Les mains
Mon petit doigt me ment !
Il me ment !
Ou alors il me tient des propos obscurs
inquiétants
à ce point que j'en suis venu
à me poser des questions
à douter au fond
de la raison
de mon
petit doigt
moi !
Tenez
un exemple
pas plus tard qu'hier soir
Il était là
comme tous les soirs
dans ma poche
occupé à discuter
le bout de doigt
avec l'annulaire
quand tout à coup
le voilà qui s'approche
là
avec son air sournois
et qui me fait :
– Psssit !
– ?
– Psssit !
– Quoi ?
– PSSSIT !
– Bon !
Le petit doigt se précipite dans l'oreille du conteur
Et de me raconter une histoire invraisemblable
une fable
un truc inimaginable
moi
dans ces cas-là
j'ai pris l'habitude de ne pas faire mine
mais enfin tout de même
figurez-vous qu' "À l'origine"
ce soir-là
" À l'origine
la main avait une âme "
Oh c'était bien compliqué ce-soir là messieurs dames
selon mon petit doigt
la main
la main serait venue sur la terre bien avant les humains
Avant l'homme
et je suppose
avant la femme
la main
née du corail
serait remontée du fond des mers
pour envahir la terre
et régner
évidemment
sur l'univers
Mais
c'est que tout n'allait pas toujours très bien
au royaumes des mains
Voilà que certaines
un jour
commirent la faute
de se regarder les unes les autres
Très malsain
tout ça n'est-ce pas
très très malsain
Les unes
étant apparemment précisément
le contraire des autres
il y eut bientôt des dissensions !
Les gauches se liguèrent
firent fissa
et vice versa contre les autres
cela tournant bien vite
entre les droites et les gauches
au conflit militaire
suicidaire
tactique
les phalanges
donc
s'entrechoquèrent
les os craquèrent
bref
les doigts se firent la guerre
jusqu'au jour où les gauchères
plus fines
d'un coup d'génie et d'vitamines
terrassèrent les droitières
et les asservirent
Les droitières
travaillèrent
donc
travaillèrent
au service des gauchères
ce qui leur donna
il faut bien le dire
avec les années
une certaine dextérité
que n'avaient pas les gauchères
qui à force de commander
s'empâtaient
Cela aurait pu durer une éternité
si
un beau jour
deux mains contraires
– une gauchère donc et une droitière –
ne s'étaient pas croisées
Stupéfaction !
Elles en restèrent figées
oui
figées de surprise
et de paralysie
croyant se voir chacune
l'une dans l'autre
et l'autre dans l'une
Les voilà qui s'approchent
se penchent
se lorgnent
se touchent
se regardent
bref sortent un peu leurs yeux d'leurs poches
et ça il faut le dire
pour la première fois dans l'histoire
depuis les lunes
que chacun toisait sa chacune
du haut d'son promontoire
Tout le monde s'attendait à une bagarre
Or
elles furent cette fois tellement contentes
tellement contentes
qu'à les voir ainsi s'amitonner
se secouer
à plein poignet
et même à pleines poignées
que les autres mains
poigne-sambleu
se mirent soudain à réfléchir
Et s'il suffisait
sur la terre
pour être heureux
de trouver son contraire ?...
La nouvelle se répandit à la vitesse du feu
et c'est ainsi que l'on vit
petit à petit
les mains
se mettre à errer sur la terre
en quête
tenez-vous bien
en quête de leur contraire
se tâtant
se r'niflant
avidement
comme des bêtes
jusqu'au jour
où certaines
effectivement
rencontrèrent leur prochaine
Les cas
évidemment
étaient rares
ils étaient même si rares
que quand ça arrivait
de loin en loin
on voyait s'approcher
des milliers et des milliers
de mains
tordues
bossues
ou solitaires
avec leurs doigts chagrins
qui venaient là
voir s'unir une fois
au moins
une poignées d'élues
tellement que cette allégresse leur faisait bon et chaud
C'est de cette allégresse
un peu inexpliquée
que naquirent un jour
par hasard
sur la terre
et par poignées
la tendresse
l'amour
et l'amitié
D'ailleurs le royaume des mains n'a pas duré
non
car
comme les cas de tendresse d'amour et d'amitié
continuaient ma foi
à se compter sur les doigts
un jour
pour ne plus chagriner leurs prochaines
celles qui s'étaient rencontrées
s'enfoncèrent
profondément dans la terre
et s'y aimèrent
d'amour
caché
Elles s'y aimèrent même tellement d'amour
qu'un jour
telle la rose
on vit pousser
la chose éclose
de leur amour
une chose énorme
difforme
extraordinaire
L'HOMME !
