Port des Barques

Port des Barques

vendredi 25 janvier 2019

Rainer Maria Rilke, l'hommage aux fenêtres


                                            
               Les Fenêtres

                        1

        Il suffit que, sur un balcon
        ou dans l'encadrement d'une fenêtre,
        une femme hésite…, pour être
        celle que nous perdons
        en l'ayant vue apparaître.

        Et si elle lève les bras
        pour nouer ses cheveux, tendre vase :
        combien notre perte par là
        gagne soudain d'emphase
        et notre malheur d'éclat!

        in Rainer Maria Rilke, œuvres 2, Poésie, Seuil 1972, p.511

Rainer Maria Rilke, qui fut un temps le secrétaire de Rodin, écrivit ces poèmes directement en français. L'introduction à ce recueil de son œuvre précise qu'il est alors "l'un des rares poètes du XX° siècle ayant atteint au statut d'auteur universel. Pour un auteur de langue étrangère, cette réussite n'est possible que s'il accède à la célébrité dans le monde littéraire français".
Laissons-nous séduire par cet "il suffit que" ...

                          2

          Tu me proposes, fenêtre étrange, d'attendre ;
          déjà presque bouge ton rideau beige.
          Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre ?
          Ou me défendre, fenêtre? Qui attendrais-je ?

          Ne suis-je intact, avec cette vie qui écoute,
          avec ce cœur tout plein que la perte complète ?
          Avec cette route qui passe devant, et le doute
          que tu puisses donner ce trop dont le rêve m'arrête ?

                           5

           Comme tu ajoutes à tout,
           fenêtre, le sens de nos rites :
           Quelqu'un qui ne serait que debout,
           dans ton cadre attend ou médite.

            Tel distrait, tel paresseux,
            c'est toi qui le mets en page :
            il se ressemble un peu,
            il devient son image.

            Perdu dans un vague ennui,
            l'enfant s'y appuie et reste ;
            il rêve… Ce n'est pas lui,
            c'est le temps qui use sa veste.

            Et les amantes, les y voit-on,
            immobiles et frêles,
            percées comme les papillons
            pour la beauté de leurs ailes.

            ibid p.513

                           10

            C'est pour t'avoir vue
            penchée à la fenêtre ultime,
            que j'ai compris, que j'ai bu
            tout mon abîme.

            En me montrant tes bras
            tendus vers la nuit,
            tu as fait que, depuis,
            ce qui en moi te quitta,
            me quitte, me fuit…

            Ton geste, fut-t il la preuve
            d'un aveu si grand,
            qu'il me changea en vent,
            qu'il me versa dans le fleuve ?

            ibid p.515
         

L'absence de lumière et la brièveté des jours d'hiver exigent du poète qu'il ait un "poste de vigie" préféré d'où il pourra contempler le monde. Chacun d'entre nous regagne secrètement le sien avant de prendre la plume.

Bibliographie:
  • Rainer Maria Rilke, œuvres 2, poésie, éditions du Seuil, 1972.


 


vendredi 18 janvier 2019

Emannuel Campo, poésies insolentes et domestiques



         Il y a

         perçant la fenêtre
         un rayon de soleil
         voire deux            trois

          une masse lumineuse
          se pose sur le bureau
          s'ancre et dessine
          à la surface
          un lotissement dont
          on ne sait quel cadastre.

          Il y a sans doute une parcelle à louer
          une friche à retourner
          une part d'ombre à trouver
          si la main
          joue à l'éclipse.

          Mais c'est l'avant-bras qui
          comme une écume
          s'échoue en roulant
          vers ce qui deviendra un appui
                                        une rive  un livre

          Dans la chaude pièce du bureau
          entre
          une fragile épaisseur.

          in Maison, Poésies domestiques, éditions la Boucherie littéraire 2016, p.19

À lire ces quelques poèmes domestiques par l'un des matins gris de janvier, le lecteur appréciera d'autant plus leur humour décapant.

