Port des Barques

Port des Barques

vendredi 21 mai 2021

Giacometti, la pomme sur le buffet




La Pomme sur le buffet. 1937. Giacometti 

Charles Juliet écrit ceci à propos de ce tableau : 

Ce qui frappe d'emblée, c'est la sobriété des couleurs, leur nombre restreint, et l'importance 
des lignes verticales et horizontales. 
Le sujet est banal : une pomme sur un buffet installé devant un lambris au-dessus duquel se 
découpe un pan de mur. 

Pour échapper à la banalité du sujet, animer cette structure rigide de lignes qui se coupent à 
angle droit, Giacometti introduit de légers décalages, crée de subtiles dissymétries. Le meuble 
est déporté sur la gauche, la pomme, sur la droite. Le tiroir droit et le tiroir gauche, d'inégales dimensions, sont traités différemment, de même que les parties sous-jacentes, et les deux portes. 
Mais ce qui attire l'attention, ce sont les bords latéraux du plateau sur lequel se trouve la pomme : 
ils sont tracés en perspective et supposent deux points de vue différents, aucun des deux d'ailleurs ne se confondant avec le regard du peintre. 

La sécheresse de cette analyse me laisse glacée. L'oeuvre de Giacometti vous saute au visage, vous arrache des larmes pour peu que vous soyez sensible à la douleur intérieure qu'elle véhicule. 

Il se trouve également que ma mère ressemblait étonnamment à son modèle. 

Bibliographie: 

Giacometti , par Charles Juliet. P.O.L,  2007

Voir également 
https://www.fondation-giacometti.fr/fr/evenement/137/lhomme-qui-marche




vendredi 14 mai 2021

Cécile Coulon, quand les lucioles font un cortège aux paupières de la nuit





           Tout va bien 

        La première fois que quelqu'un a posé ses mains 
        sur moi d'une manière tout à fait différente 
        de celle dont jusqu'à ce jour, j'avais l'habitude, 
        une manière tout à fait différente 
        et à la fois chargée d'images, de promesses 
        et de responsabilités que je n'étais, pas encore, 
        en mesure de comprendre, 
        la première fois que quelqu'un 
        a posé ses mains sur moi, 
        ce geste fut accompagné 
        de quelques mots simples : 
        "Tout va bien et tout ira bien", 
         après cela 
         j'ai répété, à mon tour, ces paroles douces 
         en d'autres occasions, 
         mais toujours, toujours, la même façon 
         de tendre la voix dans une gorge serrée,
         toujours, toujours, les yeux clairs qui fouillent 
         d'autres yeux clairs pour qu'ils ne les oublient pas, 
         " Tout va bien et tout ira bien", pour certaines 
         pour certains, cette phrase apparaît comme un moyen 
         facile et rapide de mettre fin à ce genre de scrupules 
         qui précèdent généralement un baiser long, 
         profond, 
         une chemise qu'on retire, un sein qu'on frôle, mais  
         pourtant, je n'ai pas dit cela pour gagner, je n'ai pas 
         dit cela pour vaincre et je ne dirai jamais cela 
         pour mentir à quelqu'un que j'aime et qui a peur, 
         mais qu'est-ce aimer sinon montrer les dégâts 
         causés par sa propre terreur, qu'est-ce aimer 
         sinon répéter, sincèrement, comme un moine 
         devant la statue d'une vierge aux paupières closes, 
         "Tout va bien et tout ira bien" ? 
          Dans les pires moments et les fins d'après-midi 
         chaudes, dans les aubes que des chagrins voraces 
         ont sali, aux rives de lacs gelés comme au bas 
         d'immeubles gris, mille fois j'ai pensé 
         à cette première fois, à la façon dont 
         les mains, les yeux, la bouche se joignent 
         en un cortège bancal, et lorsqu'il m'arrive 
         de croire que tout espoir fut porté en vain, 
         je repense à ces mots, à la vie qui recommence 
         dans chacune de leurs syllabes : 
         "Tout va bien et tout ira bien."

 in " Les Ronces", Cécile Coulon, Le Castor Astral,            Poche/Poésie,  2021, p.p. 24/25

Cécile Coulon est née en 1990, dans le Puy- de -Dôme. Sportive, à l'image de ses deux parents, elle est une fervente de la course à pied, qui a consacré sa thèse de Lettres modernes au sujet: "Sport et Littérature"! 
Précoce, elle publie son premier roman, Le voleur de vie, à l'âge de 17 ans! Six livres suivront...accueillis avec succès.

