Et les langues sont des fleuves
Les langues sont des fleuves
et les fleuves sont chemins à notre errance
même les forêts et les arbres
s'écartent sur leur passage
sans que vents et tempêtes
puissent trouver à redire
ils entendent les mots
pierres rugueuses
chargées d'histoires et d'images
s'entrechoquer avec les rêves
puis se quereller avec le jour
les langues sont des montagnes
et les montagnes nous parlent d'envol
même les pluies d'automne s'arrêtent
hissées sur la pointe de leurs pieds
pour les écouter chanter
sans que les nuages
veuillent leur fausser compagnie
fleuves et langues
mènent à d'étonnantes contrées
jamais tout à fait pareilles
jamais tout à fait autres
depuis la cime des langues
j'aperçois un pays
des pays
j'entends une langue
des langues
elles roulent et s'enroulent
chuchotent à l'infini
leur rumeur de coquillages
et je franchis le fleuve
avant d'en rejoindre un autre
et puis un autre
dans le troublant vertige de l'écho
in
Mémoires inconnues, aux éditions
La tête à l'envers, 2019, avec des encres de Liliane-Êve
Brendel, p.p.61/62
Cécile Oumhani nait en décembre 1952 à Namur, en Belgique, d'un père français et d'une mère, écossaise et belge, qui a grandi aux Indes et qui est artiste peintre.
Plusieurs membres de sa famille vivent dans des pays lointains. Pouvoir lire et écrire en plusieurs langues coule dès lors de soi. Ce brassage l'ouvre au monde et la prédispose à l'écoute de la différence.
Cécile épousera par la suite un tunisien, apprendra l'arabe et s'intéressera également au quotidien des femmes de tout le pourtour du bassin méditerranéen.
Agrégée d'anglais, elle sera maître de conférences à l'Université de Paris-X11- Créteil.
En 2008, lors d'un échange avec Rodica Draghinscu, publié sur le site de Terres de femmes, elle confirmait ainsi sa démarche d'écrire :
Écrire renvoie pour moi au cœur de ce que vivre veut dire, à la quête d'une clarté dans l'ordonnancement labyrinthique du présent. La page est ce territoire où rejoindre les marges, où entrapercevoir peut-être, par instants, ce qui peut faire sens. L'écriture n'est donc pas pour moi un supplément mais une nécessité pour ne pas perdre pied.
Il n'y a pas pour moi "une" contrée des origines. Il y en a plusieurs et j'ai toujours éprouvé ce sentiment d'inadéquation par rapport au lieu où je me trouve, la culture dans laquelle je suis immergée. Les autres contrées, celles du souvenir et de l'imaginaire, frappent obstinément à la cloison de celle où je me trouve physiquement à un moment donné. Dès les origines, j'ai ressenti l'immense puissance de l'écrit, de la page, qui devenait l'espace où tout se réunissait sans nécessairement avoir l'unicité d'une contrée unique
Dans son recueil,
Mémoires inconnues, paru en janvier 2009, elle confie: "
Je sais aussi la beauté d'un regard qui choisit d'aller à la découverte de L'Autre" .