          Toujours j'oublie
          qu'un inachevé nous traverse
          et que voler à droite à gauche
          comme un papillon de nuit égaré
          au-dessus de ma tartine du matin
          ne produit ni vent
          ni ne fait avancer.

          ibid p.29
     
          Ado
          le miroir matinal de la salle de bain
          nous prédisait la réussite
          alors que dans celui du soir
          nous nous consolions de n'être
          que nous nous-mêmes;

          ibid p.14

          Me dis que

          l'ordre
          – les chiffres bien rangés
          l'alphabet tout ça –
         a bien des limites

         puisque certaines
         personnes arrivent
         tout de même à
         se perdre dans les trains.

         Comme quoi
         tout a beau être
         tracé

         on dévie.

         ibid p.16

Dévier, option salvatrice propre à tous ceux et celles qui ont eu longtemps maille à partir avec les cadres établis et les mathématiques. Ignorer les théorèmes, prôner l'insolence, quelle jouissance !

Bibliographie:

  • Maison, Poésies domestiques, Emmanuel Campo, éditions La Boucherie littéraire, collection  Sur le billot, 2015, 2016.
sur internet:


vendredi 11 janvier 2019

Camille Claudel la vie vaut bien une valse



Certaines des œuvres de Camille Claudel, présentées au Musée Camille Claudel de Nogent sur Seine lors de l'exposition temporelle, qui s'achèvera le 13 janvier prochain, peuvent surprendre les visiteurs. Il en est ainsi de ces modèles réduits. Alors que ces statuettes ne sont que soigneusement "encagés" pour les protéger lors d'une première cuisson, avant la réalisation finale.





La passion, qui habitait Camille Claudel ne laissait en rien prévoir les délires de persécution, qui  l'assaillirent par la suite et qui, faute de soins adéquats, lui valurent de se voir internée par ordre de sa mère dans "un asile pour fous" durant 30 années et ce "jusqu'à ce que mort s'en suive"...


 
 
 
Cependant, aujourd'hui, pour notre plus grand plaisir, rien n'arrête l'élan de La Valse, réalisée en diverses matières précieuses, rien n'étouffe le chant du Vieil aveugle de plâtre, ci-dessous, ni n'arrache à sa tristesse son voisin de bronze, ravagé par la vie.


Les quatre photos précédentes ont été prises au Musée Camille Claudel de Nogent sur Seine,
tandis que cette  reproduction de La vague géante, exposée au Musée Rodin, nous montre les trois minuscules baigneuses de bronze imaginées par Camille, alors même que nous avons tous en tête les images apocalyptiques des derniers tsunamis.


Sculpture Camille Claudel


 Après les pires cataclysmes, la vie se montre encore la plus forte et c'est heureux.


Je cite avec plaisir un texte de Gérard Bouté, commissaire de l'exposition présentée à l'hôtel de ville d'Aulnay-sous-Bois, en janvier 1996. Ce texte tiré du livre Camille Claudel, Le Miroir et la nuit, est paru aux Éditions de l'Amateur-Éditions des catalogues raisonnés, à l'occasion de l'émouvante et première exposition consacrée à l'artiste.


              Il faut se recueillir. Il faut descendre en soi pour descendre en elle, désaccoupler la
         représentation de la connaissance, entrer par effraction dans le monde d'avant la parole,
         se mouvoir dans l'être concret de la forme.
         L'œuvre de Camille, d'une figure à l'autre, pleine, ouverte aux profondeurs du désir, parle
         cependant en deçà du langage. Elle parle de ces mots éloquents de la nuit, existants bruts,
         souffles, murmures, gémissements, cris encore, râles parfois, hurlement traqué, empreinte
         intangible d'une indicible souffrance.
         (…)
         De même que le poète parle entre les mots, détourne les mots de leur sens par subversion
         de la langue commune, de même la sculpture de Camille, vibrante, dressée comme un
         exutoire déroute le monde des apparences. Elle se pétrit du désir. Elle métamorphose le
         désir en amour de la forme. Elle change le sens en énergie, elle fait surgir le sens du corps
         de sa masse.

         p.p.206/207
        
Comme vous, je ne sais rien de l'avenir, pas plus du mien que de celui de notre planète, mais en ce début d'année 2019, je fais confiance à la poésie, à l'art et aux artistes et vous dis : Bonne et fertile année !

vendredi 4 janvier 2019

Ravenne, l'éblouissement avec un texte de John Berger



Je vous propose, aujourd'hui, de contempler l'intérieur de la Basilique de Saint Apollinaire de Classe, située près de Ravenne, dont les superbes mosaïques font oublier la grisaille hivernale.
John Berger, écrivain anglais, les évoque ainsi dans son livre Palabres, paru en janvier 2018 aux Éditions de l'Olivier.

 

                      Coupole en mosaïque de l'abside de la basilique datant du VIème siècle
                                                          Photo de Roselyne Fritel
 
          " Elle est en forme de coquille Saint-Jacques et affiche dix bons mètres  de diamètre.
         La voûte en mosaïque représente la terre et le ciel, des arbres, des oiseaux, de l'herbe, des
         pierres, des agneaux. La main ouverte de Dieu y figure au sommet, pas plus grande qu'un galet.
         Au centre se trouve la tête du Christ, pas plus grande que la paume de Dieu. Les couleurs
         principales  sont le vert, le blanc, l'or et le bleu turquoise. Le sujet, à en croire le titre, est
         la transfiguration du Christ sur le mont Thabor, en Galilée. Et la mosaïque transfigure l'espace.
         Chaque entité que nous voyons – que ce soit une fleur, un agneau, une touffe d'herbe, un galet
         – est le centre de tout; rien dans cette scène ne se situe à la marge.
             La courbe que décrit la voûte est la traduction en termes spatiaux de ce qu'est l'éternité en
         termes temporels. Ici, la distance rapproche au lieu de séparer.
             Comment une telle transfiguration est-elle- rendue possible ? Le secret réside dans la manière
         dont les tesselles de la mosaïque jouent avec la lumière. Ces petits cubes de verre, de marbre et
         de minéraux génèrent par la position qu'ils occupent l'un par rapport à l'autre, une extraordinaire
         énergie visuelle. Comment y parviennent-ils ?
          Les tesselles sont de la même couleur, mais dans des nuances différentes. Aucune ne
          ressemble tout à fait à sa voisine. L'angle selon lequel elles ont été insérées dans le mortier
          il y a de cela quatorze siècles varie lui aussi, secteur après secteur . La lumière qu'elles
          réfléchissent est par endroits éclatante, par endroits opaque  – comme cela se produit, dans la
          nature, quand la lumière est réfléchie par une eau mouvante. Et, pour finir, les tracés des
          tesselles – leur cheminement le long de cette mosaïque incurvée – ne sont jamais droits, mais
          toujours plus ou moins serpentins. Elles avancent comme des anguilles.
          Quand on lève les yeux et que l'on contemple la mosaïque dans son ensemble, tout ce qu'on
          voit est fixe et calme et, en même temps, tout prend part au mouvement perpétuel.
              C'est pourquoi chaque entité – chaque arbre, fleur, agneau, pierre ou prophète –, quel que
          soit son emplacement et quelle que soit sa taille – devient, quand on le regarde, le centre de ce
          qui l'entoure."

          in Palabres, de John Berger, aux éditions de l'Olivier, 2018, pages 91/92/93
         
          Par ailleurs, la luminosité de cette basilique, la blancheur de ces arcades qui contrastent avec
          les poutres sombres du plafond, tous ces visages de saints peints dans des médaillons au-dessus
          des colonnes font de cette éblouissante église une merveilleuse découverte.

          John Berger, l'auteur du texte qui accompagne ces photos, écrit en outre ces mots qui me
          touchent tout particulièrement et que je vous partage:
               
                 "Cela fait à peu près quatre-vingts ans que j'écris. Au début, j'ai écrit des lettres, puis des
          poèmes et des discours…
          A présent, j'écris des notes. L'écriture a toujours été pour moi une activité vitale; elle m'aide à
         donner un sens aux choses, et à poursuivre ma route.
         
         
                                                            

Photo de Roselyne Fritel 
 
 
Bibliographie:
texte de John Berger, extrait de Palabres, éditions de l'Olivier, 2018
https://books.google.fr/books/about/Palabres.html?id=T5BDDwAAQBAJ&source=kp_book_description&redir_esc=y