Tu accompagnes ton ombre jusqu'au soir
emboîtes le pas à toutes les rues pour être équitable
tu marches du même pas que ton ombre dans le sens contraire du jour
des hommes suspicieux t'observent à travers les grilles
des chiens aboient à ton odeur
la femme nue sur l'affiche t'appelle dans un bruit de papier froissé
tu lui promets de revenir
un soleil moqueur perce ton sommeil
tu voudrais te réveiller alors que tu l'es déjà
disparus les murs autour de toi
ton lit sur le trottoir
ton corps enjambé par les passants
la mort un simple trébuchement
in Gens de l'eau, Les dépeupleurs, Mercure de France, 2018, p.77
Le tout dernier recueil de Vénus Khoury-Ghata, intitulé Gens de l'eau, est paru en avril dernier. Il garde ce ton douloureux et énigmatique, qui est le sien, et fait encore allusion au drames familiaux traversés. Il ne peut en être autrement. Vénus Koury-Ghata, libanaise d'origine et exilée de longue date en France, porte en elle un grand cœur à vif.
Le poème, qui suit, est dédié à un peintre syrien contemporain, Ziad Dalloul, dont vous trouverez en note la référence. J'aurais aimé pouvoir illustrer ce texte d'un tableau du peintre mais cela ne m'a pas été possible. Cette poésie, si ardente et imagée, exige du lecteur qui l'écoute de fermer les yeux et de se laisser conduire par la voix de son auteur :
au peintre Ziad Dalloul
Tu repères ton figuier à travers murs collines forêts
c'est ton souffle qui agite ses branches
ta respiration qui embue la vitre de la femme qui dort sur sa propre épaule
Son sein sur l'oreiller est fragment de lune
reconstituer la lune attesterait de l'existence de la femme et la preuve que tu n'as pas rêvé
rampant sur le carrelage froid
tu ramasses les rais filtrés par tes volets
les récoltes avec une infinie patience
ce que tu serres dans ta main n'est qu'ombre racornie de ton cœur
in Gens de l'eau, Les dépeupleurs, Mercure de France, 2018, p.78
Ce bref poème, d'une grande intensité, illustre parfaitement la qualité de ton de cette écriture et son mystère. Le lecteur touche du doigt la présence évoquée et en est "touché" en retour.
Vénus Khoury-Ghata sera une fois de plus présente au Festival de Poésie de Sète et je me réjouis
à l'idée de l'y retrouver.
Celui qui revient après des années d'absence est un retourné
dans quel dialecte s'adressait-il aux loups qui mangeaient les traces
de ses pas et se sentaient repus
a-t-il croisé l'ours la neige la fauvette
et à quel soleil cuisait-il son pain
a-t-il assez de bras pour arracher l'herbe qui a poussé sur son lit
assez d'yeux pour dormir
et un cœur à fendre à la hache lorsque les loups honteux de leur nudité
appellent l'homme vêtu de leur peau
in Gens de l'eau, Mercure de France, 2018, p.33
Dans nos têtes d'enfants, le présent se mariait aisément au passé, les rêves au réel, Vénus Khoury-Ghata a conservé ce don de relire ses souvenirs et ses peurs avec des yeux d'enfant extra sensible et de réveiller en nous par son écriture de semblables images .
Les enfants entre deux terres dorment avec leur cerf-volant
affirment celles qui déplient du même geste leur linges et leurs champs
à l'enterrement du vent il n'y eut pas grand monde
les arbres devenus caduques
les oiseaux tombés des nids n'étaient pas assez mûrs
personne ne les ramassait
les gens avaient d'autres soucis
ibid p.32
Je vous souhaite de vous laisser gagner par cette évocation poétique débridée d'un monde imaginaire, fruit d'une enfance sans télévision, ni portable, ni tablette.
Le rossignol invente le jour pour son seul usage
guetter les trois notes liquides ne t'empêche pas de poursuivre ton rêve
le monde au-delà du seuil est étendue d'eau
des vagues inamicales frappent à ta porte
ouvrir noierait ton sommeil et ton pot de basilic
vent froid sous ta peau depuis que la femme du miroir te tourne le dos
balaie-la avec les miettes de ton repas
chasse-la à coups de pierres
charge ton lit sur tes épaules
et pars
laisse la clé à la vraie propriétaire des lieux
l'araignée du plafond
in Gens de l'eau, Les dépeupleurs, Mercure de France, 2018, p.79
Bibliographie:
- Gens de l'eau, Mercure de France, 2018
sur internet:
- un article de Roselyne Fritel paru sur La pierre et le sel en février 2012 http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/03/v%C3%A9nus-khoury-ghata-une-grande-dame-bris%C3%A9e-de-lint%C3%A9rieur.html
- à propos du peintre Ziad Dalloul http://kimi.eklablog.com/ziad-dalloul-de-la-peinture-a-la-gravure-a544520