Port des Barques

Port des Barques

vendredi 29 janvier 2016

Béatrice Marchal poèmes pour conjurer le gris

        

         Matière noire de poèmes sans nombre,
         d'une présence aussi dense qu'ignorée,
         votre existence dans la solitude
         comme autant de pierres d'angle soutient le monde

         in Équilibre du présent, Éditinter poésie 2013, p.42

Janvier, sous nos climats et dans les métropoles, est synonyme de grisaille et d'énergies en baisse  mais il se trouve toujours quelque part un poème pour conjurer le gris.
Ainsi, Béatrice Marchal dans Équilibre du présent mobilise celles du lecteur.

         Dans l'incertitude
         du possible
         du souhaitable
         veille!

         Tiens-toi debout
          prêt

          Seule importe une présence
          à la taille de l'évènement

          Veille
          Ta simple attention
          capable de pourvoir
          à profusion

          ibid p.65

          Ciel gris de Paris
          longtemps subi

          Sur la place la proue d'un immeuble
          se désamarre

          Retentit une corne de brume

          Ciel gris de Paris
          mon regard te pénètre
          plus loin que les nuages
          par delà les mers

          jusqu'à la lumière

          ibid p.19


          Au plus bas
          au plus obscur
          brille contre toute attente
          un grain de lumière
          intense étoile sertie dans
          l'énergie noire du désir
          centre d'un ciel inconnu
          à l'infini déploiement

          ibid p.33


                                                         Gravure sur zinc de Roselyne Fritel (2014)



Bibliographie:
  • Équilibre du présent, éditinter, 2013
sur internet:


vendredi 22 janvier 2016

Lionel Jung-Allégret un écart incalculable

         

        
         Derrière la porte ouverte

        
         tout est si étendu
         si infime
         tout est si étrange.


         Comme si l'on pouvait rester à regarder
         comme si l'on ne savait pas
         que nous ne verrions rien


         que l'infini depuis longtemps
         s'est dissipé au-delà des grands lacs gelés du ciel

         in Derrière la porte ouverte, Al Manar 2015, p.13

Ce poème d'ouverture nous introduit dans un monde étrange, dont l'auteur semble ne plus rien attendre mais que le lecteur consent  à explorer avec lui.
Derrière cette porte ouverte, il y a une infinité de portes qui battent...soit! Et s'il restait à découvrir l'envers de l'infini, à tenter encore un semblant de dialogue ou simplement à mettre des mots sur une douleur intime?

Par un écart incalculable, comme si nous marchions sur Mars, la vie goutte à goutte révèle sa présence fragile.

          Une vie d'eau
          naissant d'un reste d'algues

          une vie d'ondulations
          naissant d'un reste de soleil.
         
          Une vie de terre
          d'un reste de fumier et de gaz.

          ibid p.15


         Le reste
         n'était que vie
         tristesses
         bouleversements

         mais chaque heure
         l'a tenu comme un filet d'eau
         bu au creux des paumes

         un peu du ciel
         entre nos mains
         pour étreindre trop d'absence.

         ibid p.19

Il découle de ce constat un somptueux et bouleversant poème, conçu pour être lu et entendu d'une seule traite. Deux voix se font écho. La seconde, rédigée en italique et probablement intérieure, pose un regard différent sur " le même monde, la même blessure vivante".

        ELLE EST TA TERRE de naissance. Elle est
         le soleil et la pierre qui te nomment. La
         couleur qui s'ouvre en toi dans l'aile
         pluvieuse de la lumière.

        Elle est celle qui ne pouvait s'éteindre et s'est
        allongée au bord de la nuit, ensevelie comme
        la douleur profonde.

        Tu la sais lourde de chemins perdus, posée sur
        tant de jours, tant d'inachèvements.

        ibid p.20

Le poète, qui a dédié ce recueil à son père, décédé et à sa mère toujours fidèlement présente à chacune de ses lectures, a pour eux des paroles particulièrement émouvantes.

        Derrière la porte ouverte


        j'ai respiré le ciel
        jusque dans les draps du soir.


        J'ai senti le froid de l'air


        et des jours lointains
        y nidifier l'absence.



        J'ai respiré la peur
        j'ai respiré la vieillesse cruelle


        et senti brûler l'encens bleu
        sur les linges humides
        où naissaient nos mères.

        ibid p.p.26/27


Derrière la porte ouverte est le cinquième recueil de Lionel Jung-Allégret, publié par Al Manar. Le poète en fit lecture, le 17 décembre 2015, à L'Espace de l'autre livre à Paris 5ème, en présence de son éditeur, Alain Gorius et de son illustrateur Jean-Yves Badaire. Une lecture, magnifiquement portée par la voix de l'auteur, révélait la fluidité de l'écriture, amplifiait l'impact des images et des mots.