Ainsi écrit-elle dans son Petit éloge du running, paru aux éditions François Bourin : " Tout à coup, le cerveau, qui baigne dans ce magma de plaisir, de douleurs, d'effort, ne retient que l'essentiel".

          Courir

          La course, la vraie, est une fureur carnivore. Un astre brûlant caché dans les jointures du corps; elles grincent, la nuit, comme un 
miracle froissé. Une force qui rugit, à laquelle nous sommes forcés de croire puisqu'il n'y a qu'elle qui puisse suspendre aux crochets des montagnes des femmes et des hommes emplis de cette beauté brutale 
qui ne supporte ni la lenteur, ni les cris, ni ces bouquets d'amnésie qu'on s'offre pour éviter d'avoir mal. Courir c'est le langage des ténèbres né dans une bouche humide de sueur, de larmes et de salive. 
A l'heure où les familles passent à table, où les enfants vont dormir et les vieillards s'efforcer de survivre, la course, la vraie, s'ébroue dans la pénombre et ses lucioles en furie font un cortège immense aux paupières de la nuit."

ibid p.p.87/88


Ces derniers mots de l'auteur ont réveillés en moi un souvenir: celui d'un féerique ballet de lucioles, par une nuit de pleine lune de juillet, entre les pierres levées du site mégalithique de Carnac.

 

Bibliographie:

Céline Coulon, Les ronces, Le Castor Astral, Poche/Poésie, 2021

vendredi 7 mai 2021

Julien Gracq, en cette fin d'hiver




             Il fait un jour de fin d'hiver clair et froid, de ce bleu métallique et luisant de zinc neuf qu'on voit au ciel des dernières gelées quand les jours s'allongent; la sécheresse de ce froid est tonique et exhilarante. L'envie brusque m'a traversé, je ne sais pourquoi, d'être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve de vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte saliveuse et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des oeufs battus. Là où les soleils du matin, que j'y ai adorés, sont plus neufs, plus blancs, plus crayeux qu'ailleurs; au pays du monde rajeuni, parce qu'il semble sortir à chaque aube de l'écume.

       Julien Gracq, in Noeuds de vie, éditions Corti, Chemins et rues, p19/20, 2021.


       Ces quelques lignes, qui évoquent si bien le nord Finistère, ont exigé cependant de ma part un recours au dictionnaire :
       Mon Littré m'apprit ainsi qu'une sécheresse hivernale est tonique et peut donner de l'hilarité, d'où l'usage du  mot exhilarante, tandis que corrugant, dérivé  de corrugateur,  est un terme  d'anatomie qui exprime le fait de sourciller.

       J'espère que cette note  vous sera des plus utiles et que vous vous empresserez de placer ces mots  dans votre prochaine conversation tout en sourcillant avec bonhomie! 

samedi 1 mai 2021

François Teyssandier, le poète qui récitait des poèmes au vent

       

       Tu vis dans les mots, alors que tu voudrais habiter les couleurs. 
       T'enfoncer dans le flamboiement de lumière qui est source du 
       langage, mémoire furtive des jours, parole incandescente de feu. 
       Ton regard se fait guetteur d'ombre et d'absence. Tu écris des poèmes 
       avec l'alphabet du temps. Lettres et signes sont l'hôte de ta main. 
       Le soleil creuse à flanc de colline le visage des saisons à venir. 
       Là où la terre s'arrête, la mer commence son périple sans fin. 
       Mais tu refuses de prendre le large, même sur une barque légère. 
       Tu es trop enraciné dans le roc, comme un arbre qui du haut de la 
       montagne surveille la chute du torrent. En ce monde d'exil et de ruines, 
       tu n'auras fait que lire des livres aux pierres, réciter des poèmes au vent. 
       Mais les mots finissent par t'apparaître comme des songes imaginaires. 
       Même le désert est un miracle !

       in Paysages nomades, François  Teyssandier,  Écrire et peindre au-dessus de la nuit des mots,         p.78, Voix d'encre 2010.