Dès lors, je
descendais presque chaque soir la pente jusqu'au petit banc de pierre sur
lequel, après les heures torrides, s'abandonnant au vent léger du large, à tout
ce bleu où pesait un volcan et s'enfuyaient des voiles, il s'efforçait
d'oublier ou de se souvenir, l'un et l'autre sans doute, l'un puis l'autre,
l'un exaspérant l'autre en s'épuisant à le celer, comme sans profit nous
faisons tous.
In
L'empereur
d'occident © Verdier poche 2013,
p.20
C'est à Pierre Michon, que revient le privilège d'ouvrir ce blog, dont le titre, Le temps bleu, est tiré, comme l'extrait qui précède, de L'Empereur d'occident, livre paru chez Verdier poche, en 2013.
Le dit empereur vit dans la pourpre
des sons et apprend le peu qu'il faut d'amour pour chanter
juste.(...)mais suffisant ou non, il n'avait que cela dont il put faire état,
puisqu'il ne savait se taire.
Le lecteur, subjugué, le suit dans un
univers onirique où les oliviers font une seule mêlée sombre, où
le soleil naît de brumes vertes, puis prend congé et tout de suite la
nuit l'efface, alors n'existe plus qu'une montagne morte sur la mer
d'asphalte.
Vies
minuscules, un premier récit, écrit à
38 ans, révèle Pierre Michon au public et à lui-même, en 1984. Une sorte de
résurrection : le chant espéré de l’ange. Le livre reçoit le Prix
France-Culture.
Étrangement c'est à deux amis poètes, qu'il doit son édition par Gallimard.
En
effet, le poète Louis-René des Forêts, responsable alors du comité de rédaction
de Gallimard, soumet au comité de lecture le manuscrit et, devant un refus de
Michel Tournier, encourage Pierre Michon à l'étoffer et à le représenter.
Entre
temps, Jean Grosjean, poète également, reprend la tête du comité de rédaction
et lors de cette seconde présentation répond : « oui ! On
publie ».
Pierre
Michon est à ce jour l'auteur d'une quinzaine de livres, dont Rimbaud le fils, paru en 1991.
Il
voue à ce poète une immense admiration et tient en général la poésie en haute
estime.
Lors
d'entretiens, accordés à divers interlocuteurs, il évoque, en 2007, dans Le
roi vient quand il veut, sa découverte à l'école publique, dans la
Creuse :
Les premières grandes émotions, ce sont les récitations de l'école primaire. On n'y comprenait rien, l'instituteur non plus. J'avais appris par cœur les cinq ou six premières strophes de « Booz endormi » de Victor Hugo. « Booz s'était couché de fatigue accablé » : ça va. « Il avait tout le jour travaillé dans son aire »: aire ? Et « comme dormait Jacob, comme dormait Judith » : qui c'est, ceux-là ? Ces instituteurs avaient une croyance dans le texte, une croyance dévote. Ils pouvaient bien ne pas comprendre grand-chose à un poème de Victor Hugo (ils comprenaient bien des choses, mais pas tout le détail), ils le disaient avec cet éclat, cette voix chantante. Dans la classe, pour les enfants qui venaient du fond de l'arrière-campagne, c'était quelque chose comme de l'incantation qui les subjuguait totalement. Ils sentaient bien qu'il fallait essayer, si on ne comprenait pas tout à fait, de l'aimer quand même. C'était quelque chose à aimer.
in Le
roi vient quand il veut, Propos sur la littérature © Albin Michel 2007, p.93
À
la question : Pourquoi le roman plutôt que la poésie ? Vous ne
rêviez pas d'être Rimbaud ?