         J'ai trempé ma vie au langage secret des lavoirs
         mes bras dans la douceur et la lavande

         et dans la pitié tombante du jour
         j'ai vu un vent inconnu
         descendre de vos yeux

         et les oiseaux du soir qui volent bas dans le silence
         et nos vies couchées sous l'envol des oiseaux

         et le silence qui vient
         quand aucune vie ne commence.

         ibid p.29

Une voie se fait jour peu à peu, un au-delà du silence  :
           (...)
          Tu acceptes le silence
          comme un autre coté du ciel posé sur sa peau



          Tu te dis que toute musique
          n'a pas cessé.

          Qu'elle vibre encore,
          infiniment fragmentée
          dans la poudre de son corps.

          ibid p.p.44/45

 Une musique envahit peu à peu l'espace jusqu'à l'ultime poème:

         Au fond du jour
         ce que je vois aujourd'hui
         s'inventera plus tard.

         Un arbre avance un songe
         vibrant entre deux résonnances.

         Une porte de vent s'ouvre
         entre le vent d'hier
         et le vent du soir.

         Un corps dans la terre
         dessine une invisible étreinte

                     

         Je pense aux arbres
         qui pousseront sous l'eau de tes mains

         à cette vie vécue
         entre deux vies
         impensables.

         Et je sais que c'est ici
         que la musique commence.


        ibid p.p.58/59

Dernière la porte ouverte a été mis en musique sous le titre L'autre coté du ciel (quatuor vocal et électronique) par le compositeur Grégoire Lorieux. L'œuvre a été créée, en 2014, par l'Ensemble Regards, au Temple des Billettes.

Depuis son retour en poésie, en 2009, Lionel Jung-Allégret ne cesse d'affiner une méditation de plus en plus profonde sur la vie et la mort .

Bibliographie:
  • Derrière la porte ouverte, éditions Al Manar, 2015
sur internet:


vendredi 15 janvier 2016

Pierre Dhainaut Ce lieu où les mouettes sont plus blanches

        Une alouette grisolle, contentons-nous de l'écouter.                                                  
        Invisible, elle ne se dissimule pas, elle se confond
        avec ce chant qui a rendu le ciel plus large, limpide,
        elle en fait un visage, et nous levons la tête:
        le visage que nous lui tendons, où il se reflète,
        pourquoi faudrait-il le connaître? Nous n'osons plus
        invoquer la beauté, elle est l'avènement d'un chant
        d'un visage. Elle n'est jamais une étrangère
        puisqu'elle ne revendique rien, pas même ce qui la
        vérifie, la pure admiration. Prolixes, en comparaison,
        la plupart de nos poèmes, ostentatoires.
 
 
              Épanoui, le chant, le moindre chant, tu penserais
        malgré tout à la mort, tu aurais pour elle le visage
        d'un hôte.       
 
 
              Tu rêves d'un poème qui ne mettrait en valeur que
        l'aura de ses mots, leur résonance, celle des souffles,
        d'où qu'ils émanent. Ductile, alliant la fougue à la patience,
        il serait l'équivalent de l'unique trait du pinceau qui pour les
        peintres calligraphes de la Chine était la perfection de l'art.
        Ce trait n'a de plénitude qu'en révélant au cœur d'une montagne
        ou d'une grenouille le vide où elles s'intègrent, qui respire à l'aise.
        Ta main est trop maladroite, prédatrice, ton haleine avare, pour
        que les mots se concentrent ou se déploient au point que le silence,
        ce qu'on appelle le silence, soit audible, y palpite.
 
 
              Le poème est accompli quand il éclaire en s'effaçant ce qui l'éclaire.
        Il ne l'a pas voulu, à vrai dire, il est alors inoubliable.
 
        in Gratitude augurale, éditions Le loup dans la véranda, 2015, p.p.12/13

La photo de Pierre Dhainaut, prise juste avant une lecture lors du Festival de Sète de 2015, est la trace fugitive d'un instant de gratitude, elle  accompagne parfaitement le texte qui précède.
 
Le 28 novembre dernier, le poète fêtait ses 80 ans à La Halle Saint Pierre, à Paris. Devant un public de poètes et d'amis, Isabelle Lévesque et lui échangèrent, sur le pourquoi et le comment de son propre cheminement en poésie, depuis ses premiers échanges épistolaires avec le poète Jean Malrieu jusqu'à aujourd'hui. Il dît, à ce propos, à quel point " les poètes, qui nous ont précédés, nous fécondent". 

Lisant alors son recueil Gratitude augurale, cité plus haut, il définît l'essentiel de la démarche poétique.
 
         Une œuvre, s'il est permis sans orgueil d'utiliser ce terme, n'aura de justesse que si elle est
         insoucieuse de son sort, elle n'aura pas peur de sa fin, elle fera mieux que maintenir intacte
         l'énergie, la confiance initiale, elle l'augmentera. Quelle que soit notre activité, cette confiance
         nous est offerte, mais les poèmes ont ce mérite de l'intensifier. 
         (...)
         Un poème ne se laisse pas diriger par des décisions extérieures. Ces décisions, il les récuse.
         Il ne le ferait pas, il ne serait pas un poème.
         Attentif, certes, tu peux le devenir, tu respecteras son rythme, sa tonalité propre, mais
         il ne lui suffit pas d'être écrit. Si, une fois écrit, tu recommences à employer le temps, à le
         borner, tu le renies. Par effraction tu n'entres pas dans un poème, tu l'accompagnes jusqu'à
         ce qu'il te soulève, il ne cesse pas de t'inspirer.
         (...)
         La douleur l'anime ou la joie, qu'importe, chaque poème réclame la forme qui lui convient,
         qu'importe également qu'elle soit brève ou non: chaque fois le poème t'avertit que tu t'en
         approches, il s'aère, il devine avant toi que la poésie le visitera.
 
        Une fécondation réciproque, une amplification, ce qui se délivre de l'étreinte des mots et du
        poème, tu éviteras de le nommer : farouche, il fuirait. Ce nom de "poésie", toute une vie ne
        sera pas de trop pour renoncer à le définir, pour laisser le passage à la voix qui nous porte
        en plein vent.
        (..)
        Les poèmes ne sont les tiens que s'ils disent plus que toi. Perpétuelle, leur genèse. Ce qu'ils
        deviendront après toi, tu n'as pas à t'en inquiéter, tu seras heureux de ne pas conclure, de les
        transmettre.
        (..)
        Tant que tu es à leur service, tu ne vieillis pas. La gratitude est augurale.


 
Au cours du débat qui suivit, Pierre Dhainaut évoqua la présence essentielle de la mer – entrée tard dans sa vie – à Dunkerque, où il enseigna durant sa carrière: "La mer a une voix, je vis au bord, et elle me donne le sentiment de naître".

 Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte, clôt ce mince et si précieux recueil. Il est une ode à la mer, à ses grèves et leurs métamorphoses, au ressac, au vent qui vivifie et alerte tous les sens, aux embruns, aux moirures et striures des basses eaux, à tout ce vivant conjugué qui mène à ce lieu où les mouettes sont plus blanches, la poésie.

         ...Est-ce-donc là, cela, une frontière?
         le mot qui la désigne, c'est à peine
         si l'on s'en souvient, on dit
         "plage" ou "grève" ou "rivage",
         chacun suffoque, sans un écho:
         pour le découvrir, on le sait au moins,
         il ne faut pas se rendre ailleurs,
         le seuil s'invente ici.


         En regardant, on croit se rapprocher,
         les yeux n'ont qu'un secret,
         celui qui passe par les lèvres,
         on doit marcher encore afin
         d'errer, d'ignorer davantage
         ce que l'on traque à l'horizon :
         il n'y a pas de terme
         si l'on ne va qu'à la rencontre.


         On s'aveugle, on n'accorde
         aucune place aux souffles:
         au ras du sable, de flaque
         en flaque, à perte de vue
         ce qui tremble, s'étend, se courbe,
         n'attend pas le retour des vagues,
         l'espace est chez lui,
         l'espace ou l'essor.


         Peser, imposer une marque,
         meurtrir le sol, trop tard,
         il ne l'est pas pour cesser de le faire:
         que l'on se fie aux pas
         qui ne se fient qu'aux vents,
         les vents accourent, l'épaule
         vacille, le corps respire,
         il a tout le temps de s'accroître.


         Désert, l'air ne peut l'être,
         un jour de brume autant
         que de rafales, les embruns y abondent,
         les mains aussitôt se dénouent,
         se réjouissent, leurs paumes,
         leurs faces ruisselantes,
         au loin, prodigues,
         elles n'ont rien à capturer.


         Irrépressible, l'haleine
         qui s'embrase alors,
         qui se ramifie: entre l'aube et le soir,
         entre l'averse et le soleil,
         on choisirait en vain,
         on n'a pas besoin ni de preuves
         ni de traces, la partager,
         la propager, on en aura la force.


         On ne s'interrompt pas
         si l'on se tait, on se livre à l'écoute,
         au large elle reprend vigueur :
         la nuit également, on l'entendra
         comme dans la poitrine
         ce bruit de houle,
         on entend un cœur battre.


         Aurait-il atteint le bord, un poème
         persiste à chercher la syllabe
         qui le fera retentir, rayonner :
         il s'apprête à rejoindre
         ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
         où il pourra parmi tant d'autres
         exalter la parole,
         parfaire une naissance...

         in Gratitude augurale, Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte,éditions Le  loup dans la véranda, 2015, p.p.21/22/23

Pierre Dhainaut fit également lecture de son tout dernier livre, Voix entre voix, paru chez L'herbe qui tremble, dont Isabelle Lévesque a fait une belle recension pour Terres de Femmes, que vous pourrez consulter grâce au lien indiqué plus bas. 
 
Bibliographie:
  • Gratitude augurale, éditions Le loup dans la véranda, 2015
 
Sur internet:
  • un article sur La Pierre et le sel de Roselyne Fritel:
  • un article d'Isabelle Lévesque:

vendredi 8 janvier 2016

Gérard Farasse Exercice de rêverie

En tout début d'année, après une pause bienvenue, il est bon de faire des exercices de rêverie. Gérard Farasse est le maître idéal pour ce type d'entraînement.

         On a beau marcher à pas prudents – car on ne sait pas trop ce que peut receler de dangers
         le chemin des phrases qu'on suit, et qui bifurque –, il arrive qu'on trébuche sur un mot. Le
         plus souvent on se relève aussitôt sans grand dégât sinon un peu de poussière d'encre aux
         mains et aux genoux. Mais ce jour-là, avançant paisiblement dans la lecture qui s'ouvrait,
         je tombai entre deux phrases dans un blanc qui s'était creusé soudain, comme une fissure,
         et qui élargissait ses lèvres à toute allure. Me tourner vers l'une ou l'autre des parois qui
         s'étaient formées, pour m'y agripper et tenter de remonter sur la page à la force du poignet,
         n'était déjà plus possible. Je tombai maintenant en chute libre dans le silence, hors des mots,
         tandis que je voyais encore, mais loin, la page que je lisais déployée comme un ciel lumineux
         brouillé de caractères obscurs. Il ne me restait qu'à me laisser glisser dans cette chute, à
         l'accepter, à l'accompagner jusqu'à son terme, s'il existait. Tous les mots m'échappaient.
         J'essayai de me souvenir de l'un d'eux tandis que le ciel aux caractères maintenant minuscules,
         indéchiffrables, s'élevait de plus en plus haut. Savais-je encore mon propre nom? Cependant
         je parvins à saisir au vol un livre dans le gouffre où je descendais, qui était – je m'en rendais
         compte à présent – une bibliothèque en forme d'entonnoir. Toujours en apesanteur, je l'ouvris
         au hasard et m'efforçai d'en lire quelques phrases. J'épelai les premiers mots que je finis
         par comprendre et me retrouvai par miracle dans mon fauteuil, un livre ouvert sur les genoux.
         Il était trois heures. La pluie battait les fenêtres. Je connaissais de nouveau mon nom. Mais je
         savais qu'à tout moment je pouvais de nouveau glisser dans cet abîme d'où l'on ne voit plus que
         le revers des mots.
 
         in Exercices de rêverie, Autoportrait de l'artiste, éditions L'Improviste 2004, p.p.96/97

Rêverie – Photo de Philippe Barnoud
 
Philippe Barnoud, photographe et ami, à la lecture de ce texte, a pensé aussitôt à l'une de ses photos,
prise sur le chantier du Philharmonie de Paris, qu'il a eu la gentillesse de me confier. Qu'il en soit vivement remercié. 
 
 
Gérard Farasse (1945-2014) est l'auteur de proses surréalistes et d'essais critiques sur Francis Ponge et Jean Follain et de plusieurs livres d'artistes. Homme du Nord, il était également Professeur de Littérature française à l'Université du Littoral-Côte d'Opale de Dunkerque.

Exercices de rêverie, est paru avec des encres de René Munch, aux Éditions L'Improviste en 2004.