Port des Barques

Port des Barques

vendredi 30 novembre 2018

Dialogue imaginaire entre Ilarie Voronca et Jules Supervielle



         Amitié du Poète

                                                   à Jules Supervielle
 
         Le ciel une vitre mal lavée en octobre
         Le vent qui fait les cents pas devant ma porte
         Une rumeur, un orchestre de foire quelque part
         Et le souvenir – feu qui prend mal et qui fume.

         Sont-ce les cris des vignerons, les bruits des tonneaux
         Que l'on range au fond d'une cour vaporeuse ?
         Est-ce la ville où tu es prisonnier, sont-ce les rues
         Très lourdes comme des chaînes attachées à tes pieds ?

         Je pense à toi poète, aux paroles simples
         Que tu regardes comme des œufs à travers la lumière.
         Les contours d'une vie se dessinent à l'intérieur
         Ton œil trouve la forme secrète de toute chose.

         Dans cet automne encore tu me prends par la main
         Tu me mènes dans le jardin désert de ma jeunesse
         C'est que je me suis enivré de ton vin
         Que je me suis drapé dans le manteau de tes poèmes.

         Tu as su parler au berger qui interroge l'orage
         La grêle de tes mots a rafraîchi les tempes
         Du malade. Et au haut des falaises tu as allumé
         De grands feux pour les barques perdues sur les mers.

         Ah! Ton sac est plein d'herbes magiques qui donnent
         La vue aux aveugles, la parole aux muets
         Tu ne crains pas les fauves tapis dans l'homme
         Tu sais tordre le cou à la haine, à l'envie, à la méchanceté.

         Toi, bon jardinier : enlève le bois mort
         De nos âmes. J'aime à te voir marcher
         Avec maladresse, la tête penchée sur l'épaule
         Comme un samovar où bout un chant lointain

         Les choses confiantes te laissent les approcher,
         Tu sais aussi le langage des animaux, des dieux,
         Frères et ennemis t'écoutent comme les arbres
         Qui font signe autour du grand chêne de la forêt.

         Tous sont là : les morts, les vivants, tu leur parles
         Et ta voix se fait pluie ou silence ou fougère
         Elle est la branche du compas qui trace
         De ton centre des cercles au-delà de la vie.

         Ilarie Voronca in Beauté de ce monde ( Poèmes 1940/46), Les Hommes sans Épaules éditions,
         2018, p.p.160/161

Ilarie Voronca, dédiait ce poème d'ouverture à Jules Supervielle. Il m'est venu l'idée de créer à postériori ce dialogue entre eux  :

Jules Supervielle:

          Ma Chambre

          Mon cœur qui me réveille et voudrait me parler
          Touche ma porte ainsi qu'un modeste étranger
          Et reste devant moi ne sachant plus que dire :
          " Va, je te reconnais, c'est bien toi, mon ami,
          Ne cherche pas tes mots et ne t'excuse pas.
          Au fond de notre nuit repartons dans nos bois,
          La vie est alentour, il faut continuer
          D'être un cœur de vivant guetté par le danger."

          Jules Supervielle, in Les amis inconnus, Ma Chambre, Poésie/Gallimard, 1982, p.176


Ilarie Voronca:

           Le Vent

           Je te ressemble Ô vent ! mon frère, comme toi
           Je n'ai jamais droit au repos. Avec envie,
           Je regarde les choses dispensées d'errer
           Je m'accroche aux forêts mais les branches se brisent.

           Et comme toi j'apporte une image étrangère,
           Un goût de sel marin ou les lignes diffuses
           Des montagnes. Sur les places des cités je suis
           Le voyageur qui parle de pays jamais vus.

           Qui donc te chasse ainsi vers le Sud, ou vers l'Est,
           Vas-tu vers le soleil de la femme ? Est-ce l'océan mâle
           Qui te crie des ordres ? comme toi, tantôt riant
           Tantôt en colère, je cours parmi pierres et eaux.

           (extrait)

           Ilarie Voronca, in Beauté de ce monde, Contre solitude, 1945-1946, Les Hommes sans
           Épaules, 2018, p.273


Jules Supervielle:


           Puisque je ne sais rien de notre vie
           Que par ce peu d'herbage à la fenêtre
           Ou par des oiseaux, toujours inconnus,
           Que ce soit l'hirondelle, l'alouette,
           Retournons-en au milieu de ma nuit,
           Ma plume y met de lointaines lumières,
           J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,
           Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi
           Sous le plafond de ma chambre suiveuse
           Qui marche à mon pas, quand tout dort.
        
           Jules Supervielle, ibid Les amis inconnus,  Ma chambre, p.177

Ilarie  Volonca:


            Villes à inventer

            J'ai de belles promenades, des heures limpides,
            Mais mille villes pour les accueillir.
            Des regards aimants, des rires. Ah ! ce vide
            J'ai mille fêtes, mille joies pour le remplir

            J'ai des soirs paisibles pour les chambres
            Qui ne sont nulle part. Du raisin
            Pour les vignes secrètes d'un Septembre
            Qui secoue sa chevelure de pain et de vin

            (extrait)

            Ilarie Voronca, Poèmes inédits (1943-46), p.289

Ilarie Voronca, jeune étudiant roumain, de son vrai nom Eduard Marcus, s'était installé à Paris, en 1933. Il se suicidera au gaz dans sa cuisine, au soir du 4 avril 1946, et sera enterré au cimetière parisien de Bobigny-Pantin.
Jules Supervielle, partagé entre deux pays, quitte la France le 2 août 1939 pour visiter sa famille en Uruguay, il se retrouvera bloqué sur place par la guerre et collaborera, sur place, à des revues éditées par la France Libre, comme Lettres françaises en Argentine et Valeurs en Égypte. Il reviendra à Paris en 1946 .
Se sont-ils revus ou pas? Je ne sais. Leur état de déracinés n'avait pu que les rapprocher.

Avec Christophe Dauphin, chargé de la post-face de ce livre, je citerai en gage d'espoir pour tous ces quelques vers d'Ilarie Voronca :

           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
           Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
           Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
           L'amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
           La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Pour en savoir davantage sur le poète n'hésitez pas à consulter le site des Hommes sans épaules, indiqué plus bas.

Bibliographie:
  • Ilarie Voronca, Journal inédit, suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940-46),  Les hommes sans Épaules éditions, 2018.
  • Jules Supervielle, Le Forçat inconnu, suivi de Les amis inconnus, Poésie/ Gallimard, 1982.
sur internet:



          

        

vendredi 23 novembre 2018

Andrée Chedid dans la forge de son propre feu




         Les saisons du sang

         J'ai des saisons dans le sang

         J'ai le battement des mers
         J'ai le tassement des montagnes
         J'ai les tensions de l'orage
         La rémission des vallées

         J'ai des saisons dans le sang

         J'ai des algues qui me retiennent
         J'ai des hélices pour l'éveil
         J'ai des noyades
         J'ai des leviers

         J'ai des entraves
         J'ai délivrance
         J'ai des combats
         J'ai fleur et paix.

         in Poèmes pour un texte, Fraternité de la parole (1976), Flammarion,1991, p.76

Andrée Chedid réunit dans ce recueil, Poèmes pour un texte, (1970-1991), une grande partie des recueils publiés dans Textes pour un poème, en 1987. Une démarche qui traduit une volonté de creuser toujours plus profond son propre cheminement poétique.
Née au Caire, en 1920, élevée dans des pensionnats, elle obtient un doctorat de L'université américaine du Caire, parle trois langues, l'arabe, l'anglais et le français, avant de rencontrer Louis Chedid, qui devient son époux en 1941. Poète et romancière, elle résidera à Paris à partir de 1946, et y décèdera en février 2011.


À propos de son enfance, elle écrit dans Épreuves du Vivant, paru chez Flammarion, en 1983 :

          Regarder l'enfance

          Jusqu'aux bords de ta vie
          Tu porteras ton enfance
          Ses fables et ses larmes
          Ses grelots et ses peurs

          Tout au long de tes jours
          Te précède ton enfance
          Entravant ta marche
          Ou te frayant chemin

          Singulier et magique
          L'œil de ton enfance
          Qui détient à sa source
          L'univers des regards.

          in Anthologie de la poésie française du XX° siècle, Poésie/Gallimard, 2000, p.164

Si notre avenir se dessine dans l'enfance, notre futur se forge entre choix et épreuves.

         
           Épreuves  du poète

           En ce monde
           Où la vie
           Se disloque
           Ou s'assemble

           Sans répit
           Le poète
           Enlace le mystère

           Invente le poème
           Ses pouvoirs de partage
           Sa lueur sous les replis.

           in Épreuves du vivant, Flammarion, 1963


  Quel beau destin dès lors que celui du poète !


