Amitié du Poète
à Jules Supervielle
Le ciel une vitre mal lavée en octobre
Le vent qui fait les cents pas devant ma porte
Une rumeur, un orchestre de foire quelque part
Et le souvenir – feu qui prend mal et qui fume.
Sont-ce les cris des vignerons, les bruits des tonneaux
Que l'on range au fond d'une cour vaporeuse ?
Est-ce la ville où tu es prisonnier, sont-ce les rues
Très lourdes comme des chaînes attachées à tes pieds ?
Je pense à toi poète, aux paroles simples
Que tu regardes comme des œufs à travers la lumière.
Les contours d'une vie se dessinent à l'intérieur
Ton œil trouve la forme secrète de toute chose.
Dans cet automne encore tu me prends par la main
Tu me mènes dans le jardin désert de ma jeunesse
C'est que je me suis enivré de ton vin
Que je me suis drapé dans le manteau de tes poèmes.
Tu as su parler au berger qui interroge l'orage
La grêle de tes mots a rafraîchi les tempes
Du malade. Et au haut des falaises tu as allumé
De grands feux pour les barques perdues sur les mers.
Ah! Ton sac est plein d'herbes magiques qui donnent
La vue aux aveugles, la parole aux muets
Tu ne crains pas les fauves tapis dans l'homme
Tu sais tordre le cou à la haine, à l'envie, à la méchanceté.
Toi, bon jardinier : enlève le bois mort
De nos âmes. J'aime à te voir marcher
Avec maladresse, la tête penchée sur l'épaule
Comme un samovar où bout un chant lointain
Les choses confiantes te laissent les approcher,
Tu sais aussi le langage des animaux, des dieux,
Frères et ennemis t'écoutent comme les arbres
Qui font signe autour du grand chêne de la forêt.
Tous sont là : les morts, les vivants, tu leur parles
Et ta voix se fait pluie ou silence ou fougère
Elle est la branche du compas qui trace
De ton centre des cercles au-delà de la vie.
Ilarie Voronca in Beauté de ce monde ( Poèmes 1940/46), Les Hommes sans Épaules éditions,
2018, p.p.160/161
Ilarie Voronca, dédiait ce poème d'ouverture à Jules Supervielle. Il m'est venu l'idée de créer à postériori ce dialogue entre eux :
Jules Supervielle:
Ma Chambre
Mon cœur qui me réveille et voudrait me parler
Touche ma porte ainsi qu'un modeste étranger
Et reste devant moi ne sachant plus que dire :
" Va, je te reconnais, c'est bien toi, mon ami,
Ne cherche pas tes mots et ne t'excuse pas.
Au fond de notre nuit repartons dans nos bois,
La vie est alentour, il faut continuer
D'être un cœur de vivant guetté par le danger."
Jules Supervielle, in Les amis inconnus, Ma Chambre, Poésie/Gallimard, 1982, p.176
Ilarie Voronca:
Le Vent
Je te ressemble Ô vent ! mon frère, comme toi
Je n'ai jamais droit au repos. Avec envie,
Je regarde les choses dispensées d'errer
Je m'accroche aux forêts mais les branches se brisent.
Et comme toi j'apporte une image étrangère,
Un goût de sel marin ou les lignes diffuses
Des montagnes. Sur les places des cités je suis
Le voyageur qui parle de pays jamais vus.
Qui donc te chasse ainsi vers le Sud, ou vers l'Est,
Vas-tu vers le soleil de la femme ? Est-ce l'océan mâle
Qui te crie des ordres ? comme toi, tantôt riant
Tantôt en colère, je cours parmi pierres et eaux.
(extrait)
Ilarie Voronca, in Beauté de ce monde, Contre solitude, 1945-1946, Les Hommes sans
Épaules, 2018, p.273
Jules Supervielle:
Puisque je ne sais rien de notre vie
Que par ce peu d'herbage à la fenêtre
Ou par des oiseaux, toujours inconnus,
Que ce soit l'hirondelle, l'alouette,
Retournons-en au milieu de ma nuit,
Ma plume y met de lointaines lumières,
J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,
Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi
Sous le plafond de ma chambre suiveuse
Qui marche à mon pas, quand tout dort.
Jules Supervielle, ibid Les amis inconnus, Ma chambre, p.177
Ilarie Volonca:
Villes à inventer
J'ai de belles promenades, des heures limpides,
Mais mille villes pour les accueillir.
Des regards aimants, des rires. Ah ! ce vide
J'ai mille fêtes, mille joies pour le remplir
J'ai des soirs paisibles pour les chambres
Qui ne sont nulle part. Du raisin
Pour les vignes secrètes d'un Septembre
Qui secoue sa chevelure de pain et de vin
(extrait)
Ilarie Voronca, Poèmes inédits (1943-46), p.289
Ilarie Voronca, jeune étudiant roumain, de son vrai nom Eduard Marcus, s'était installé à Paris, en 1933. Il se suicidera au gaz dans sa cuisine, au soir du 4 avril 1946, et sera enterré au cimetière parisien de Bobigny-Pantin.
Jules Supervielle, partagé entre deux pays, quitte la France le 2 août 1939 pour visiter sa famille en Uruguay, il se retrouvera bloqué sur place par la guerre et collaborera, sur place, à des revues éditées par la France Libre, comme Lettres françaises en Argentine et Valeurs en Égypte. Il reviendra à Paris en 1946 .
Se sont-ils revus ou pas? Je ne sais. Leur état de déracinés n'avait pu que les rapprocher.
Avec Christophe Dauphin, chargé de la post-face de ce livre, je citerai en gage d'espoir pour tous ces quelques vers d'Ilarie Voronca :
Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
L'amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
Pour en savoir davantage sur le poète n'hésitez pas à consulter le site des Hommes sans épaules, indiqué plus bas.
Bibliographie:
- Ilarie Voronca, Journal inédit, suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940-46), Les hommes sans Épaules éditions, 2018.
- Jules Supervielle, Le Forçat inconnu, suivi de Les amis inconnus, Poésie/ Gallimard, 1982.
- http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Ilarie_VORONCA-14-1-1-0-1.html
- https://schabrieres.wordpress.com/2009/12/31/ilarie-voronca-rien-nobscurcira-la-beaute-de-ce-monde-1940/