Messieurs dames
L'Homme cet aladin
L'Homme cette drôle de bête
L'Homme était né
en fait
comme d'une passion secrète
et d'une poignée de mains
La suite vous la connaissez
avec L'Homme vint un jour la pensée
et avec la pensée
l'idée
l'idée enfin d'utiliser ses mains
ce fut le commencement de la fin
Voilà
Voilà ce que me raconte mon petit doigt
Moi
pour tout dire
je n'y crois pas
du moins pas beaucoup
à mon avis tout ça c'est des histoires
des histoires inventées par un petit doigt
qui se sent probablement
délaissé
ou qui veut faire l'intéressant
mais enfin tout de même
tout de même
ça laisse toujours quelque chose
des histoires pareilles
hein ?
Les mots qui penchent, Philippe Garnier, association des Amis de Philippe Garnier, 1985, p.81 à 90
Pour ma part je précise avoir tapé ce long texte uniquement avec les deux index de chacune de mes deux mains…
Philippe Garnier, victime d'un accident de la route, en septembre 1984, nous regarde désormais avec un sourire malicieux du haut d'un petit nuage blanc, tandis que le temps patine...
Le temps patine
Avec le temps le gel
peu à peu se dépose
à la surface des choses
la vie se refroidit
tout devient froid
glacé
Gelati
les objets les gens
tout subit tout le temps la patine
la patine
du temps
car le temps patine
car le temps passe en patinant
à la surface glacée des choses
étrangement indifférent
Pourtant
sous ses allures impassibles
le Temps quelquefois
accélère le mouvement
et se met alors à patiner
curieusement et follement
sa technique est très pure
il vole
il tourne
il s'enroule dans les airs
en artiste
et dessine alors dans la nature
pour qui sait voir
d'étranges figures
quand je dis des figures
entendez des visages bien sûr
des visages anonymes
mystérieux
illusoires
dans l'édredon des nuages
c'est sa façon à lui d'avoir de la mémoire
de se souvenir des hommes
que de leur rendre un instant leur forme
que de rendre celle-ci chaude et légère
que de la tracer un instant dans l'éther
le temps alors est comme suspendu
son œil dit-on pétille
certains auraient même aperçu comme une lueur
de bonheur au fond de sa pupille
mais tout cela n'est qu'un leurre
car le revoilà déjà
qui s'en va
sans qu'on sache très bien
en bas
ni ce qu'il a voulu dire
ni de qui vraiment il a voulu se souvenir
on dit qu'il dessine le visage de ceux
qui de leur vivant
n'en ont pas eu
de Temps
et qui pour vivre
ont toujours couru
couru
éternellement
Le Temps n'est pas méchant
non
il est tout au plus
indépendant
lucide
et s'il ne commet pas l'irréparable faute
de se livrer complètement
c'est qu'il sait bien au fond
que lorsque chacun dans sa vie
aura vraiment pris
son temps
il n'en restera plus pour les autres
in Le souffleur de vers, Les mots qui penchent,
Association des amis de Philippe Garnier,1987, p.p.53 à 55
Pour en savoir davantage, je vous invite à lire sur internet un précédent article rédigé à propos du poète et intitulé Philippe Garnier, le funambule de la poésie, paru sur La Pierre et le sel le 9 janvier 2012.
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/01/philippe-garnier-le-funambule-de-la-po%C3%A9sie.html
Bibliographie:
- Les mots qui penchent, Philippe Garnier, Association des Amis de Philippe Garnier, 1985
- Le souffleur de vers, Philippe Garnier, Association des Amis de Philippe Garnier, 1987