           Épreuves du chant

           Homme de tous lieux

           Otage des mots
           Saisi par des lois
           Arrêté par le temps

           Jamais les meutes ne trancheront ton cri
           Aucun traquenard n'asservira ton rêve

           Toi  dont la voix s'évase
           vers la houle du chant.
         
            in Épreuves du vivant, Flammarion, 1963



          Vivre innove le logis

          Quand l'aube s'éprend de la ville
          J'émerge des linges de l'absence

          Je fracture les serrures du temps
          J'échappe au cerne des mots

          Quand l'aube s'éprend de la ville
          L'avenir élève ses arches
          La mémoire tire braises de l'ombre

          Vivre     innove le logis.

          ibid Visage premier (1970-1972), p.29

La poésie demeure le fondement de sa vie, elle l'anime toute entière.


           L'éclair me tient                                                            

          Je me déchiffre dans les marées
          le va-et-vient des ombres

          Je me nomme
          du nom des noyés
          Tout s'écarte
          Les sables rongent

          Puis       d'un signe
          Je me délie

          Je suis lauriers et certitude

          Le chant plane
          L'éclair me tient.

          ibid p.22

J'ai eu la chance d'entendre et d'approcher Andrée Chedid, à la maison de la Poésie et je peux témoigner de l'authenticité et de la ferveur, qui rayonnaient d'elle.

           Je

          Qui me quitte et m'habite
          Qui me débusque et se dérobe
          Qui dérive tandis que je m'emmure
          Qui se rive alors que je fuis
          Qui est sans grappe
          Qui est la saveur même
          Qui m'assiège et m'écorche
          Me lâche dans les ravins
          Qui est abrupt comme l'écorce
          Humble comme les puits
          Qui est mon bec ou ma lande
          Qui me happe et me traverse
          Me résiste me défie
          Qui me berce et m'emporte
          Qui me réconcilie ?

          in Textes pour un poème, Contre-Chant, Flammarion, 1987, p.263

Se nourrir de ces poèmes ne peut que nous apporter force et ouverture, dans un monde qui a de plus en plus tendance à ignorer l'autre et à se recroqueviller sur lui-même.

Bibliographie:

  • Textes pour un poème, 1949-1970, Flammarion 1987
  • Poèmes pour un texte, 1970-1991, Flammarion, 1991

sur internet:

vendredi 16 novembre 2018

Delimir Resicki, plus tôt ou plus tard selon les saisons





         Saisons

         Ce soir de nouveau
         nous remonterons les aiguilles.
         À deux heures, en réalité, il sera trois heures.
         À trois heures précises, neuf torches
         éclaireront la source de ce fleuve glacial
         qui la nuit dérobait le vieil argent de tes cuisses.
         Le matin arrive une heure plus tôt, la nuit de même.
         Davantage de temps pour les nuages, le silicium et le demi-sommeil.

         Quatre biches vues
         quelques kilomètres avant Osijek
         en partant de la Baranja
         se dissiperont en une brume laiteuse
         chaque fois que j'aurai envie
         comme autrefois de taire ton prénom.

         Mes morts au vieux cimetière du village
         me chuchotaient la veille des mots
         tout simples en quatre langues.

         Comme si, sans lèvres
         les jeunes filles portant mon nom de famille
         devenues servantes et veuves
         et les vieux gars rentrés à pied
         de la guerre et qui ivres parlaient
         parfois de la Russie, du Caucase et de Tachkent
         désormais totalement invisibles dans le miroir
         m'apprenaient toujours de nouveau à parler de moi.

         Un câble en acier empêchait le bac
         tel un chien endormi au bout de la chaîne
         d'être emporté par le fleuve.

         Des centaines d'années se sont écoulées.

         Dans un sac de grains de blé
         j'ai caché une cigale
         pour qu'elle t'ouvre la porte de glace.

         Referme-la à clé lorsque l'été
         sera de retour.

         Celui qui partira en aval
         donnera naissance à une fille plus silencieuse que le clair de lune
         avant un matin d'automne.

         Celui partant en amont reviendra vers tout
         ce qui ne l'attend plus.

         Ces champs qui t'ont recouvert
         de terre gelée sont un voile
         derrière le voile des lampes à huile
         dans la lampe le printemps
         le printemps compte tes heures
         tu es le premier dans sa flamme
         parmi les endormis.

         in À jamais la neige, traduit du croate par Brandika Radic, édition L'Ollave, 2017, p.p.11 et 12

Ce poème de Delimir Resicki, parlera à tous ceux que le changement d'heure perturbe. L'auteur est né en 1960 à Osijek en Slavonie, où il vit encore. Outre la poésie, il est passionné par la photographie. Nous lui devons la photo de couverture de son livre À jamais la neige.


        
 
 
 
La Baranja, dont il évoque avec émotion les paysages, est une province de Croatie, située à cheval entre la Hongrie et la Croatie.
 
Le poème, qui suit, lui est inspiré par le tableau célèbre de Brueghel, Les chasseurs dans la neige :
 

 

Baranja, les chasseurs dans la neige
 
Partez, pour toujours.
 
Ne détruisez plus les vieilles coopératives.
 
Ne clôturez pas les zones de chasse gardées.
 
Le cerf passait
par ce même chemin
des centaines d'années durant.
 
Et hier, en descendant de mon vélo
j'en ai vu un, mort
la tête en sang, il
devait chercher et chercher
le vieux chemin à travers les barbelés.
 
Ces mêmes soirs, ces mêmes matins
ces mêmes aurores et mêmes crépuscules
d'hiver, dans la neige du tableau reviennent
de quelque part au village les chasseurs de Brueghel.
 
Debout ou assis, je restais des heures devant
cette peinture au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
 
Même si je n'y passais qu'une seule journée
il fallait toujours prévoir ce temps.
 
Et puis un après-midi mes jambes
se sont détachées du sol et la porte de tout
ce qui a jamais été recouvert de neige
dans ma vie s'est ouverte. 
                                           
  
 
Résultat de recherche d'images pour "tableau de brueghel les chasseurs dans la neige"

 
L'abattage des porcs dans le coin gauche de la peinture.
 
Une prise modeste, juste un renard porté
sur la perche, à l'épaule d'un des chasseurs.
 
Les chiens qui tournicotent dans les jambes.
 
Les sommets blancs des montagnes en arrière-plan
les oiseaux bizarres dans l'air
au-dessous les patineurs sur glace
qui profitent des derniers rayons de la lumière du jour.
 
Il n'aurait fallu qu'un petit pas pour que
approchant même de très peu cette peinture
je me perde pour toujours dans cet espace où
parce qu'il était si parfait, si paisible
je n'osais m'approcher davantage
même si je sentais déjà entre mes mains
les patins pour la glace du soir.
 
Quelque chose peut-être me disait
de chercher encore
quelque part ailleurs
mes propres chasseurs
qui depuis des années ne chassent qu'avec leur regard
d'autres scènes d'hiver.
 
À Baranja, partir avec eux à l'aube ou au crépuscule
par les champs couverts d'une neige de plusieurs jours
et être le témoin même muet
des traces laissées là par les vivants et les morts
essayant avec tant d'espérance de nous retrouver
transis de froid auprès des barbelés.
 
 ibid  À jamais la neige, édition Galerie l'Ollave 2017, p.p.42/43 
 
 
 Cette écriture tranche par la forme et le ton avec celle de poètes actuels mais nous ouvre à une profonde réflexion sur l'essentiel de la vie.
 
Bibliographie:
  • À jamais la neige, Domaine croate / Poésie, L'Ollave, 2017


vendredi 9 novembre 2018

Mireille Disdero, à chacun son voyage




         Écrits sans papiers

         Le vent se lève. Les grandes pluies vont prendre le large et l'eau va sécher dans les coupelles,
         sous les pots d'argile. Alors j'écrirai. Dans ma tête d'abord. Le meilleur de ce que j'écrirai
         restera sans papiers, comme les hommes qui cherchent un seuil sans le trouver.

         Dans l'errance.

         Ensuite, je cueillerai les images, les mots, les silences, comme on récupère l'eau de pluie,
         avec l'attention de la soif toujours possible. Mais mon témoignage de vie restera sans papiers.
         L'important n'est pas écrit.