Au fond d'un jardin
Portes entrebâillées vers l'obscur
ton pas s'accorde avec l'écho
vers les pièces familières
d'une maison inconnue
entrevue puis revue
là-bas au fond d'un jardin
lumière d'un été sans fin
qui disparaît puis revient
quand tu ne l'attends plus
tu te hâtes vers la table
de peur qu'elle ne s'évanouisse
avant que tu n'aies eu le temps
ou bien la scène s'offre-t-elle
à ta seule vue
encore et encore
l'espace
d'une question sans réponse
quelques voix murmurent
à ton oreille endormie
des mots qui s'égarent
tu ne les comprends pas
ils s'échappent vers les ombres
tapies loin dans ces replis
où s'attardent des souvenirs
qui ne sont plus les tiens
mais déjà tu aperçois la rive
et tu te retournes en vain
in
Mémoires inconnues, éditions la tête à l'envers
, 2019, p.p.12/13
Tu as habité tant de maisons
battues par les vents
recrues de rêves insensés
tu as entendu
des volets claquer dans la nuit
des brassées de feuillages s'engouffrer
par des lucarnes cassées
prends la clef sous la jarre
pousse la porte entre hier et demain
ouvre les fenêtres embrumées
et ne crains rien ni les nuages ni la pluie
balaie images vieux papiers et souvenirs
lave le sol à grande eau
puis accroche ton linge
très haut sur les branches du chêne
il rejoindra les étoiles
ibid p.50
Page après page, les mots voyagent et nous entrainent à leur suite :
Les mots
Les mots habitent d'étranges maisons
remplies de parfums et d'odeurs
de pièce en pièce ils voyagent
s'enveloppent d'étoffes et de saveurs
ivres des pages qu'ils traversent
sans se lasser de rive en rive
portés au fil d'une longue coulée d'encre
éternels amoureux ils épousent les voix
les aiment et les quittent
marqués à jamais d'un timbre ou d'une inflexion
ils s'en vont toujours plus loin
au risque de se perdre dans l'ampleur d'un chant
puis renaissent de fenêtre en fenêtre
autres et pourtant semblables à eux-mêmes
avec les habits que leur tisse le temps
ibid p.52
Des voix du passé
Nous marchons dans l'obscurité
Sans relâche elle défait le passé
comme les pages d'un livre usé
de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d'épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu
des voix d'adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours
les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s'éloigne
une promesse à tenir
et une énigme à résoudre
ibid p.45
À sa retraite, Cécile Oumhani choisit d'œuvrer en artisane de la culture et de la paix. Nouant des liens profonds à travers la poésie avec d'autres pays, elle participe à de nombreuses rencontres inter-langue, dans une démarche d'ouverture et d'écoute à l'autre.
Si les lettres manuscrites, confiées jadis aux bons soins de la poste, furent longtemps le seul lien entre des êtres dispersés sur la planète, on ne décachetait pas sans émotion une enveloppe bleue postée de l'autre coté de l'océan… Écrire coulait alors de source.
Voici ce qu'en dit le poète dans ce même petit livre, et ces mots, qui nous tiendront lieu de conclusion, résonnent comme un credo :
"
Je ne peux écrire que requise par ce qui m'émeut. Il y a pour moi un lien intime, essentiel entre l'écriture et les autres. Écrire, c'est m'interroger sur ce qui m'a interpellée. Une manière d'aller vers les autres, vers ce que je ne comprends pas afin de tenter de l'élucider. L'écriture s'inscrit en une croisée des chemins où se mêlent les bruissements du monde et le retentissement qu'ils ont en moi".
(…)
"Lire d'autres langues que celles dans laquelle j'écris est aussi essentiel. Elles ont chacune une façon d'appréhender le monde, d'être au monde. Entrer dans un texte dans sa langue d'origine, c'est élargir les possibles de l'écriture, au moins la conscience qu'on en a. L'expérience est vertigineuse : elle multiplie les modes d'être du texte et ramène en même temps à une grande modestie, par rapport à ce que l'on peut tenter soi-même comme approche de l'écriture.
(…)
On a trop tendance, me semble-t-il, à exacerber la notion de rive géographique ou culturelle, ce qui a pour résultat d'éloigner les gens les uns des autres. Chacun de nous a ses propres rives, nées de la singularité de son histoire individuelle, psychologique et il nous faut de toute façon les surmonter
pour aller à la rencontre l'un de l'autre.
Nous habitons un monde fait de rives multiples et pour qu'il reste habitable ou pour qui le devienne, il nous appartient de les parcourir, les connaître et en faire notre richesse, celle qui nourrit l'acte d'écrire ou tout simplement notre quotidien d'êtres humains. C'est en reconnaissant la pluralité de nos racines, en les sortant du non-dit que nous pourrons accéder à une communauté d'être qui soit grandie.
in
À fleur de mots, la passion de l'écriture, éditions Chèvre feuille étoilée, p.p.62/63/64
Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous propose de lire également, un précédent article de ma main paru sur La Pierre et le sel en 2014
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2014/05/c%C3%A9cile-oumhani-pour-panser-les-plaies-que-ravive-le-soir.html
Bibliographie:
- Mémoires inconnues éditions la tête à l'envers, 2019
- À fleur de mots, la passion de l'écriture, éditions Chèvre-Feuille étoilée, 2004
sur internet: