du marcheur, chap. IV Le dé bleu, 1998, p.67
Battre le chemin,
à pas de feuilles et d'ombre, quelle originale manière d'apprivoiser l'hiver! Emboiter le pas au poète n'est-ce pas ce que nous tentons ensemble de vivre, chaque semaine, avec une voix nouvelle?
Jean-Pierre Lemaire, préfaçant ce recueil de Bruno Berchoud, écrit :
Le poète s'en tient à ce qu'il a vu, mais le dit en faisant de tel détail le signe de l'évènement, en agençant les éléments de sa vision ( les mots qui la distribuent ) d'une manière telle qu'il l'élève dans une lumière neuve, irrécusable. Ainsi la poésie devient-elle, selon le mot de Reverdy, "un four à brûler le réel".
Bruno Berchoud est né en 1952, à Lyon, d'un père savoyard et d'une mère bourguignonne, qui mit au monde six enfants. Il a été professeur d'allemand à Besançon. Il rédige des chroniques pour la revue Décharge.
L'ombre de son père se dessine dans nombre de poèmes de ce recueil, qui lui valut en 1998, le Prix Max-Pol Fouchet :
( Visite )
Qu'à nos pieds une feuille agonise on
décèle l'absence du vent. Le ciel ne porte
plus d'abeilles, ni de cris pour percer ce
dimanche que la brume envoûte.
Midi bientôt accroît une rumeur sous
les horloges des salons mais le silence
suinte dans les cours.
Debout sur le trottoir, derrière la porte
close d'un jardin, attend un homme fatigué,
rides et cheveux gris.
Dans la saignée de son bras gauche un
bouquet de roses pâles.
Il patiente à la grille mais l'étroite
maison est sourde, semble-t-il, au tinte-
ment de la sonnette. Je crois bien qu'il
était déjà là l'autre dimanche, au même
endroit à la même heure ; je reconnais
l'imperméable sombre et les yeux tristes.
C'est fou comme il me fait penser à mon
père dans ses dernières années, le béret à
peine incliné vers l'arrière du crâne, le
regard noyé dans le souvenir interminable
des années noires. Dieu que c'est loin
Hambourg sous les bombardements –
Son bouquet pâle penche sur le bras
Tout près d'un demi-siècle après le
cataclysme
derrière la porte du jardin verrouillée
par l'oubli
attend un homme fatigué rides et cheveux gris.
ibid
L'ombre portée du marcheur chap.I
Premières maisons p.p.37/38
Il a un corps plein d'ombres, des vête-
ments de cire. En ville on reconnaît la
silhouette, et les enfants ne rient jamais
sur son passage; le vent d'hiver lui presse
un peu le pas, menace de voler son
béret, mais la rivière qui le longe ne glisse
pas plus vite ; elle frissonne seulement
comme sa main d'écorce tremble à héler
les canards, et que d'un sac éclatent les
semences de vieux pain.
Il vient ici presque tous les jours :
quand il est fatigué de demander l'au-
mône aux passants, il déserte la rue prin-
cipale et s'en va sur les berges. C'est sa
manière à lui de rester à hauteur des
regards qui le croisent.
ibid
L'ombre portée du marcheur, chap. I,
Premières maisons p.15
Poésie du vécu, sublimée par un regard attentif et sensible, telle semble bien la qualité de cette écriture, transmise comme
un geste d'amour parmi tant d'autres.
L'auteur écrit à propos de celle-ci dans sa post-face à ce recueil :
Tant qu'elle est vivante, la poésie résiste à la définition; mais elle est aussi cela : rouler les mots vers leur limite où, pour les relayer, ne subsiste qu'un sourire, un serrement de gorge, une méditation. Conduire la parole vers son silence. Tel le marcheur qui, longeant l'abîme, épouse forcément l'indicible (...)
On dirait un silence à l'aine du feuillage
la brise interrompue
presque à hauteur d'oiseaux
On dirait chez l'enfance une trêve de jeu
pour une feuille à lire
et sa nervure sous les doigts
Car lui l'enfant patienterait un demi-siècle
à guetter quelque chose de brutal et d'infime
une fêlure comme un cri
l'instant où l'arbre meurt
Et se dirait soudain Il n'y a
que la foudre pour
ibid
L'ombre portée du marcheur, chap.II
Perdre, p.30
Dans son recueil
Comme on coupe un silence, qui lui valut le Prix de Poésie 2000 de la Ville d'Angers, il s'adresse, dès l'ouverture, à la mère :
Tout arrive de justesse
Finalement
on vient au monde
avec du sang sur les mains
Après avoir déchiré
la mère
comme pour se laver on passe
les années à bafouiller dans le ruisseau
claquant des dents quand le soleil
pourrait nous racheter
sur le chemin d'en face
in
Comme on coupe un silence, Le dé bleu, 2000, p.7
Il fait aussi le tour de sa fratrie et évoque avec humour des étapes décisives de la vie quotidienne :
C'est la mère et la sœur, les premières, qui
l'ont fait remarquer en riant.
Mais quoi
donc alors ? s'écrit-il en plein jeu de ballon
fièrement agacé. Car c'est vrai que d'un coup
ça dérape et lui ferraille dans la voix – quelque
chose a fleuri dans sa gorge en imitant la
plainte du portail. À l'école désormais il n'ira
plus jambes nues, et finie la chorale. Bientôt
viendra le temps d'accorder à la voix son visage,
d'y graver quelques traits, d'empierrer le sourire.
mais pour l'heure il lui faut se saisir du ballon
si fort réclamé, le porter au filet, et courir bouche
close, courir – laisser derrière lui l'enfant assis
qui mélange son rire à la poussière de l'été.
ibid chap. II.
L'endroit de décor (1), p.29
On ne sait plus très bien comment cela a
commencé. Il est près de midi, un grand
soleil de fête nous assoit sur le gazon, et
nous braquons nos sifflements de joie
sur le premier étage. Bientôt nous sommes
dix garçons au moins, mais une seule
acclamation à pleines gorges vers l'immeuble.
Il faut dire que, derrière la baie vitrée, la
petite conduit joliment son spectacle : la
voici, après quelques minutes, qui se trémousse
nue, offrant toutes ses faces à la mitraille
de nos regards et de nos rires.
Ça doit être facile de donner la fessée, pour
une main surgie de l'ombre. D'un geste brusque
du rideau, la mère entraperçue vient de
briser la fête, et nous sentons presque
aussitôt pousser dans notre tête de grandes
oreilles d'âne. On voudrait rire plutôt que
braire. Mais il nous reste à ramasser les billes
que nous avons, tout à l'heure, laissé distraitement
glisser dans la pelouse.
ibid chap.II
L'endroit du décor p.38
Contrairement à ce que j'ai d'abord pensé, le dernier livre,
Essais de voix sur les décombres, paru en 2015 aux éditions
L'Atelier du Grand Tétras, n'est pas le fruit d'une expérience vécue avec des jeunes, lors de la démolition par explosifs d'une tour d'habitation. Il s'agit d'une fiction écrite à partir d'un fait divers, susceptible d'éveiller des souvenirs chez l'auteur.
Des personnages, désignés juste par un prénom, témoignent à tour de rôle de leurs sentiments devant l'effondrement de leur immeuble, tandis qu'une
Voix off , d'une émouvante gravité, ponctue de loin en loin leur discours, comme ici :
(
Voix off)
Ils ne broient que la nuit
n'étouffent que de l'herbe
or les décombres
nous atterrent
encombrent le décor
décollent les ombres
retournent l'âme dans la plaie.
Soudain le regard prend
la mesure des tonnes
Et la mémoire devient couteau
qui grave
dans le corps ancestral
une terreur de la terre
l'écho de grands désastres.
Les pierres effondrées remuent
des souvenirs
qui ne sont pas à toi.
in
Essais de voix sur les décombres, L'Atelier du Grand Tétras, 2014, p.23
bibliographie :
- L'ombre portée du marcheur, éditions Le dé bleu, 1998
- Comme on coupe un silence, éditions le dé bleu, 2000
- Essais de voix sur les décombres, L'atelier du Grand Tétras, 2014
sur internet :