Oh, très jeune, si, bien sûr, mais il est vite trop tard pour cette histoire. (…) Et puis, comment dire ? Dans ma façon d'être et de me tenir, c'était trop facile de faire de la poésie : il me suffisait de me mettre au travail tous les jours et de faire des petites unités simples et fortes. Oui, la poésie aurait sans doute rendu compte de ce que j'étais, et ce n'est pas ce que je suis qui m'importe, mais ce que je peux miraculeusement devenir. La poésie n'était pas cette grande chose étrangère qui me changerait miraculeusement en un autre. (…) Rimbaud, je me disais : non, tout de même, ça ne suffit pas. Une œuvre, c'est plusieurs mètres dans cette bibliothèque...
ibid p. 105
J'ai fait une
poésie que j'ai publiée dans une revue. C'est tout à fait anecdotique, un truc
de trois pages, gentil. Je ne saurais pas le faire longtemps. J'aime le souffle
de la prose, sa liberté. La poésie est sujette à des règles, c'est un genre
très difficile.
ibid p. 138
De
son écriture, il dit par ailleurs :
Le dispositif
d'écriture dont je me sers demande une foi extraordinaire dans l'écrit, dans la
langue, dans le verbe. Et cette croyance, chez moi, est à éclipses. Il est rare
que j'y croie de nouveau, quand ça
arrive, je fais un petit texte. Et puis ça m'épuise. J'ai écrit chacun
de ces textes en peu de jours. Je n'y passe pas beaucoup de temps, mais il y a
une telle dépense d'énergie que j'y joue ma peau à chaque fois. (…)
ibid p.p.135/136
Je crois que la nomination des choses
peut leur donner une existence. (…) Je pense que la beauté littéraire doit de
même être flagrante, massive, immédiate, absolue.
ibid p. 137
En
est-il autrement de la poésie ? Écrivain ou poète ne jouent-ils pas à
chaque fois leur peau ?
Quelle
méprise de se refuser poète, alors qu'il dépeint avec tant de finesse ce que
chaque poète éprouve à écrire, dont ce sentiment de dépassement de soi et le
vertige qui en découle.
Ça a été un
sentiment de délivrance extrême le fait de pouvoir écrire la première histoire
des Vies minuscules, je suis presque venu au monde avec elle (…) - c'était
là tout à coup une sorte d'acceptation, d'acquiescement, ce n'est pas le mot
que je cherche, mais enfin ! Du côté du cœur quelque chose s'est laissé
aller et a tout de suite trouvé une forme dont maintenant, moi, écrivant, je me
souviens. Ma délivrance a cette forme et c'est pourquoi je l'aime tant. Cet
émoi, cette émotion d'enfin lâcher mes bottes et d'accepter les choses, eh
bien, cela a une forme brève et tendue de ce que j'écris. (…) L'acquiescement
ne peut qu'être court et total. C'est une sorte de fil, de voix : l'idéal serait
pratiquement de dire tout dans le même souffle, dans la même tonalité et la
même intensité. Comme si c'en était le bon aloi, la preuve, ce qui fait sonner
juste.
ibid p.p.107/108
Combien
de poètes contemporains pourraient reprendre le discours qui suit à leur
compte ?
Il y a eu une
telle rétention, une telle attente, un tel guet pétrifié, une telle peur que le
don d'écrire ne revienne plus, que quand c'est parti, ça se règle en un mois ou
deux – en matinées de deux mois. Enfin...Ça n'est pas aussi simple que
ça : il y a des pannes, beaucoup de pannes. Mais le mouvement général est
là : attente ou panne, et délivrance. Surgissement.
ibid p.p.108/109
À
plusieurs reprises, il évoque le rythme, l'importance des rythmes :
J'ai de plus en
plus l'impression qu'un texte naît de son propre rythme spécifique, comme si au
début il y avait une impulsion donnée, un mètre compliqué qu'on entend pas, qu'on
cherche à saisir, qui est peut-être plus compliqué que les mètres poétiques et
qui fonctionne pendant tout le texte.
ibid p.115
Plus
loin, à la question : Peut-on parler de lyrisme pour qualifier votre
œuvre ? Il répond :
Bien sûr. Si
l'on entend par lyrisme ce qui chante, je ne peux pas écrire sans chanter.
C'est pour cela que la prose me paraît souvent décevante : parce que ça ne
chante pas. C'est la poésie qui chante. J'aimerais faire chanter la prose comme
l'ont fait Mallarmé, Proust ou Faulkner. Ou bien si l'on considère le lyrisme
comme expression de soi, là également, on peut dire que mon œuvre est lyrique.
ibid p.180
Quittons Le roi vient quand il veut,
titre qui illustre superbement l'inspiration, sur l'affirmation qui
suit :Écrire, c'est changer le signe des choses, transformer la douleur en
jouissance présente, faire de l'art avec la mort.
ibid.p.196
Plongeons
dans quelques-unes de ses pages fabuleuses :
Ainsi
dans L'empereur d'occident :
De ces objets
saugrenus, de ces bois noirs de crasse, de ces peaux vides et de ces joncs
creux, de ces languettes de cuivre, s'échappa soudain, au-dessus des joueurs
tout à l'heure fanfarons et maintenant sérieux, dans cette pose qui est du
cabotinage mais aussi un bizarre recueillement, s'échappa et régna quelque chose
d'étonnant ; quelque chose de souffrant, comme si tout ce qui brise le
cœur avait été rassemblé là et à plaisir mis en œuvre par un despote cruel,
mais quelque chose d'inexplicablement triomphant comme le sourire du tyran, de
gai comme le matin sur la mort du tyran. Le port se taisait, les femmes
rapprochées écoutaient : le passage d'un césar n'alanguit pas de la sorte
leurs gestes, agrandit moins leurs yeux, met moins de douceur dans les mains
rudes soudain désoccupées et ballantes, rendues à la seule imminence de
l'amour, peut-être de quelque chose de pire, de plus abandonné. Sa mère
souriait.
(...)
Les traversées
sont longues, la mer est ennuyeuse, on a peur des naufrages, on a peur de se
souvenir ; on a le temps d'apprendre, de la bouche d'un compagnon plus
vieux, le peu qu'il faut d'Homère et de Virgile, le moins encore d'Ovide, pour
composer des chants où les images qu'ils ont une fois pour toutes décidées se
succèdent dans un nouvel ordre, s'enrichissent d'un mot et s'appauvrissent d'un
autre, étonnent et troublent par cet écart infime. (…) On a le temps enfin de
dévêtir sa protectrice pour un autre usage que la danse, et d'apprendre le peu
qu'il faut d'amour pour chanter juste.
In L'empereur d'occident © Verdier poche
2013, pages 27/ 28 /29
Qu'il
soit poète ou non, « le peu d'amour qu'il faut pour chanter juste »,
Pierre Michon le porte inscrit au plus intime de lui.
Quelle
que soit l'époque qu'il choisisse pour thème, il donne chair et voix à toute
sorte de petites gens. Intensité et brièveté sont la règle, qui captent
aussitôt le lecteur.
Ainsi
des Vies minuscules, de son
premier livre, qui font partie de ses souvenirs.
La chandelle s'éteint, un rossignol
s'évade du sureau ; peut-être vers Saint-Goussaud entend-on grincer la
porte vermoulue de l'église — mais c'est aussi bien celle d'une étable, ou deux
branches ennemies dans un fourré.
Des étoiles fuient, ou des salamandres d'or quand on bat le briquet derrière les
vitraux baignés d'herbe. De quoi encore se plaint la nuit, où des chiens
s'exténuent, aveugles et tonnants ?
Quel vieux drame de famille se perpétue dans la gorge des coqs ? L'ombre crossée des fougères s'épaissit dans
la montée. Des Épées de lumière barrent les chemins, à moins que ce ne soit la
lune enfin levée, sur des bouleaux. Quittons ce feuillage ; le sureau à
dépéri, je crois, vers 1930.
in Vies minuscules, Vie d'Antoine Peluchet ©
Gallimard folio 2005, p.p.45/46
Ma mère donc,
un jour d'octobre, me conduisit dans cette maison magique d'où je pensais
sortir papillon. La butte que couronne le lycée porte des marronniers qui se
défeuillaient ; le haut bâtiment où des briques éteintes alternent avec
des granits perdait superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir. Il
me parut multiple, orthogonal et fatal, caverneux comme un temple, une caserne
de lanciers ou de centaures ; je n'eusse pas été surpris que le Panthéon,
ou aussi bien le Parthénon, dont je ne connaissais que les noms et que je
confondais l'un et l'autre, y ressemblassent. C'est que là aussi se tapissait
le Savoir, bête antique, inexistante et pourtant goulue, qui vous prive de
votre mère et vous livre, à dix ans, à un simulacre du monde ; de cela
s'émouvait le vent dans les marronniers démontés.
ibid, Vies Minuscules, Vies des frères
Bakroot p.95
À travers les
vitraux un grand soleil affluait sur les marches du chœur ; mille oiseaux
au-dehors chantaient, l'odeur touffue des lilas semblait celle, polychrome
et violente, des vitraux ; dans la flaque
d'or sur la pierre grise, Bandy chamarré entra à l'autel de Dieu. L'homme était
beau, sûr, et d'un geste si juste bénissant les fidèles qu'il les tenait
d'autant plus à distance, à bout de bras. J'aurais voulu pleurer et ne pus que
m'extasier : car les mots soudain ruisselèrent, ardents contre les voûtes fraîches,
comme des billes de cuivre jetées dans une bassine de plomb ;
l'incompréhensible texte latin était d'une netteté bouleversante ; les
syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets
sommant le monde de se rendre au Verbe ; l'ampleur des finales, culminant
avec l'exact retour du prêtre dans l'envol d'or de la chasuble au Dominus
vobiscum, était une basse insidieuse de tam-tam fascinant l'ennemi, le
nombreux, le profus, le créé. Et le monde rampait, se rendait : au terme
de cette nef soudain ensoleillée sans effet, au sein de cette campagne si
verte, dans les odeurs et les couleurs, quelqu'un, au verbe embrasé, savait se
passer des créatures.
ibid, Vies minuscules, Vie de Georges Bandy
p.p.182/183
Dans
un tout autre registre dans Le Roi du bois, il dépeint avec sensualité
la rencontre inattendue d'un jeune gardien de porcs avec une demoiselle
impudique.
À dix pas de
moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint,
chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une
fille très parée qui riait, elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses
dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à
la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle
se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes
d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un
rêve ces mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les
fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour
plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa.
In Le Roi du bois © Verdier 1995,
p.p.14/15
Dans
Vie de Joseph Roulin, il campe le facteur immortalisé par Van Gogh, à
Arles, apprenant par une lettre le suicide du peintre.
Que Vincent eût
absorbé du plomb lui aussi, cela ne l'étonna guère. Car ses étonnements il y
avait longtemps qu'il les avait dans la peau et qu'ils ne le quittaient plus,
qu'il les gardait bien cachés sous le
petit plumet de l'alcool et la routine postale comme sa calvitie l'était sous
sa casquette, mais inchangés et juvéniles encore, sans qu'il le sût ; sans
qu'il sût même que c'était de l'étonnement, c'est-à-dire du vide, la terreur de
ce vide et du goût pour cette terreur, car il avait mis dessus des convictions,
des idées, garde-fous comme l'absinthe et la casquette.
in Vie de Joseph Roulin © Verdier 2012,
p.20
Et
enfin dans Corps de roi, dans un passage consacré à Flaubert et Madame Bovary, il joue les
philosophes.
Ce que chantent les oiseaux c'est que pour l'instant
le livre est fini, le livre est suspendu. Le recours en grâce est accepté, non,
on ne peut tout de même pas ôter le masque, il tient trop bien, mais on peut oublier
qu'il existe et sentir le vent de l'aube entrer par les joints. On n'est pas de
bois, on jouit des arbres. Le monde au-delà de la Seine est fait de chaumes
d'or, de javelles éclatantes, de hêtraies lointaines où le cœur bat . Dans
les laiteries des fermes des petites filles trempent leur doigt dans du lait,
l'écrèment ; sous le regard d'un homme une fille rit d'être comblée tout à
l'heure, des monstres humains oublient qu'ils sont des monstres. Le monde se passe
de prose.
In
Corps du roi © Verdier 2002, p.46
S'il
n'y a plus de prose, c'est que la poésie, par la grâce du vent, occupe toute la
place. Profitez-en.
Bibliographie
consultée
Le roi vient quand il veut , Propos sur
la littérature © Le livre de Poche 2010
L'empereur d'occident © Verdier poche ©
2013
Vie de Joseph Roulin © Verdier 2012
Le Roi du bois © Verdier 1995
Vies minuscules © Gallimard
folio 2005
Corps du roi © Verdier 2002
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