Port des Barques

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vendredi 6 février 2015

Louise Dupré : Consoler la chair inconsolable



Louise Dupré : « Consoler la chair inconsolable »

 

 Louise Dupré, poète canadienne, lisait le 21 janvier 2015, à la Librairie du Québec, rue Gay-Lussac, à Paris, son recueil Plus haut que les flammes, publié, en 2010, au Québec, par les Éditions du Noroît et  réédité par les Éditions Bruno Doucey, à l'occasion des 70 ans de la libération des camps d'Auschwitz et de Birkenau. Il s'agit d'un lamento déchirant à la mémoire de milliers d'enfants assassinés, qui évolue peu à peu vers un hymne à la vie.

 
il y a des prières

pour les femmes

sans espoir

 
celles qu'on dit la voix

tressée aux malheurs

qui inspirent les livres

 
(extrait) in Plus haut que les flammes © Éditions Bruno Doucey 2015, p.18

 
L'auteur présente alors, sans pathos, la genèse de ce livre, expliquant simplement comment, au cours d'un voyage en Pologne, elle a voulu visiter les camps de concentration, et comment, bien que s'y étant préparée, elle est restée sous le choc, sans rien pouvoir écrire pendant plusieurs mois.. Qu'avait-elle vu ? Rien sinon des restes, dont cette vitrine contenant un biberon cassé, parmi des petits vêtements d'enfant.

Cette pauvre mémoire à défaut de cercueil.(...) Comme si le monde tout à coup s'appuyait sur tes épaules avec ses biberons cassés.(...) les yeux brûlés vifs de n'avoir rien vu écrit-elle, tandis qu'elle imagine son tout nouveau petit fils revêtu de ces habits là.


 De retour chez elle, elle se voit  partagée entre les instants joyeux vécus avec son petit-fils – qu'elle nomme l'enfant près de toi – et ceux hantés par l'image symbolique de l'autre enfant, celui qu'elle n'attendait pas, né de la douleur comme d'une histoire sans merci.

En elle, la femme, la mère, la grand-mère savent qu' il convient de refaire sa joie telle une gymnastique,

mais « comment croire encore à la vie, dit-elle, dans quel contexte avons-nous mis au monde ces enfants et qu'est-ce qui les menace ? Cependant, près d'elle, l'enfant veut vivre, danser, il veut rêver à un avenir possible, et il entraîne la femme à vivre. Il y a des enfants qui aident à monter plus haut que les flammes, mais il y a aussi les livres et ça, elle y croit très fort. Finalement, ce long poème, elle va finir par l'écrire « pour de vrai ».

 

Commencé comme une prière, – un kaddish, précise-t-elle –  et dédicacé à son petit fils, Maxime, le recueil se divise en quatre chapitres, chacun précédé d'une citation. La première est du poète Claude Esteban : j'ai dit, je me souviens, que je n'en pouvais plus de tout le malheur du monde.

Si je prends soin d'attirer votre attention sur ces phrases, c'est qu'elles ont à l'évidence nourri et conforté celle qui s'y réfère. On n'est pas poète sans cette intimité avec la pensée des autres.

 
car il faut des mots

à mourir de plaisir

 
des mots pour les yeux

plus brillants qu'un matin de mer

mêlée au sable des châteaux
 

et des livres qui crachent

des dragons

aux flammes tranquilles

 
c'est ici la grâce du soir

et il te reste tant de brebis

à compter

 

tu t'appliques à les compter

une à une

l'enfant dans tes bras

 
tu veux des calculs verticaux

pour reposer la douleur

 
des ponts-levis, des îles

improbables

 
des échelles

plus hautes que les flammes

 ( extrait) ibid p.24

 

 
Quelques vers de Geneviève Amyot, poète québécoise, introduisent la seconde partie : nous n'avons point confiance en cette terre/ avec son ventre plein de morts/ ses tremblements  ses tornades  ses verglas/ ses grands arbres d'où basculent/ les enfants.

 
L'horreur prend corps. Louise Dupré en mesure l'étendue de la main, la gauche. Il s'agit bien du même monde, et de la même merde étalée sur la page, mais, parce qu'il y a des matins pour l'amour, c'est avec cette même main gauche qu'elle continue d'écrire et répète les mots susceptibles de redresser la nuit.

 

le dimanche, tu fais vœu

de beauté

 
en remuant

mers et merveilles

 

ta voix qui court

sur la page 4

comme tu cours

après l'enfant

pour l'entendre rire

 
l'enfant est un lac de montagne

plus profond

que ta peur

 
et tu te vois soudain prête

à tremper ta foi

 
dans les eaux

noires qui protègent

la mémoire des rochers

 ( extrait) ibid p.p.41/42

  

 Une phrase de l'écrivain américain Cormac MC Carthy annonce le troisième chapitre :

Toutes les choses de grâce et de beauté qui sont chères à notre cœur ont une origine commune dans la douleur. Prennent naissance dans le chagrin et les cendres.

 
il s'agit de faire bouger

la main entre les images

de la honte
 

en traçant des sentiers

vers le soleil
 

car l'enfant

ne connaît pas le sang

du calice
 

l'enfant est une soif d'or

qui éclabousse le paysage

 

il t'entraîne, il te force

à marcher

 

dans ses délires

d'avenir et d'espace
 

l'enfant est plus grand

que les bras

des crucifixions
 

et tu redeviens la fillette

qui pleurait grand

pour aimer grand
 

toi, la maintenant petite

et vieillie

au cœur courbé
 

ce que tu vois

reste sans appel
 

comme une grammaire déréglée
 

une église aux angelots

cloués

par le blanc des ailes
 

une cage en verre

pour le lustre des papes
 

qui ont su

préparer le malheur
 

ce que tu vois chaque jour

déchire

la peau de ton œil
 

mais tu poursuis

derrière l'enfant

ta route immobile
 

en espérant toucher

dans l'innocence des herbes

qu'on dit mauvaises
 

une seconde sagesse
 

ibid p.p 77/78/79

 
(…)

 
et tu redresses les mots

sous tes paupières
 

afin que l'enfant

près de toi

apprenne à gravir

 

une à une les marches

de ses rêves
 

l'enfant est à lui seul

une humanité
 

l'enfant est un don

que tu n'attendais pas
 

ibid p.81

 

Le quatrième chapitre est introduit par les mots du poète Philippe Jaccottet : Jusqu'au bout, dénouer, même avec des mains nouées.
 

Parce qu'elle n'est pas femme à renoncer, voici Louise Dupré, aveugle et sourde aux craquements de tous les ciels, prête à danser par-delà sa peur. Oui, danser peut-être simplement pour tenir, mais aussi pour saisir la vie à bras le corps.
 

te voici assez forte

pour accueillir en toi
 

le monde

à jamais endeuillé
 

le porter, le bercer

aussi longtemps que tu vivras
 

malgré ton cœur

tropical

tu as encore assez de rythme
 

pour faire valser l'enfant

au centre du cyclone
 

(…)


malgré ton cœur tropical

tu n'es pas trop vieille
 

pour la leçon

des vents qui t'encerclent
 

ils t'encerclent

mais tu danses
 

avec l'enfant et l'espoir fou

de répondre

au murmure de la terre
 

(…)

 
dans tes bras

il y a l'enfant qui te regarde
 

et même sans bravoure

tu deviens une femme

de courage
 

une femme de fenêtres ouvertes
 

capable de déborder

le jour
 

tes os sont plus solides

que tu ne crois
 

ils ne te trahissent pas encore
 

et tu ne trahiras pas

le monde minuscule

accroché à ton cou
 

comme un mystère

qui t'implore

en riant
 

de continuer

à danser
 

ibid (extraits des pages 87 à 108)

 

Tout au long de ce livre, Louise Dupré interpelle au plus intime son lecteur, autant par sa lucidité que par sa sensibilité. Son empathie et sa ténacité font d'elle une femme remarquable et son écriture est à la mesure de son intériorité.

Ne manquez pas l'occasion de lire et de faire lire Plus haut que les flammes, en ces temps troublés.

 

Internet :

 

Louise Dupré, son visage et sa voix sur youtube et France-Culture

 un article de Pierre Kobel, sur le blog de La Pierre et le sel, daté du  27 janvier 2015