         Le vent se lève. Un livre sur la table du jardin. Ses pages s'agitent doucement.

         in Écrits sans papiers, Pour la route, entre Marrakech et Marseille, éditions la Boucherie
         littéraire, collection Sur le billot, 2016, p.7

La plume voyageuse de Mireille Disdero court entre les pages de ce livre entre Marrakech, Marseille et la Provence.  Avec le vent qui se lève, vivons avec elle quelques étapes de cette errance.

         Cachées dans la lumière

          Assis en tailleur, à l'ombre, des vieux jouent aux dominos sur la place qui touche le port.
          Et tout en haut, sur un muret couvert de signes, comme de jeunes aigles, trois gars chassent
          de la pointe du regard.
         
          Fronçant les yeux jusqu'à la ride, ils scrutent les terrasses, les toits et les jardins. Ils aimeraient
          surprendre les filles cachées dans la lumière comme des bijoux de verre poli par la blancheur
          aveuglante de midi.

          Les vieux assis en tailleur se souviennent des vagues de chaleur qui lèchent la peau, là-haut,
          sur le muret couvert de mégots, à Tanger.

          ibid, Vers le détroit de Gibraltar (Tanger-Maroc) p.10

          Battement

          Ça vient en début de nuit, quand le vent cesse, quand on est planté dans le refus de dormir.

          Le marteau du silence...dans les oreilles. On écoute battre son cœur, et, comme quand on
          était petite, on bouche ses oreilles avec ses mains, pour faire le silence du monde, pour
          s'apaiser.

          Mais le bruit du sang, le bruit de la vie qui bat est là, on ne peut l'arrêter. Il faut dormir avec,
          avec ce bruit de la vie en soi...comme un torrent.

          ibid Première nuit de l'autre coté de la mer (Andalousie-Espagne) p.12
   
          À la poussière

          L'homme attend sur un banc. Seul, plié en deux, songeur, peut-être malheureux. Il est en noir
          et blanc. Mais derrière lui, comme sur un écran géant, un mur exulte ses couleurs chaudes qui
          hurlent. Le ciel d'un jour de mistral en rajoute. Alors, dans la ville, les contrastes
          s'affrontent, se cognent… tuent aussi, sûrement.

          Son sac de route coincé entre ses jambes, contre le banc, cet homme est d'ici car il vient
          d'ailleurs. Et ses chaussures, mangées par les chemins, racontent son voyage de poussière
          en poussière.

          ibid Gare Saint-Charles (Marseille-France) p.45

          Un jardin

          Une bastide avec des chats sauvages
          la table blanche
          un parasol crème et des visiteurs
          qui, le dimanche, demandent leur chemin.

          Autour de la maison
          oliviers, abricotiers, mûriers
          du linge qui sèche sous un laurier
          quelques graviers du temps de la mémé
          des pots d'argile et d'autres,
          renversés dans la couleur.

          Contre le grillage, coté levant
          une pierre de voyage
          posée comme une valise
          avec des histoires dedans
          sa terre rouge mariée à l'herbe coupée
          qui sèche sur le pré
          que la brise emporte déjà
          que le vent emmène en voyage…

          Un jardin.

          ibid  La Barben (Provence - France), p.34

L'important n'est pas toujours écrit, à chacun de lire entre les lignes. Plus tard, il suffira de rouvrir ce recueil et de fermer les yeux pour que remontent des images.
S'y glissera pour ma part la haute silhouette blanche du cargo de ligne
reliant Sète à Tanger et vice–versa. Lesté de tous mes rêves, il piquera toujours vers le large, dans la lumière bleue d'un soir d'été.
(voir photo jointe de Roselyne Fritel)

Bibliographie:
  • Écrits sans papiers, Pour la route entre Marrakech et Marseille, éditions la Boucherie littéraire, 2016.
sur internet:

         


vendredi 2 novembre 2018

Sabine Péglion un parfum de distance et d'oubli



         La fenêtre ouvre la nuit
         vagues sombres    si loin
         où l'éclat de la lune
         trace un chemin

         Dans le jardin    le vent
         secoue la glycine
         glisse entre les herbes
         un parfum de distance
         et d'oubli

         in Faire un trou à la nuit, éditions la tête à l'envers, 2016, p.75

Par ce trou fait à la nuit s'insinue la poésie. Elle pointe du doigt le sens de la lumière, la part du vent que tu réclames, alors soudain respirent les vagues sous la lune rouge, qui se lève .

          Quand s'entrouvre la nuit
          elle dépose    ses mots
          sur la soie     des pinceaux
          s'aventure sans bruit
          vers d'étranges tableaux
          où les couleurs se fondent
          où les rives s'estompent

          Quand s'entrouvre la nuit
          elle inscrit les lambeaux
          de rêves déchirés
          d'espoirs désertés
          puis sur la toile fine
          lentement imagine
          ritournelles   rengaines
          berceuses   mélodies

         (extrait)

          ibid p.77

Ainsi viennent parfois les mots aux êtres fervents.

Sabine Péglion est professeur de Lettres et poète, en banlieue parisienne. Sa poésie a fait l'objet d'un précédent article, rédigé par Pierre Kobel et paru sur La Pierre et le sel, en décembre 2017 ( voir plus bas le lien internet ).

Elle nous entraine, ici, dans une méditation à propos du sens de la vie, que nous faisons volontiers nôtre :

           Que sais-tu
                de ces eaux
           embarquées   dormantes
           sur les rêves     des rives
                 de ce fleuve
           aux calanques de nuages
           éparpillant le jour

          Que sais-tu
               des écueils
          écartés    pulsation
          à fleur de  la détresse
                de ces nacres
          cueillies sur les collines
          tussilages en fossiles

          Que sais-tu
               de la mauve
          s'ouvrant et se mêlant
          aux lambeaux de la nuit
               de ces barges
          à l'étrave éclatée
          lourdes de sable gris

          Que sais-tu
               de ces traces
          s'écorchant à la brume
          en filaments d'argent
               de l'absence
          des passants en allés
          au chemin de halage

                                    Je ne sais rien
                                        que la rumeur    de vivre
                                        ces notes déchirantes
                                        sur la paroi du temps
                                        que nos jours qui dérivent
                                        dans le bleu de l'instant

          in Faire un trou à la nuit, éditions La Tête à l'envers, 2016, p.p.20/21

Chacun sait par contre que l'envers de la nuit n'est pas toujours rose, mais "peu importe la nuit, il faut nager plus loin, peu importe ce vide puisqu'il faut s'y résoudre," insiste le poète, déployant sous nos yeux une force d'âme exceptionnelle, force qui contraste avec son apparence physique toute de féminité et de fragilité.
Apaise-toi, voici le temps venu de trouver, d'accepter d'autres lumières vers d'autres terres. Les terres fécondes de l'écriture poétique tracent le chemin d'une espérance retrouvée. 
Ce recueil, construit d'après le sens de la lumière et la part du vent, fait une place majeure au courage mais aussi à l'acceptation, l'une des qualités les plus rares au monde.

          Elle ne refuse pas
          l'errance des fougères
          l'empreinte des marais
          l'arabesque des joncs
          et cette odeur fragile
          des crépuscules muets

          Elle ne refuse pas
          l'envol des crécelles
          l'attente du héron gris
          ce froissements des ailes
          à l'envers de leurs cris

          la poussière des routes
          les lueurs incertaines
          l'amertume du doute
          les blessures   les remords
          la fêlure du corps

          Elle ne refuse pas
          la poursuite des mots
          ce goût de fer acide
          trouvé au fond des eaux

          Enfouissant sa bouche
          à la lisière des plantes
          elle laisse glisser en elle
          le sommeil de la lise
          la clairière    de l'instant
          l'espérance d'un chant

          l'horizon qui bleuit
          imperceptiblement

          ibid p.p.79/80

L'auteur fait partout un usage intensif de verbes à l'infinitif, des verbes d'action, propres à nouer des liens, tels accueillir, conjurer, traverser, persister, dans une ouverture à l'autre communicative.

          Nommer
          pour conjurer le vide
          pour accueillir la lumière
          d'une présence

          Nommer
          pour traverser le pont
          de l'absence

          Saisir cet instant
          près du jour
          évanescence d'une ombre
          dont on suit les contours

          Les branches de l'arbre
          accrochent le silence du ciel
          On navigue en cet enclos
          de ramures en mâtures

          On persiste   on s'avance

          ibid p.84

Le lecteur se laisse peu à peu gagner par cette forme d'espérance retrouvée, sereine et communicative, qui fait de ce recueil un livre de chevet.
Pas à pas, dans les pas du poète, il persiste et avance, tentant de mieux vivre au rythme de sa propre histoire.

Bibliographie:
  • Faire un trou à la nuit, Sabine Péglion, éditions La tête à l'envers, 2016
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