Deux lettres
I
Lettre de
Même s'il y avait eu un croissant de lune
Sur la cime de chaque nuage dans les cieux,
Inondant le soir d'une lumière cristalline,
On aurait désiré plus encore – encore –
Un intérieur vrai auquel retourner,
Un foyer contre le moi, une obscurité,
Une quiétude où vivre la vie d'un instant,
L'instant de l'amour et fortune de la vie,
libre de tout le reste, libre par-dessus tout de la pensée.
C'aurait été comme allumer une bougie,
Comme s'appuyer sur la table, s'abriter les yeux,
Et entendre un récit qu'on désirait ardemment entendre,
Comme si nous étions tous assis de nouveau ensemble,
Si l'un de nous parlait et nous croyions tous
Ce que nous entendions et la lumière, quoique pauvre, suffisait.
II
Lettre à
Elle désirait un jour de vacances
Avec quelqu'un pour parler sa suave langue natale
Dans les ombres d'un bois…
Ombres, bois… et tous deux en conversation,
Dans le secret de paroles
S'ouvrant dans le secret d'un lieu,
N'ayant rien à voir avec l'amour.
Une terre la tiendrait dans ces bras ce jour-là
Ou quelque chose de très semblable à une terre.
Le cercle ne serait plus brisé, mais clos.
Les lieux de distance loin
De tout finiraient. Tout se rejoindrait.
in À l'instant de quitter la pièce, Poèmes posthumes, (1950-1955),traduit de l'anglais et
préfacé par Claire Malroux, parus chez José Corti en 2006, p.p.115/117.
Nous éprouvons tous le besoin de reprendre nos marques après un si long confinement et ces
poèmes me semblent les bienvenus.
Leur auteur, Wallace Stevens, écrivait le 24 juin 1955 à Mrs.Church, une amie :
"Me voici de retour au bureau pendant quelques heures chaque jour, bien que je n'essaie pas de faire beaucoup plus que recouvrer ma concentration… J'imagine qu'il me faudra longtemps pour retrouver l'activité qui était la mienne avant de tomber malade.
(…) Ceci est la première longue lettre que j'ai écrite à quiconque depuis ma maladie. J'espère que le fait d'avoir pu écrire une lettre de cette longueur est un bon signe. Traîner dans des hôpitaux pendant deux mois semble détruire presque entièrement la plus faible capacité de concentration.
Sincèrement vôtre : Wallace Stevens.
Il devait mourir le 2 août suivant, nous laissant des poèmes tels que celui-ci :
Le poème qui a pris la place d'une montagne
Il était là, mot pour mot,
Le poème qui a pris la place d'une montagne.
Lui, respirait son oxygène,
Même quand le livre gisait à l'envers dans la poussière de sa table.
Il lui rappelait comment il avait eu besoin
D'un lieu à atteindre en suivant sa propre direction,
Comment il avait recomposé les pins,
Déplacé les rochers et frayé son chemin parmi les nuages,
À la recherche de la juste perspective,
Où il serait complet dans une complétude inexpliquée :
Le rocher exact d'où ses inexactitudes
Découvriraient enfin la vue vers laquelle elles avaient avancé,
Où il pourrait s'allonger et, contemplant la mer en bas,
Reconnaître son unique et solitaire foyer.
ibid Le Rocher, (1954) p.39
Confinés durant 52 jours, démunis et en première ligne face à un virus meurtrier, nous avons voulu croire en un avenir, quitte à le réinventer, chaque matin, en ouvrant un nouveau recueil de poésie et en vous le partageant.
À nous de vivre ensemble la suite des évènements avec la même attention et la même détermination.
Bibliographie:
- À l'instant de quitter la pièce, Wallace Stevens, Le Rocher et derniers poèmes, Adagia, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Claire Malroux, José Corti, 2006.
sur internet:
https://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/03/wallace-stevens.html