je marche
dans mon histoire
ce n'est pas moi
qui la porte
c'est elle
dans mes mains
dans mes yeux
dans mes mots
qui sont ses mots
et j'entends
son accent de loin
c'est ma famille
in De monde en monde, Arfuyen, janvier 2009, p.36
De monde en monde est le dernier recueil publié du vivant d'Henri Meschonnic, décédé le 8 avril 2009. Suivront chez Arfuyen deux autres publications, Demain dessus demain dessous en 2010 et L'obscur travaille en 2012.
Humilité, qualité, intensité sont les qualificatifs qui caractérisent cette écriture. Le ciel et le bleu y tiennent une place prépondérante, qui nous la rend particulièrement attachante.
j'ai besoin du ciel dans mes yeux
dans mes mains dans tout mon corps
je ne regarde pas par la fenêtre
je suis la fenêtre
les oiseaux que je vois me
traversent tout entier comme
toi car tu n'es pas à côté
de moi
tu es toute en moi en moi
la fenêtre a fait son travail
j'entends un oiseau et toi
en moi
les yeux fermés je ne sais plus la différence
entre le ciel et moi
9 mai 2008
in L'obscur travaille, Arfuyen 2012, p.26
Henri Meschonnic est né le 18 septembre 1932 à Paris, de parents juifs russes venus de Bessarabie en 1924, qui parviendront à échapper aux rafles durant les années 1940. Il fait son service militaire en Algérie dans les années soixante. un épisode marquant. Ses premiers poèmes paraissent en 1962 dans la revue Europe, sous le titre Poèmes d'Algérie.
Linguiste, il enseigne à l'université de Lille puis à Paris 8. L'étude de l'hébreu le conduit à entreprendre des traductions de la bible tandis que sa sensibilité l'amène à écrire des poèmes.
Son premier recueil, Dédicaces proverbes, obtient le prix Max Jacob en 1972. Ce prix sera suivi de nombreux autres prix et publications.
Ses derniers recueils sont rédigés dans l'urgence de vivre. Il lutte contre un cancer et se sait en sursis. Il écrit alors, sans larmes ni pathos et bien que très souvent hospitalisé, des textes en hommage vibrant à la femme qu'il aime et à la poésie.
je sais que je me retrouve
seulement quand je te retrouve quand
je nous retrouve
un grain de sable
suffit à nous cacher
et je déplace une montagne
pour nous retrouver
in De monde en monde, Arfuyen, janvier 2009, p.24
alors je refais les mondes
je suis la nuit du jour je
suis le jour de toutes les nuits
l'étoile qui file est aussi
un peu de moi
il me faut
seulement toi pour être là
ibid p.25
oui je cours
après la vie
je te serre
contre mon jour
nuit après nuit
et on tourne
autour de tant
de passé à venir
notre chaleur
est notre chemin
et ma main
boit dans ta main
ibid p.33
Beaucoup de ces textes sont bouleversants par le regard porté sur ceux qu'il aime et l'émotion qu'il exprime alors.
tellement je suis
dans tous les yeux où tu es
je ne sais plus où je suis
mes mains te suivent
tu es habillée de mes regards
nous sommes ensemble
des patients de la vie
c'est nous que nous attendons
ibid p.10
tout c'est toi
et toi c'est tout
et je suis les yeux ouverts
les mains pleines du monde autour
pleines des voix qui montent
de partout le long du corps
j'ouvre la bouche
pour qu'elles sortent
les mots poussent autour de moi
je suis un champ plein de fleurs
et toutes les fleurs sont des paroles
de tous ceux que je ne connais pas
que je cueille
pour te les donner
pour te parler
12 mai 2008
in L'obscur travaille Arfuyen 2012, p.28
Presque tous les poèmes de ce recueil posthume, paru en 2012, portent une date et souvent l'indication d'un lieu, soit le nom de l'hôpital du Val de Marne, où il est hospitalisé. Chaque rencontre, chaque regard semblent perçus comme un cadeau : chaque visage c'est plus qu'un visage / c'est une histoire qui se tait / son silence me parle / mais il ne parle pas à moi / il parle à tous ceux qu'il voit / c'est sa plainte / que je vois.
toutes ces têtes dans ma tête
qui vont qui vont de partout
je suis plein de tant de pas
et passe un petit sourire
qui remplit tout l'espace
le bruit est de toutes les couleurs
je vais d'écho en écho
tous les seins me regardent
et chaque regard est une caresse
mes yeux n'en peuvent plus
de tout prendre
tant c'est bon à prendre
17/18 mai 2008
in L'obscur travaille, Arfuyen 2012, p.31
De tels témoignages sont exceptionnels et méritent d'être lus et médités pour leur intensité. Un profond respect et une infinie bonté les habitent. Une force intérieure les irradient. Les mots prononcés à l'occasion de cette hospitalisation sont autant d'évidences sur lesquelles bâtir dans l'urgence un avenir éphémère et d'autant plus généreux.
vivre
ne se commande pas
se souvenir
ne se commande pas
la rencontre
ne se commande pas
ce que j'ai à dire
ne se commande pas
in De monde en monde, Arfuyen 2009, p.43
chaque instant
de notre vie
est un instant
de notre mort
à revivre et à revivre
c'est pourquoi c'est un bonheur
et notre vie une alliance
de l'instant et du toujours
alors chaque parole
qui transforme notre vie
est à la fois la première et la dernière
nous nous aimons dans chaque mot
ibid p.35
Ce dernier vers a donné son titre à cette présentation.
Cette parole exceptionnelle révèle la force de l'amour qui s'exprime dans la poésie et cherche à s'accomplir pleinement aux moments les plus graves de l'existence.
C'est à Poezibao, que je dois la découverte de la poésie d'Henri Meschonnic, un hommage soit rendu à cette occasion à Florence Trocmé, qui anime généreusement depuis tant d'années l'un des blogs poétiques les plus riches.
Bibliographie :
- De monde en monde, Arfuyen, 2009
- Demain dessus demain dessous, Arfuyen, 2010
- L'obscur travaille, Arfuyen, 2012
- http://revue-resonancegenerale.blogspot.fr/2012/01/henri-meschonnic-lobscur-travaille.html
- http://poezibao.typepad.com/poezibao/2014/09/anthologie-permanente-henri-meschonnic-.html
- http://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/03/anthologie_perm_25.html