Port des Barques

Port des Barques

vendredi 15 juin 2018

Silvia Baron Supervielle, où s'en va ce qui manque



           Une musique inaudible fait des allers et retours sur la mer qui me sépare de mon premier
         rivage. Quand elle s'éloigne, le sillage s'évanouit, l'espace est sombre, la pause est brève. Il
         suffit que je revienne à la fenêtre et que je pose mes yeux sur la Seine pour que le sillage
         rallume sa trajectoire. La séparation est une source profonde de la durée.

         in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.27

        
L'auteur, Sylvia Baron Supervielle est née en Argentine en 1934, d'une mère uruguayenne et d'un père de souche béarnaise, cousin du poète Jules Supervielle.
En 1961, elle fait résolument le choix de vivre en France et d'écrire en français. Elle habite depuis, l'île Saint Louis, entre deux bras de la Seine.

                    le chemin aura fini par être celui de quelques phrases bientôt détachées de leur histoire

            Dès l'instant où j'ai vu la Seine à Paris, la coupure entre visibilité et invisibilité s'est éclipsée.
         J'ai compris que j'étais partie afin d'amorcer une seconde séparation sur les rives d'un autre
         fleuve. J'ignore s'il est beau ou transparent, je connais mal sa couleur qui varie du vert au gris
         entre diverses teintes brunes et ocre. Mais il oriente ma main sur les papiers et emporte et
         ramène des scènes et des fantômes.

         ibid p.49


Son avant dernier livre, Chant d'amour et de séparation,  paru en avril 2007, est dédié par l'auteur à Jacqueline Risset, critique littéraire et traductrice de Dante, décédée en 2014.
Des citations en italique, tirées de l'œuvre du poète André du Bouchet, introduisent chacun des chapitres.


                                                        Trouver distance sur la page, c'est recevoir ce qu'elle a donné

            Naguère l'amour occupait une musique identifiable. À présent il occupe toutes les musiques :
         celles qui enferment un visage précis, celles qui partent vers des ports ignorés, celles qui
         attendent, celles qui fluctuent dans l'espace. En m'éloignant, j'ai libéré les portes, les vannes,
         les barrages, et je suis sortie dans les rues, les quais, les allées du passé et du présent afin que
         la musique m'emporte où elle veut et inspire les amoureux, les amis, une mère et sa fille comme
         Madame de Sévigné et la sienne, un enfant et son chien ou son cheval, deux sœurs ou âmes
         sœurs. L'onde se transmet entre les morts et les vivants, les aveugles, les absents, entre les 
         langues, les coutumes, les paysages : elle sustente la création. J'ai entrepris le voyage afin que la
         lumière nouvelle jaillisse de sa source, s'élève et accompagne l'éloignement qui me sépare de
         ma naissance. Qu'elle fende la mer et se répande sur la terre et m'emporte en direction du ciel,
         non pas pour voir Dieu, mais pour constater qu'il est introuvable et qu'il est nécessaire de
         l'inventer.

         in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.p.54/55
        

Concision de la pensée, analyse, puissance des images et ouverture au monde caractérisent l'écriture de l'auteur, nous en avions déjà un exemple dans La ligne et l'ombre, paru en janvier 1999, au Seuil :

     "Depuis que je suis dans mon deuxième pays, ma maison de tous les temps est la route de l'espace
   qui traverse l'Atlantique vers le Sud et à l'instant remonte en direction du Nord. Cet espace de la  
   séparation retrouve avant moi ces lieux enchantés de jadis et avant moi retourne à la fenêtre du
   présent. À plusieurs reprises, tandis que les chevaux galopaient sur les dunes, le bateau-bus
   longea le quai voisin, puis, en ayant effectué le virage hors de ma vue, reparut pour aborder
   l'embarcadère de la rive opposée."



                                                        parler comme si la langue n'existait pas

             La séparation suscite le désir. De nombreux philosophes et psychanalystes se sont penchés
         sur le désir et sa signification, mais celui qui a compris ce mot est Yves Bonnefoy lorsqu'il parle
         du désir d'être. On ne peut pas être sans désir bien que le mot ait plusieurs sens. Désir de la
         chair, de l'argent, du pouvoir, du plaisir. Désir spirituel désir de vérité. Or le désir d'être est le
         plus fort. Je ne saurais parler du désir des autres, mais je connais le mien qui se lève de mon
         corps et mon âme confondus. Désir d'être et, en premier, désir d'amour qui résulte du précédent.
         Son sang galope de lui-même dans les veines.
             J'écris avec une main ambulante dans la plénitude du désir. Le désir de la chair et le désir de
         Dieu sont inséparables. Désir de chanter en voyant une image approcher. Désir de beauté. "Ne
         désire que ce qui dépend de toi", disait Épictète. mon désir dépend d'un moi lié au mystère et
         à la mystique. Non pas quand cette dernière relève de la religion mais d'un état qui transgresse
         la réalité. J'aime le mystère et l'absence de Dieu. La quête de Dieu se fraye un chemin à une
         altitude incroyable.
             Je ressens du désir quand je lis, écoute de la musique, contemple un tableau, m'abandonne
         aux fulgurations du crépuscule. Excepté que le feu est quelquefois en attente, il n'a pas encore
         été allumé par le soleil. Incendie de la sève qui remonte des gouffres de la terre et circule dans
         le corps aspirée par les sommets. Aucun  spécialiste ne saurait lui donner un nom. Je parle d'une
         substance, semblable au miel, qui me transporte et sème l'écriture aux quatre vents. Et qui
         germe dans l'âme.

         in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.p.125/126



                   traversé.    c'est le fond qui se traverse      c'est le fond        qui traverse       
        Les airs de tango que le bandonéon célèbre à Buenos Aires caressent mes oreilles. Poésie signifie ce que l'on n'oublie pas. Ce qui remonte du fleuve du passé afin de prendre vol sur la mer générale. Les fleuves passent les frontières et renaissent plus loin. J'aime les villes traversées par un fleuve et les fleuves d'un pays qui courent dans un autre pays et changent de nom, et creusent la terre, plongent dans la mer et se perdent à l'horizon. Et renaissent dans
    d'autres terres, sous d'autres cieux à cause d'un reflet. D'un trait qui les blesse. Et rendent
    éternel le temps. (…)

    (extrait)
    ibid p.132
     
Pour l'auteur "écrire en plusieurs langues signifie sortir du temps et de l'alphabet" pour de plus vastes horizons, et "quitter est un moyen d'accéder à soi, à plus que la vie tracée et, par conséquent, à l'écriture. Je peux témoigner personnellement de cette dernière affirmation.
        
              Nous sommes dans l'Ouvert parce que nous avant fui les frontières et écouté les notes d'une
          autre langue et d'un autre silence à travers les vitres de la fenêtre et les reflets du fleuve. Parce
          que nous avons accueilli ces sons avec notre imaginaire transplanté qui les a transformés selon
          sa fantaisie. Parce que l'ouverture, nous l'avions en nous avant de partir. Nous aimions plus
          l'Ouvert que les frontières. Plus la mer que les rivages. Plus les fleuves que les ponts. Plus
          l'invention que la connaissance d'une langue. (…) Les gens qui ont deux langues comprennent
          toutes les langues. Ils sont poètes et traducteurs, leur souffle étant celui de l'univers.

          ibid p.142

Aimer passionnément la langue des poètes, m'y plonger chaque semaine pour vous offrir ensuite le fruit de ma cueillette est pour moi une tâche vitale et voici que soudain, à la page 123 de Chant d'amour et de séparation, me tombent sous les yeux ces derniers mots de Sylvia Baron Supervielle :

           Je sais qu'une main a saisi des mots en vol et les a lancés au vent, et que leurs ailes me
           touchent et se croisent sur les papiers.

Je vous parlerai une prochaine fois du tout dernier livre de Sylvia Baron Supervielle, paru chez Gallimard en février 2018, qui s'intitule Un autre loin.



Bibliographie:
  • Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017      

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