Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 juin 2020

Wallace Stevens, deux lettres comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble



                   Deux lettres

                            I

                      Lettre de

         Même s'il y avait eu un croissant de lune
         Sur la cime de chaque nuage dans les cieux,
         Inondant le soir d'une lumière cristalline,

         On aurait désiré plus encore – encore –
         Un intérieur vrai auquel retourner,
         Un foyer contre le moi, une obscurité,

          Une quiétude où vivre la vie d'un instant,
          L'instant de l'amour et fortune de la vie,
          libre de tout le reste, libre par-dessus tout de la pensée.

          C'aurait été comme allumer une bougie,
          Comme s'appuyer sur la table, s'abriter les yeux,
          Et entendre un récit qu'on désirait ardemment entendre,

          Comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble,
          Si l'un de nous parlait et nous croyions tous
          Ce que nous entendions et la lumière, quoique pauvre, suffisait.


                            II

                       Lettre à

          Elle désirait un jour de vacances
          Avec quelqu'un pour parler sa suave langue natale

          Dans les ombres d'un bois…
          Ombres, bois… et tous deux en conversation,

          Dans le secret de paroles
          S'ouvrant dans le secret d'un lieu,

          N'ayant rien à voir avec l'amour.
          Une terre la tiendrait dans ces bras ce jour-là

          Ou quelque chose de très semblable à une terre.
          Le cercle ne serait plus brisé, mais clos.

          Les lieux de distance loin
          De tout finiraient. Tout se rejoindrait.

          in À l'instant de quitter la pièce, Poèmes posthumes, (1950-1955),traduit de l'anglais et
          préfacé par Claire Malroux, parus chez José Corti en 2006, p.p.115/117.

     Nous éprouvons tous le besoin de reprendre nos marques après un si long confinement et ces
     poèmes me semblent les bienvenus.

     Leur auteur, Wallace Stevens, écrivait le 24 juin 1955 à Mrs.Church, une amie :
    
     "Me voici de retour au bureau pendant quelques heures chaque jour, bien que je n'essaie pas de faire beaucoup plus que recouvrer ma concentration… J'imagine qu'il me faudra longtemps pour retrouver l'activité qui était la mienne avant de tomber malade.
(…) Ceci est la première longue lettre que j'ai écrite à quiconque depuis ma maladie. J'espère que le fait d'avoir pu écrire une lettre de cette longueur est un bon signe. Traîner dans des hôpitaux pendant deux mois semble détruire presque entièrement la plus faible capacité de concentration.
Sincèrement vôtre : Wallace Stevens.


Il devait mourir le 2 août suivant, nous laissant des poèmes tels que celui-ci :

         Le poème qui a pris la place d'une montagne

         Il était là, mot pour mot,
         Le poème qui a pris la place d'une montagne.

         Lui, respirait son oxygène,
         Même quand le livre gisait à l'envers dans la poussière de sa table.

         Il lui rappelait comment il avait eu besoin
         D'un lieu à atteindre en suivant sa propre direction,

         Comment il avait recomposé les pins,
         Déplacé les rochers et frayé son chemin parmi les nuages,

         À la recherche de la juste perspective,
         Où il serait complet dans une complétude inexpliquée :

         Le rocher exact d'où ses inexactitudes
         Découvriraient enfin la vue vers laquelle elles avaient avancé,

         Où il pourrait s'allonger et, contemplant la mer en bas,
         Reconnaître son unique et solitaire foyer.

         ibid Le Rocher, (1954) p.39

Confinés durant 52 jours, démunis et en première ligne face à un virus meurtrier, nous avons voulu croire en  un avenir, quitte à le réinventer, chaque matin, en ouvrant un nouveau recueil de poésie et en vous le partageant.
À nous de vivre ensemble la suite des évènements avec la même attention et la même détermination.

Bibliographie:

  • À l'instant de quitter la pièce, Wallace Stevens, Le Rocher et derniers poèmes, Adagia, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Claire Malroux,  José Corti, 2006.


sur internet:

       https://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/03/wallace-stevens.html
        

vendredi 19 juin 2020

Francis Ponge vu par Christian Bobin


         Les ombelles

         Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe: c'est plus doux.
         Le soleil les attire et le vent les balance. Leur tige est longue et sans raideur.
         Mais elles tiennent bien en place et sont fidèles à leur talus.
         Comme d'une broderie à la main, l'on peut dire que les fleurs soient
         tout à fait blanches, mais elles les portent aussi haut et les étalent
         aussi largement que le permet la grâce de leur tige.
         Il en résulte vers le quinze août, une décoloration des bords de routes,
         sans beaucoup de couleurs, à tout petits motifs, d'une coquetterie discrète
         et minutieuse, qui se fait remarquer des femmes.
         Il en résulte aussi de minuscules chardons, car elles n'oublient aucunement
         leur devoir.

         in Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986, p.75

Christian Bobin, dans Un livre inutile, paru en 1992,  parle en ces termes de l'auteur:

         Le moineau Ponge s'est posé le 27 mars 1899 sur le rebord du monde. Il s'est envolé le 6 août 1988. Il a laissé sa chanson près de nous, dans la fraîcheur du soir. Sa lumière de chant pur.

        Nous souffrons d'un manque chronique d'égards. Envers les autres, envers nous-mêmes.
Envers les choses, ajoutait-il. Ne les oubliez pas. Commencez donc par elles : petite lumière donne grand soleil. Léger flocon fait douce neige.

        Dans son laboratoire d'enfance, il faisait tourner un abricot entre ses doigts – ou bien une crevette, un cageot, voire même un savon. Il faisait mieux que les considérer : il les envisageait.
Il leur donnait un visage inoubliable. Lumineux de silence. Sonore de clarté. Il était d'une si rare courtoisie que toutes les choses venaient à lui, certaines de n'être pas trompées. Il leur ouvrait ses bras. Il parlait à leur santé. Il leur donnait ses yeux, rincés de clair.

       Un cœur insomniaque dans l'olive. Un cœur affolé dans la noix. Le chiffon rouge d'un cœur,
pour attraper les grenouilles d'encre: dans le seau de la page, comme elles s'agitent, les rainettes.
On soulève le couvercle et c'est une phrase verte qui surgit, une vérité qui saute aux yeux.

       in Un livre inutile, L'élixir du Docteur Ponge, Fata Morgana, 1992, p.p.43/44

       Sur l'enclume du songe, il martelait les mots. Les chevaux du langage, les vieux chevaux fourbus, il les ferrait de neuf.
       
        ibid p.45

Par les temps qui courent qui d'autre qu'un poète saurait nous "referrer de neuf" ?

        La mort gourmande venait parfois. Elle le serrait de près, comme elle fait avec vous, comme  elle fait avec moi. Elle ne lui soutirait rien. Il était intransigeant là-dessus. Il avait cette élégance de retenir le pire pour lui et de n'offrir que le vif, le tranchant, le radieux.

        ibid p.45

        Il n'a pas rendu son âme à Dieu. Ce n'était pas son genre. Il a donné sa langue au chat qui n'en a fait qu'une bouchée.
 
        ibid p.45

        Merci , camarade. À toujours dans les livres. À partout sur la terre abondante.
 
        ibid p.46

Pour clore cet échange, Francis Ponge, s'il était encore en vie, aurait très bien pu répondre ceci :

        Dire les choses

            Je propose à chacun l'ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l'épaisseur des choses,
une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu'opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de
paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu'alors enfouies. Ô ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots! (…)
   
         in Le parti pris des choses, Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986.

Pour en savoir davantage sur Ponge et sur Bobin,  je vous suggère vivement de lire ou relire, sur internet, les deux beaux articles rédigés par Jacques Décréau à propos de ces deux poètes, et parus sur La Pierre et le sel, sous le titre:
Francis Ponge, le problème de l'expression, et Christian Bobin, un regard émerveillé, articles dont vous trouverez plus bas les liens.


Bibliographie:
  • Christian Bobin, Un livre inutile, Fata morgana, 1992
  • Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986
Sur internet:



vendredi 12 juin 2020

Jacques Ancet, laisse tomber ce que tu portes



        Une brume pâle remplace les choses. Une attente étroite, une peur.
        La voix qui parle n'a jamais cessé de parler.

        in L'âge du fragment, Une attente étroite, chronique, dessins de Jean Murat, 2016.

En deux lignes, le décor est dressé, semblable à l'un ou l'autre de ces moments si incertains, que nous
venons de traverser mais que la voix d'un poète n'a cessé d'accompagner.
Jacques Ancet, que j'ai pu approcher lors du Festival voix vives de méditerranée en méditerranée, à Sète, en 2016, reste l'un de mes préférés et celui qui me nourrit en toute occasion.

       " Il y a cette voix, qui ne se tait pas mais est silence. Le langage et le corps habitent ce poème,"
et dès lors, il nous revient d'être simplement à l'écoute.

      " Ensuite ne reste qu'un petit bruit, des fils tissés dans la lumière grise, une attente muette. Le pied touche le pied. De la bouche ne sortent que des mots sans suite : robinets d'or, pornographie…

Les doigts sont froids. Le jour cherche le jour."

        " Dans l'image on n'entre pas. Elle reste en face, comme posée devant les yeux qui lui donnent
limites et profondeur. La beauté est cette distance infranchissable tissée de lumière et de vols qu'on
croient toujours pouvoir franchir. La main se tend, la bouche s'ouvre. Les doigts et les mots se con-
fondent. On n'y voit plus. On touche le murmure."

        " Et maintenant ? Près du pied un petit rectangle lumineux. Je me raccroche à ce que je peux, dit-il. Aux images, aux titres, aux feuilles, à l'herbe. À rien de précis. Au souffle d'air qui passe. je regarde le Jour il me regarde. Qu'y a-t-il entre nous?"

Et si nous tentions à notre tour l'expérience?  Relire sa propre vie ne s'apprend pas dans les livres même si tout nous y invite actuellement :

        "En attendant, lève-toi.Ouvre les mains. Laisse tomber ce que tu portes. Ne garde que ta vie. Une brassée d'air. Et rien."

        "Ton visage me revient dans l'obscur. Il ressemble à la lumière où brûlent tulipes et azalées.
Il fait la douceur et la soif. Il ouvre des espaces sans limites. Je suis perdu, mais j'aime cette perte :
c'est là que je te trouve."

        "Ce que je vais dire m'attend. Mes mots me cherchent sans me trouver Une voix les murmure.
J'écoute, je cherche à la comprendre. Mais plus j'écoute moins j'entends. De grands arbres portent
le jour. J'avance entre leurs branches, leurs fleurs. Ne regarde pas, dit la voix, entre.

        " La douleur ressemble à la douceur. Elles ont la même tombée de clarté et de nuit. On pourrait
presque les confondre tant elles habitent le visage, font luire les pommettes, creusent un peu plus les joues, laissent sur les lèvres un mot qu'elles ne prononcent pas. Elles ont une sorte d'abandon où les
mains suivent le cours des choses et tremblent."

        " C'est là toujours. Ce qui me tient ne me lâche pas. Me laisse désemparé dans le jour bas. Avec
le bruissement du sang et, parfois, un cri comme venu de nulle part.

in Une attente étroite, L'âge du fragment, chronique, avec des reproductions de peinture de Jean Murat, 2016.

Ne manquez pas de lire ou relire également les articles indiqués ci-dessous parus précédemment sur Le Temps bleu et la Pierre et le sel.

Bibliographie:

  • Jacques Ancet, L'âge du fragment, chronique, avec 4 reproductions de peintures de Jean Murat, aux éditions AEncrages &Co, 2016.
sur internet:

vendredi 5 juin 2020

Salah Stétié, en hommage à ce goût violent de la poésie



                   Le livre est écrit, achevé, l'ange a replié la montagne
                   Et seulement dans le jour finissant un homme
                   Debout dans la fluidité des arbres.

                   in Fiançailles de la fraîcheur, Méditation sur la mort d'une figue (extrait), 
                   Imprimerie nationale Éditions, Collection La Salamandre, 2003, p.122

 J'ai découvert la voix du poète libanais, Salah Stétié, en juillet 2013, à Sète, lors du "Festival des Voix Vives, de méditerranée en méditerranée".
Les notes, que je vous partage aujourd'hui, en hommage à l'homme qu'il fut, datent de cette toute première rencontre.

        Nos travaux alimentaires sont souvent des impasses. Nous sommes dans l'expérience de la 
     parole, peut-être le plus grand des mystères. Ces ondes physiques qui traversent nos trompes
    d'Eustache nous permettent d'aller plus loin dans la communication et nous aident à vivre et à
    survivre.
 
    Le lien avec la Méditerranée et la poésie est un pacte entre elles. La poésie est d'abord voyage.
    Il y a les Phéniciens, Carthage, ou "lieu du pèlerinage " en phénicien, et toutes les villes qui
    commencent par "Mars".
    Ils étaient des caboteurs, qui suivaient les côtes, ils ont trouvé alors l'étoile polaire et l'ont gardée
    sans se trahir pendant six siècles; les Grecs ne l'ont appris que par traîtrise.
    Émerveillement puis désenchantement...car la Méditerranée ouvre l'espace nostalgique
    d'un retour.
    Ainsi dans L'Iliade et l'Odyssée, le livre noir, dont le mot grec a pour sens, le trouble, la
    mésaventure et le péril du retour, les îles sont toujours des femmes.
    Homère n'a pas été le seul certainement. Borges dit qu'Homère est aveugle parce que le monde de
    la poésie est invisible. Il ne raconte pas ce qu'il voit mais ce qu'il tire de lui-même; il s'agit d'un
    lieu sans lieu, où la poésie est la déroutée, la déchirée, la non-apaisée...Idée qu'affirme Héraclite.

    La poésie est l'un et son contraire; il faut toujours avoir deux idées "l'une pour tuer l'autre" disait
    Braque.
   
    Que l'ivresse soit complète c'est possible en Méditerranée . La panique verbale était à
    maîtriser, l'alexandrin est né à Alexandrie !
    Ainsi le navigateur fut jeté par son propre vertige dans l'univers marin de la Méditerranée ! Il y
    fondera un empire!

    Le destin se place entre l'homme et son étoile. Le summum a lieu entre le 12ème et 13ème siècle,
    en Andalousie, toutes cultures et religions jointes. Je suis nostalgique de cette Andalousie-là!

   Le destin des miracles est de ne pas pouvoir durer. "Garder la mémoire" signifie méditer l'oubli !
 
   La Méditerranée est la mer d'entre les terres. À Séville, chez Pierre Le Cruel, on ne parlait que
   l'arabe, à Grenade, on ne parlait que l'espagnol parce que les princes n'épousaient que des femmes
   espagnoles.

   Le Liban était une Andalousie, 19 confessions y vivaient en harmonie…
   Toute "Andalousie" serait - elle vouée à être perdue?
   Or, rien n'est jamais ni perdu, ni gagné d'avance; l'excès d'expérience est le mode le plus
   pernicieux de l'inexpérience!
   Il reste à reconquérir ce sens, qui est un goût violent de la poésie!

   Je suis heureuse de pouvoir partager avec vous ces notes, qui traduisent en mots l'engagement
   du poète et de l'homme de grande qualité, qu'il fut.

Né en 1929, à Beyrouth, il fut par la suite ambassadeur du Liban à l'Unesco, aux Pays-Bas, et au Maroc, puis secrétaire général du Ministre des Affaires Étrangères.
Son œuvre fut couronnée de nombreux prix, notamment le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française, le Grand prix européen de poésie de Smederevo, et le Grand prix international des Biennales internationales de Liège.

Et pour en savoir davantage , je vous invite vivement à cliquer sur les liens ci-dessous, qui vous donneront accès à deux beaux articles, écrits à son propos par deux de mes plus fidèles amis, et mis
en ligne sur le blog de La Pierre et le sel, en 2011 et 2013.

sur internet: