Port des Barques

Port des Barques

vendredi 29 décembre 2017

Saint - John Perse, en hommage à la beauté du monde

        

                       Oiseaux

                            IX

             D'une parcelle à l'autre du temps partiel, l'oiseau,
         créateur de son vol, monte aux rampes invisibles et
         gagne sa hauteur...

             De notre profondeur nocturne, comme d'un écubier
         sa chaîne, il tire à lui, gagnant le large, ce trait sans fin
         de l'homme qui ne cesse d'aggraver son poids. Il tient, de
         haut, le fil de notre veille. Et pousse un soir ce cri d'ailleurs,
         qui fait lever en songe la tête du dormeur.

              Nous l'avons vu, sur le vélin d'une aube; ou comme il
         passait, noir – c'est-à-dire blanc – sur le miroir d'une
         nuit d'automne, avec les oies sauvages des vieux poètes
         Song, et nous laissait muets dans le bronze des gongs.
              À des lieux sans relais il tend de tout son être. Il est
         notre émissaire et notre initiateur. " Maître du Songe,
         dis-nous le songe !..."

               Mais lui, vêtu de peu de gris ou bien s'en dévêtant,
         pour nous mieux dire un jour l'inattachement de la
         couleur – dans tout ce lait de lune grise ou verte et de
         semence heureuse, dans toute cette clarté de nacre rose ou
         verte qui est aussi celle du songe, étant celle des pôles et
         des perles sous la mer – il naviguait avant le songe, 
         et sa réponse est : "Passer outre!"

                De tous les animaux qui n'ont cessé d'habiter l'homme
         comme une arche vivante, l'oiseau, à très longs cris, par
         son incitation au vol, fut seul à doter l'homme d'une
         audace nouvelle.

         in Saint-John Perse, Œuvres complètes, La Pléiade, 1986, p.419
 
Pour clôturer l'année qui s'achève, je vous partage en hommage à la beauté du monde ce texte de Saint John-Perse, que Braque illustra de ses célèbres Oiseaux.


         Bibliographie :
  • Saint - John Perse, Œuvres complètes, in La Pléiade, 1986
         sur internet :

vendredi 22 décembre 2017

Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg Une parole offerte à l'espérance




         des arbres bordent
         le cortège d'un deuil
         qui ne finit pas
         toujours sans cesse
         une feuille se détache
         brusquement
         dans le blanc
         les yeux
         se noient sans
         jamais parler
         de couleur ni
         jamais pouvoir
         crier

         Éva-Maria Berg in Le voyage immobile, éditions du Petit Véhicule 2017, p.44

  Lors de ce voyage immobile, Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg choisissent de mettre des mots,
  chacun dans sa langue, sur ces hauts lieux du souvenir qu'ont été les camps d'expérimentations
  et d'exterminations nazis, durant la dernière guerre.
  Il en découle une magnifique suite de textes, qu'illustrent, comme autant de fumerolles où
  s'agrippent les corps absents, de superbes dessins de Jean-Marie Cartereau.

 
         Flammes levées
         vers les plus hautes feuilles,

         un ultime éblouissement assiège l'horizon.

         Alain Fabre-Catalan, in Le voyage immobile, éditions du Petit véhicule 2017, p.22

   À les lire, je me suis retrouvée soudain par la pensée en Alsace en 1968, juste à
   quelques kilomètres de Strasbourg, dans la chambre d'expérimentations médicales,
   carrelée de blanc, du camp allemand d'extermination et de travaux forcés du Struthof
   à écouter les commentaires du guide d'alors, qui n'était autre que l'un de ses anciens rescapés.
 
  En ce lieu, qui paraissait d'autant plus cynique que le paysage alentour était d'une sublime et
  sauvage beauté, l'indicible témoignait de ce qui fut sans mesure...
  Notre petit groupe se trouvait confronté pour la première fois aux vestiges d'un meurtre de masse
  accompli sur notre propre sol et dont nous n'avions pas eu connaissance jusqu'alors.
  De jeunes visiteurs allemands étaient également présents dans cette salle, qui furent pris d'un rire
  nerveux et glaçant. Il nous arrive de rire pour masquer notre émotion...
  Les poèmes  d'Eva-Maria Berg  et d'Alain Fabre-Catalan, par le duo accordé et respectueux qu'ils
  instaurent, viennent balayer ce souvenir choquant.
 
         se taire

         que les voix éteintes
         résonnent encore

        

         aller sur leurs traces
         celles qui
         sont éteintes
         les pieds
         brûlants et
         les yeux
         brouillés
         en face
         du ciel

         in Eva-Maria Berg, p.p.47.48

         Contre le feu de l'oubli,
         la litanie des noms est la seule réponse

         ibid Alain Fabre-Catalan, p.14

         Pas même l'envolée d'une phrase
         ne saurait les tirer du néant,

         de l'indicible vertige qui ravine le ciel
         à la cime des bouleaux.

         ibid Alain Fabre-Catalan, p.21

         qui encore et
         encore disperse
         les feuilles
         pour donner
         de l'espace à
         la nouvelle saison

         ibid Eva-Maria Berg, p.49

 Le temps d'émettre des vœux approche,  je formule, ici, les miens :

Que la nouvelle saison soit celle du respect de l'autre et de l'entente cordiale dans laquelle nos pays réciproques se sont depuis engagés.

Que les auteurs courageux de ce long et vibrant poème qu'est Le voyage immobile, rédigé à quatre mains, trouvent un large écho à leurs voix et en éprouvent un profond apaisement.
Que leur geste conjoint prenne toute sa dimension aux yeux du monde : si en 2017, un poète catalan d'origine, né en 1947 dans les Pyrénées-Orientales, et une poétesse allemande, née à Düsseldorf après la dernière guerre,  choisissent délibérément d'exprimer dans un même livre leur désir de survivre au désenchantement du monde, c'est bien dans l'espoir de voir la paix triompher des cendres et brouillards.

bibliographie :
  • Le voyage immobile, Alain-Fabre Catalan et Eva-Maria Berg, dessins de Jean-Marie Cartereau, 2017
sur internet :


vendredi 15 décembre 2017

Guy Goffette, un jour un poème




         Le noyer d'hiver

         Mais il y a tant à faire et déjà le voisin
         scie la forêt par cœur. Au pré les vaches boivent
         le lait du ciel et les moineaux soignent le vent.

         Il y a tant à faire et tout va se défait.
         Le fil bleu de ta vie, dans quelle cuisine d'ombres
         l'as-tu laissé se perdre, lui qui te menait doux

         comme ces mots sans voix à l'envers des poèmes ;
         ou si c'est une femme là-bas derrière la mer
         qui le porte à son doigt, et chacun de ses gestes

         – elle pose le café sur la table deux tasses
         puis s'arrête, car elle est seule aussi – et chacun
         de ses gestes rejoint ton front contre la vitre

         qui regarde la mer monter à l'horizon
         où il n'y a rien d'autre qu'un vieux noyer d'hiver
         et qui étreint du bleu, et qui étreint du bleu.

         in Le pêcheur d'eau, Gallimard, 1995, p.46

Tous les jours sont bons à lire un poème sous le motif qu'on confonde les jours ou que le ciel soit trop bas ou que le temps passe trop vite...
Ces jours-là, je reviens toujours à l'un de mes auteurs préférés et à ce que j'écrivais de lui, faites-en autant !

http://lintula94.blogspot.fr/2016/07/guy-goffette-entre-lencre-et-les-etoiles.html

vendredi 8 décembre 2017

Jean-Pierre Lemaire pour marcher sur la mer



               Un chemin de bateaux, de draps frais et de maisons ouvertes,
               où des pas phosphorescents me précédaient la nuit. La fin était
               en pente douce. De loin en loin, il y avait des hommes-portes,
               des hommes-fenêtres, à travers lesquels on apercevait le monde.

               in L'armoire aux tempêtes, éditions Le Bateau Fantôme, 2016, p.15

         Revenant du large, par un incroyable chemin à flanc de vague, le lieutenant de L'Armoire
         aux tempêtes a mis vingt ans à sortir de la pluie, l'homme grave qu'il est devenu cherche lors
         d'un dialogue intérieur à relire le passé et donner sens à l'avenir :

                Le lieutenant :
        
                Là-bas, il n'y a pas de vie. Rien que des gouffres et du vent.
                Je ne sais même pas comment j'ai traversé. Sans doute l'ouragan
                Qui m'a ramené était-il plus fort que celui qui m'avait emporté.

                 ibid p.9

                L'homme :

            – Qu'as-tu vu au large, dans la pluie ? Si tu te souviens, tu m'éviteras peut-être de partir.

                ibid p.9

               Le lieutenant :

            – Au fond de la pluie, il y avait une face ruisselante, un visage aux yeux et aux lèvres fermés,
              noyé de souffrance mais vivant.
              (...)
              Il ne disait rien, mais son silence signifiait quelque chose.
              (...)
              Quelque chose comme "Je suis là".
           
               ibid p.p: 9/10

         In extrémis, une femme entre, qui s'écrie : "Ah! L'armoire aux tempêtes est ouverte...
         Tu penses donc toujours à la Marine?"...
         Suit la question essentielle, celle qui peut mettre un terme à d'inutiles tourments :
          "Est-ce que tu m'aimes? Ou bien es-tu encore là-bas ? "
         L'homme y répondra alors :"Je suis là-bas et je t'aime. Donne-moi la main pour marcher sur la
         mer".

          Être là pour l'autre au bon moment, l'amour tient souvent ce rôle :
         
         
              Ce soir, le soleil passe à travers nous. Mon corps transi depuis des mois commence à
              se réchauffer.

              ibid p.15

         Écrire, comme aimer, reste un risque à courir et, contre vents et marées, une belle façon
         d'aller de l'avant.
         Ce petit livre, qui tient dans la paume d'une main, témoigne d'une densité poétique rare,
         sans doute nous vient-il des souvenirs du marin que fut un temps son auteur.
         Pour en savoir davantage relire l'article indiqué ci-dessous, paru sur Le Temps bleu, en 2016.
          

Bibliographie :
  • L'armoire aux tempêtes, Jean-Pierre Lemaire, éditions Le bateau fantôme, 2016
sur internet:

  

        

vendredi 1 décembre 2017

Fabienne Verdier ou l'esprit caché des choses





 
  
 
         Je compare la vie d'un homme à la terrifiante beauté d'un bonzaï ou d'un vieux pin
         sur les récifs en bord de mer, qui a pris les plis du vent avec le temps. On le juge beau 
         à l'automne de sa vie, mais quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ?

         Fabienne Verdier in Passagère du silence, Le Livre de Poche, 2008, p.9

    Les parents de Fabienne Verbier sont tous les deux peintres, Fabienne, leur aînée, naît à Paris en
    mars 1962.
    L'arrivée dans leur foyer de quatre autres enfants en quatre ans vient bouleverser leur vie.
    Ils divorcent en 1969. Elle vit dès lors avec sa mère, qui a dû cesser de travailler, et passe un
    week-end sur deux avec son père, devenu publiciste.
   

    La préface du livre de Daniel Abadie, intitulé Fabienne Verdier, la traversée des signes, nous vaut
    le passionnant curriculum vitæ, qui suit :

    À 16 ans, Fabienne Verdier décide de quitter l'école pour vivre avec son père en pleine nature dans
    une grande ferme abandonnée, face à la chaîne des Pyrénées. Passionnée de dessin, de littérature
    et de musique, elle désire consacrer sa vie à la peinture.
   
    Elle est admise à l'École des Beaux–Arts de Toulouse. Fascinée par tous les maîtres chinois,
    tel Hokusai, elle découvre des ouvrages de lettrés chinois à propos de la poésie et de la pensée
    philosophique et esthétique.

    L'atelier de calligraphie, qu'elle suit à l'université de Toulouse, éveille en elle un projet de voyage
    culturel en Chine, dans l'espoir d'y rencontrer de grands maîtres.
    La lecture dans l'œuvre de François Cheng, de Vide et plein et des poèmes chinois traduits par lui
    vient renforcer ce projet.
    En 1983, elle obtient son diplôme de fin d'études avec la mention très bien. Le Grand Prix de la
    Ville de Toulouse lui est attribué ainsi qu'une bourse d'études à Paris.
    Fabienne Verdier a commencé à apprendre le chinois par correspondance.
    Dominique Baudis, alors maire de Toulouse, lui propose de faire partie de la délégation qui
    l'accompagnera en Chine pour signer les actes officiels du jumelage de Toulouse avec la ville
    de Chongqing au Sichuan.

    De fil en aiguille, elle rejoindra, à 20 ans, l'Institut des Beaux–Arts de la province du Sichuan,
    située au centre-est de la Chine et placée sous le régime de Mao.
    Elle sera assistée, tout au long de ces années d'études, d'une interprète qui maîtrise
    parfaitement l'anglais.

  "Je suis venue étudier votre culture" dira-t-elle à ses professeurs chinois, une fois sur place.
    La réponse est: "Peins un arbre et on verra ton niveau"; devant son incapacité à répondre à leur
    demande, ils éclatent de rire et s'écrient: "D'accord, tu recommences à zéro."

    Pendant les cinq années qui suivront, elle devra se plier à toutes les exigences du règlement.
    À l'époque, on envoie les artistes "étudier auprès du peuple", mais démunie de
    toute possibilité d'échange personnel, il ne lui reste plus qu'à apprendre par cœur, chaque soir, son
    dictionnaire.
    L'accès aux légendes lui est cependant autorisé et c'est par ce biais qu'elle découvrira les
    gravures anciennes.

         J'avais un petit rouleau pour étaler l'encre et j'appliquais la feuille de papier chinois avec le dos
         d'une cuillère ou un caillou poli par l'eau du Yang-tseu . J'ai passé des soirées entières à
         exécuter ce travail qui me procurait un grand plaisir. Il me tirait du cafard qui, parfois, me
         saisissait.

         ibid p.49
     
       "Suis mon principe", insistait son maître : "Révéler l'élan, le dynamisme, les lignes de force.
        mais je ne veux pas d'une prouesse technique. Tu dois arriver à une complète maîtrise de
        l'encre pour  insuffler de la vie au trait."
        
      "Il voulait m'amener insensiblement de la technique à la pensée qui lui est sous-jacente" dit-elle
        de cet enseignement.

        ibid p.113

    Poésie et peinture sont intimement liées et restent indissociables dans la culture chinoise.
    Le vieux maître, que découvrira par la suite Fabienne Verdier pour la guider, disait :
       "Pars toujours d'une intuition poétique et essaie d'exprimer la substance des choses"; tel est le
       principe constant" disait-il.
       "Apprends les techniques mais dépasse-les. Il faut que tes traits sur le papier soient empreints
       de vie, qu'ils naissent d'eux-mêmes, surtout sans labeur ni relents livresques".
   
    Elle témoigne de ce long apprentissage dans un article paru dans le journal ELLE, en mai 2013 :

         Les lettrés chinois m'ont appris à me laisser pénétrer par la complexité des formes de la nature,
         qui se transforment dans votre cerveau en une banque de données extraordinaires. Et un
         jour, ces formes deviennent tellement présentes dans votre esprit qu'elles naissent d'elles-mêmes
         sur la toile. Lorsque je pose mon pinceau, il m'arrive de ne pas croire à ce qui s'est passé.
         Ce sont des petits miracles, des états de grâce qui sont rares.
        

    À propos de ces instants de grâce, elle écrit au dernier chapitre de Passagère du silence :

          Ce sentiment d'union avec l'univers et sa beauté, je tente de le transmettre par mes toiles. Pour
          beaucoup, il y a d'un coté le monde de l'art et, de l'autre, celui de la vie quotidienne; le monde
          idéal, mais artificiel, opposé à la dure réalité. Je voulais réaliser l'adéquation des deux. Ma
          peinture n'exprime pas la volonté de rivaliser avec d'anciens maîtres ni de m'imposer aux 
          autres, mais un désir de volupté, de béatitude, un refuge contre la tristesse, le plaisir procuré
          par les beaux paysages qui, depuis mon enfance, m'ont apporté les moments les plus intenses
          de joie et de paix. J'ai compris que l'extase, qu'elle se crie ou se taise, n'est pas un don du Ciel
          qu'on attend les bras croisés, mais qu'elle se conquiert, se façonne, et que l'intelligence y a
          aussi sa part.

          in Passagère du silence, Le Livre de poche, 2008, p.p.303/304

    Ce dont je peux pour ma part témoigner, c'est que, devant les toiles de Fabienne Verdier, 
    l'émotion qui vous étreint s'accompagne d'une musique intérieure, qui vous fait passer
    des larmes silencieuses à l'allégresse la plus profonde. Surprise et exaltation mêlées, il ne
    vous reste plus qu'à contempler...
   
    Aucune reproduction ne peut remplacer la rencontre avec l'œuvre, hélas! Cependant ne
    manquez pas, plus bas, les photos qui la montrent peignant, dans son atelier de Seine et Marne.
    Elle travaille, debout devant une immense toile posée au sol, avec un pinceau chinois géant
    pendu à la verticale qu'elle manie grâce à un savant système de poulies de son invention.
    Cette ample gestuelle exige une intense concentration et une présence à l'être intérieur
    qu'évoquent les techniques yogi.
    
    Fabienne Verdier nous partage aussi sa rencontre avec un vieux sage chinois dans un jardin
    de Pékin :

         "Un autre de mes plaisir à Pékin devint vite une habitude : j'allais me promener dans le Jardin
           impérial, Yuhuayan. Il existait là un arbre magique, un tronc de cyprès dressé comme une
           cathédrale datant, disait-on, de l'époque Ming ! À le contempler, il racontait notre 
           histoire. Souvent, on voyait un ancien méditer sur un banc, à coté de lui, comme s'il se
           chargeait, encore et encore, de ses énergies, du souffle vital qui émanait de la matière
           même de l'arbre. Formation bizarre, insolite, le vieux tronc noueux était façonné par les
           poussées telluriques, les vents, l'érosion et les caresses humaines de plusieurs siècles...
           On pouvait imaginer, à certains endroits, les mouvements d'une mer agitée de mille et une
           vagues poussées par la tempête. L'ancien paraissait, en quelque sorte, se nourrir de la
           longévité du cyprès. Il se recueillait comme devant un temple sacré, un microcosme
           révélateur de l'histoire de la matière.
               Un jour, nous nous retrouvâmes tous les deux sur le banc. En le contemplant, le chinois
           me dit tout bas : "Mademoiselle, on apprend à vivre, à vieillir avec ce que la nature nous
           a donné, comme à lui, à la naissance."
           Après un long silence, il reprit avec insistance : " Mademoiselle, il faut cultiver le
           principe de vie qui est en nous."
                Je n'ai plus revu le vieil homme. Mais j'ai souvent fait le pèlerinage pour saluer
           l'arbre en songeant à ses propos."

           ibid p.p. 277/278

    Ces mots viennent confirmer le sentiment que chacun de nous abrite en lui un arbre secret, qui
    lui transmet énergie, patience et ténacité, car comme lui nous sommes faits d'écorces successives,
    qui nous protègent et nous nourrissent sans jamais nous trahir.
 
Bibliographie:

  • Fabienne Verdier, Passagère du silence, Le livre de poche, 2005
  • Fabienne Verdier, La traversée des signes, par Daniel Abadie, 2014
Sur internet :



vendredi 24 novembre 2017

Fadwa Suleimane "Deviens qui tu es tu le seras"



         Toi qui t'enfuis du temple d'Apollon
         ainsi qu'une nuée de papillons noirs
         moi je suis cette écriture gravée sur ton front qui t'interpelle :
         " deviens qui tu es tu le seras"

         in Dans l'obscurité éblouissante,traduit de l'arabe par Sali El Jam, éditions Al Manar2017, p.33

Ce bref poème, dit en français par Fadwa Suleimane, restera gravé dans le cœur de tous ceux venus l'écouter, au détour d'une rue de la ville haute, le 25 juillet 2015, lors du Festival de poésie de Sète. L'auteur, alaouite, née à Alep en Syrie en 1970, actrice connue en son pays, s'est élevée contre le gouvernement d'Assad en 2011. Recherchée par les forces de sécurité, elle a dû fuir son pays pour se réfugier en France, en 2O12.

Ce 25 juillet 2017, souriante et résolue, la tête coiffée d'un petit foulard bleu, elle mit toute son ardeur à transmettre ce qui l'animait, avec la ténacité de ceux et celles qui n'ont plus rien à perdre, après avoir tout perdu.
Présentée par Gérard Meudal et interrogée par lui sur son engagement en poésie, elle dît ceci :

"Les arabes sont ancrés dans la poésie, tout est poésie". Notre langue est à l'intérieur de nous et pas dans les décombres".
"J'ai beaucoup aimé être invitée à témoigner, ici. L'avenir n'existe pas, il y a l'instant...et l'avenir est dedans."

Elle devait s'éteindre, 24 jours plus tard, emportée par un cancer.
Dans ma mémoire, son visage juvénile, émacié par la maladie, brûle comme "un charbon en fleurs".


         Dans l'obscurité éblouissante
         mes yeux sont deux tisons qui brûlent sur la peau du vent
         les noms de ceux qui ont pu fuir des missiles
         jusqu'aux profondeurs des mers
         brûlent mon histoire
         sanctifient ma chute

         ibid p.31

         Dans l'obscurité éblouissante
         du froid et du vent
         une parole verdoyante
         une paume à cinq soleils
         illumine l'obscurité éblouissante
         elle m'appelle
         et je ne viens pas

         ibid p.13

         Dans l'obscurité éblouissante

         ma main droite est un pont formé des têtes de mes amis
         et ma main gauche de forêts de bras coupés
         qui continuent à réclamer la paix

         ibid p.45

         Dans l'obscurité éblouissante
         fuyant un massacre
         sortant d'une fosse commune
         plongeant dans les peines de mon peuple
         dans les mers de leur sang et de leurs lambeaux
         jusqu'à ce que le meurtrier occupe la moitié de mon visage
         et les membres des victimes l'autre moitié
         j'ai essayé de les rassembler
         l'œil du tireur d'élite à la tête de la victime
         Sans pleurer ma mort.

         ibid p.47

 Dans un précédent recueil intitulé À la pleine lune, traduit également en français et paru aux éditions Le soupirail, en 2014, elle écrivait : "Devant le trou noir, j'attendrai l'espoir" .


         Dans l'obscurité éblouissante
         les yeux de la Syrie transpercent l'aile de la nuit à travers
         la lumière et disent :
         arrêtez ce massacre

         in Dans l'obscurité envahissante, Al Manar 2017 p.69

Fadwa Suleimane a tenu également à lire à Sète, tel un testament, la fière harangue, qui figure dans ce recueil, à la page 71 :

         Nous jurons au nom du dieu qui est beau :
        
         que nous voulons une Syrie libre et unie et que nous sommes un peuple authentique et fier
         uni par un amour immense de la Syrie et nous jurons que nous sommes des manifestants
         pacifiques et que nous allons persévérer à manifester pacifiquement jusqu'au rétablissement
         de tous nos droits usurpés nous voulons réaliser un État civil et laïque et nous jurons que nous
         voulons des relations transparentes et égalitaires avec tous les pays du monde pour servir
         l'humanité et la civilisation. Nous sommes un peuple civilisé et nous rejetons la violence et
         l'assassinat nous sommes un peuple fier et libre à forte appartenance syrienne car celui qui
         a vécu sur cette terre ressuscitera sur cette terre et nous jurons que nous allons nous débarrasser
         de ce régime qui nous a assassinés
         divisés et mutilés
         et nous jurons au nom de dieu qui est beau
         et de la Syrie
         et de l'amour
         que nous restituerons à la Syrie sa gloire
         et sa civilisation

         ibid Dans l'obscurité envahissante, éditions Al Manar 2017, p.71

Interrogée par Gérard Meudal sur la place incongrue de ce pamphlet politique au milieu de ses poèmes, elle s'expliqua ainsi :

"Ce texte devait être où il est. En Syrie, j'avais proposé de planter des oliviers dans les jardins en mémoire des gens assassinés . Les gens sont venus pour creuser la terre, ils ont planté quatre arbres avec notre accord. J'ai proposé alors aux présents de faire un serment avec leurs mains pleines de terre : "nous jurons au nom de Dieu qui est unique, nous jurons que nous sommes des manifestants pacifiques, nous jurons que nous sommes un peuple civilisé, fier et libre".

Son courage et sa détermination à témoigner en faveur de la paix demeurent, tels un lumignon  
d'espoir pour tous les peuples du monde déchirés par la guerre. Le propre de la poésie est d'être universelle et de faire vibrer les cœurs bien au-delà des frontières de la langue et du temps.

Bibliographie :
  • Dans l'obscurité éblouissante, traduit de l'arabe par Sali El Jam, éditions Al Manar, 2017

sur internet:

vendredi 17 novembre 2017

Jeanne Stefan Ce pays là



         Ce pays là

         Je veux rester dans ce pays là
         vivre la douceur lumineuse des heures
         je veux rester dans ce pays là
         et ne plus compter mes pas
         ni dans les chemins rocailleux
         où les fougères poussent
         ni sur le bord du ciel
         où le soleil en lune
         décroche une petite brume
        (...)
         je veux rester dans ce pays là n'en doutez pas !
        
           (extrait)
           in Ce pays là, écrit et illustré par Jeanne Stefan, Guimiliau, 2015

           La quatrième de couverture de ce mince livret nous dit que Jeanne Stefan est née dans
           le Poitou en 1948, qu'elle se tourne vers la sculpture après des études de psychologie, puis
           travaille les formes comme une couturière, trace des patrons et se mesure avec la matière
           comme le bois ou la pierre.
           Depuis quelques années, elle réalise des collages avec des matériaux divers, tels ceux qui
           illustrent ce livret.









           La Sirène

           À Guimiliau, il y a une sirène
           ne la cherchez pas sur le calvaire
           elle habite dans le bas du village
           elle a le goût pour l'eau salée
           l'eau de la source de Saint Millau n'est
           pas assez vive pour elle
           dès le matin au réveil, elle inspecte les vents
           les feuilles bougent au fond du jardin ?
           Santec sera venteux
           le coq n'est pas sur St Thégonnec ?
           signe de pluie
           mais ...hier elle m'a dit
           j'ai pris deux bains au Dossen
           J'avais de l'eau jusque là
           et vagues sur vagues
           c'était le paradis
           Dieu ! soixante dix ans de paradis !

   Ces noms de lieux à consonance bretonne évoquent la beauté sauvage du nord Finistère : ses riches calvaires Saint Thégonnec et Guimillau ainsi qu'à l'horizon, les créneaux dentelés des Monts d'Arrée avec leur pesant de solitude que les vents ne cessent d'ébranler.

 sur internet :

vendredi 10 novembre 2017

Pierre Reverdy et René-Guy Cadou en écho




      Pierre Reverdy est né en 1889 à Narbonne, il meurt à Solesmes en 1960. René-Guy naît en 1920
      à  Sainte Reine de Bretagne et meurt en 1951, à Louisfert, en Loire-Atlantique. Tous deux
      sont poètes, le second admire tout particulièrement son aîné.
      Il m'a semblé intéressant de rapprocher deux de leurs témoignages à propos de leur choix de
      l'écriture.
      
      René-Guy Cadou rédige ce texte le 9 août 1944 :

           Les secrets de l'écriture

           Je n'écris pas pour quelques-uns retirés sous la lampe
           Ni pour les habitués d'une cité lacustre
           Pour l'écolier attentif à son cœur
           Non plus pour cet enfant paresseux qui sommeille
           Entre mes bras depuis cents ans
           Mais pour cet homme qui dépassé par l'orage
           N'entend pas la rumeur terrestre de son sang
           Ni l'herbe le flatter doucement au visage
           J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons
           La neige pure ainsi qu'une main féminine
           Et le pollen éparpillé sur les gazons
           Aussi l'agneau qui fait le calme des montagnes
           J'écris pour dépasser la crue noire du temps
           Tandis que les oiseaux et les fleurs me précèdent
           À cette auberge au bord du ciel où les passants
           Trouvent des couches étoilées et des vaisselles
           Pleines de fruits et de soleils encourageants
           Mais reste au fond de moi le plus clair de ma vie
           Qui ne supporte pas le poids de la parole
           Ces mots d'amour qui ne seront jamais écrits
           Et la lumière de mon cœur toujours la plus haute
           Aveuglante comme une poignée de sel gris.
                                                                                         9 août 1944

           in René-Guy Cadou, Poésie la vie entière, Poèmes inédits, 1977 p.p 371/372

      Pierre Reverdy, son aîné, témoigne en fin de vie du bonheur des mots dans
      La Liberté des mers, qui ne paraitra que bien après son décès, en 1978 :

                             Le Bonheur des mots

               Je n'attendais plus rien quand tout est revenu,
           la fraîcheur des réponses, les anges du cortège, les
           ombres du passé, les ponts de l'avenir, surtout la
           joie de voir se tendre la distance. J'aurais toujours
           voulu aller plus loin, plus haut et plus profond et
           me défaire du filet qui m'emprisonnait dans ses
           mailles. Mais quoi, au bout de tous mes mouve-
           ments, le temps me ramenait toujours devant la
           même porte. Sous les feuilles de la forêt, sous les
           gouttières de la ville, dans les mirages du désert
           ou dans la campagne immobile, toujours cette
           porte fermée – ce portrait d'homme au masque
           moulé sur la mort, l'impasse de toute entreprise.
           C'est alors que s'est élevé le chant magique dans
           les méandres des allées.
               Les hommes parlent. Les hommes se sont mis
           à parler et le bonheur s'épanouit à l'aisselle de
           chaque feuille, au creux de chaque main pleine
           de dons et d'espérance folle. Si ces hommes par-
           lent d'amour, sur la face du ciel on doit aperce-
           voir des mouvements de traits qui ressemblent à
           un sourire.

           in Pierre Reverdy, Sable mouvant, La liberté des mers, Poésie/Gallimard, 2003, p.51

      Ces mots ne peuvent que conforter dans leur choix d'écrire ceux qui s'essaient
      encore à la poésie et encourager ceux qui la lisent et la divulguent.

Bibliographie:
  • René-Guy Cadou, Poésie la vie entière, Œuvres Poétiques complètes, Seghers 1977.
  • Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie/Gallimard, 2003
sur internet :
  • un article sur René-Guy Cadou rédigé par Roselyne Fritel :
          http://lintula94.blogspot.fr/2016/06/rene-guy-cadou-je-demande-etre-lu.html

vendredi 3 novembre 2017

Jeanne Benameur comment traverser la mer


         Chaque chose était nouvelle

         et pour la première fois
         nos mères portaient au front
         un souci qui n'était pas le nôtre

         in La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017, p.23

Jeanne Benameur est née en 1952 d'un père arabe et d'une mère italienne, à Ain M'Lila, en Algérie, pays qu'elle quittera l'année de ses cinq ans. Elle évoque dans L'enfant qui, livre paru en 2017 chez Actes Sud, ces moments où l'enfance apprend le souci de la vie qui se perd .
Poète, romancière et professeur de Lettres à La Rochelle jusqu'en 2001. Je présenterai ici le poète.

         Aujourd'hui nous faisons revenir dans
         notre bouche les sons que nos mères
         gardaient au secret de leurs palais

         la langue ancienne
         vient rythmer notre souffle

         nous découvrons
         que rien n'est oublié

         au fond de nous
         la langue sauvage de nos mères
         la seule grammaire
         des corps
         vivants.

         ibid p.55

Cet arrachement à l'Algérie, sa terre natale, nous vaut des pages émouvantes :
        
         nos mères
         ont disparu sans bruit
         légères
         de tout ce que déjà elles ne possédaient
         plus

         farine et cendre.

         ibid p.49

         Depuis
         nos exils se sont renouvelés
         comme les vagues
         chaque fois plus gonflés
         de houle et de mémoire

         comme les vagues d'ici
         nos exils ont gardé
         une lumière intense
         retenue
         vibrante

         entre fond d'océan
         et acier des nuages.

         ibid p.45

Jeanne Benameur se demande comment trouver la forme de ce qui n'a plus la limite familière alors même que nous étions pauvres de pays et que nous ne savions pas voyager ?
Les mains de nos mères avaient glissé sur la poignée des portes, elles avaient fermé à clef ce qu'elles n'ouvriraient plus.
Comment traverser la mer et après l'avoir traversée comment retrouver les mots très loin sur l'autre terre? L'écriture  par bonheur lui ouvre la voie. 

          dans la langue de nos mères
          nous pouvons nous asseoir à la table de
          la cuisine et attendre le soir
          nous avons notre place.

          ibid p.57

          En silence
          lentement
          dans les pages
          qu'elles ne liront jamais
          nous écrivons
          nous habitons.

          ibid p.59

Dans un précédent recueil, Il y a un fleuve, édité lui aussi par Bruno Doucey en 2012,
Jeanne Benameur écrit que "l'oubli est plus vaste".

          L'homme appelle pendant son sommeil
          Il appelle un lieu comme d'autres appellent leur mère.
          C'est un nom étrange.
          C'est un pays monotone et doux.
          C'est son pays.
          L'homme appelle à voix monotone et douce toutes
          les syllabes réunies en une seule.
          Cela fait un son étrange.
          Le son de son pays.

          Qui peut comprendre celui qui appelle tout bas
          son pays?

          in Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012, p.20


Nous la retrouvons en quête de traces dans De bronze et de souffle, nos cœurs, recueil paru en 2014, aux éditions Bruno Doucey et illustré de gravures, réalisées pour la circonstance par le sculpteur sur bronze, Rémi Polack.
L'artiste, sculpteur et plasticien, vit à La Rochelle, où l'un de ses bronzes figure en front de mer. Le thème de l'envol et de la chute est au cœur des gravures réalisées par lui pour illustrer ce recueil.

Jeanne Benameur dira de cette alliance poèmes–gravures qu'elle est celle "du poids et de l'envol". Les gravures de Rémi Polack étant à ses yeux "le lieu idéal où des mots, porteurs d'une joie inattendue, venaient tout naturellement s'inscrire" .
 

 

          Dans les traces

          Tu cherches des traces pour border ta vie
          quelque chose qui limite le chemin
          te permette d'avancer
          Toi entre le ciel et la terre
          tu as toujours été appelé
          là
          là-bas
          ici
          et encore sur l'autre berge
          plus loin         où ?

          Entre ciel et terre
          il n'y a pas de lieu inscrit

          Il faut chercher
          encore et encore

          Si tous les lieux se valent
          alors pourquoi choisir

          S'en remettre aux empreintes
          qui encordent et disent une route
          Les seuls vrais liens
          Ceux que les hommes et les femmes qui marchaient
          ont laissé sur la route
          et dans l'air

          Tu cherches

          Trouver
          invisible
          l'empreinte d'une main
          où poser la tienne
          d'un pas
          où mettre le tien
          Tu apprends
          lentement
          la confiance
          dans les traces de ceux
          qui ont
          disparus.

          in De bronze et de souffle, gravures de Rémi Polack, éditions Bruno Doucey, 2014, p.p.63/65

Là où il y a des traces, il y a immanquablement le signe d'un possible passage :

          Le passage

          Il n'y a plus de point où appuyer son regard

          Les mondes se sont ouverts
          à l'exacte mesure
          de ton corps

          C'est le temps du passage

          Le souffle est sans limite
          La joie du sang vif
          a ouvert
          les paumes de tes mains
          effacé
          toute trace ancienne

          C'est l'essor

          Aucun regard ne peut retenir
          Il faut        passer 

          Le corps apprend
          la nudité nouvelle
          de
          l'air

          C'est le temps
          de l'horizon
          vagabond.

          in De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey 2014 p.71

Forts de notre expérience, nous savons que toute création est une aventure de très longue haleine mais que les voix de poètes jalonnent au quotidien ce chemin. À nous de les entendre et d'en rayonner.

Bibliographie:
  • Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012
  • De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey, 2014
  • La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017
sur internet :





vendredi 27 octobre 2017

Thierry Metz pour accueillir l'imprévisible



            Assise sous les nattes vertes des palmes
            elle écoute l'homme à même ses bras
            elle est biche au jardin des chamelles
            Ô fruit tendu vers les fantasias du sel
            Ô Toi fruit, salive curieuse du noyau
            qui bâtit chaque nuit avec des clous de lumière
            entends ce qui est duvet :
            "J'avais rêvé un silence et ce silence était d'amour
            il a fait de moi la simple algèbre des sables ;
            une paix, semence de mon sang.
            J'étais un homme, j'étais une fleur
            et cette fleur était mon fruit."

                                                                       1979

            in Thierry Metz, Poésies 1978- 1997, Pierre Mainard éditions, 2017, p.36

      Un brin d'exotisme s'est glissé entre les lignes de ce poème. La vie de Thierry n'a pourtant rien
      d'exotique. Il se présente ainsi dans un entretien accordé à la revue Le Festin, le 17 juillet 1990 à
      Agen, après la publication de son recueil Le Journal d'un manœuvre :

           Je ne sais pas comment j'ai commencé à écrire, cela a mûri, lentement. Il y a un point de
           départ, que j'ignore naturellement, qui a fait que je devais écrire un jour.
           Vers dix-huit, dix-neuf ans, il était clair que je ne pouvais plus rester dans de telles
           conditions, sinon rien ne se passerait.
           J'écrivais de petits textes, de petites pièces de théâtre, de la poésie...Une manière
           déjà de faire marcher l'écriture, de la risquer quelque part, de savoir ce que l'on peut faire
           sur du papier. Cela m'est quand même plus difficile d'écrire que de parler. Pour moi, la parole
           ne draine pas assez de choses et je pense que l'oreille humaine ne perçoit pas à l'intérieur
           même du langage ce qu'il y a d'obscur. C'est quand même dans la lumière que j'aime chercher
           l'obscurité. Donc, si l'écriture le permet, il n'y a aucune raison pour que je m'en prive.

          in La Revue Diérèse n° 52/53, p113

      Né le 10 juin 1956 à Paris, Thierry Metz est un jeune homme doué, un lecteur passionné, qui
      aime goulûment la vie et fait preuve d'un don précieux pour l'écriture poétique.
      Le reste de son temps, il exerce dans la région d'Agen, le métier de manœuvre sur divers
      chantiers; ses compagnons ignorent tout de ses autres activités .

      Il se lie d'amitié avec Jean Cussat -Blanc, qui rédige la revue Résurrection et qui l'introduit auprès
      de Jean Grosjean alors membre du comité de rédaction de la RNF, ce qui lui vaudra d'être
      publié de son vivant.

      Le journal d'un manœuvre paraîtra en 1990, chez Gallimard.

                Mes premiers gestes ici : creuser la terre. Ouvrir une fosse. Et disparaître. Quotidien du
             manœuvre : tant qu'il n'a pas trouvé l'arc-en-ciel de son livre, il doit creuser. S'enfermer
             avec ses graines .
                Sinon comment méditer la mort et l'arbre ?
                Peu importe que son travail soit rebutant; l'érosion du dolmen est plus active que les
             ruissellements de l'instant. Et ici les deux se rejoignent.
                Le manœuvre, le maçon : projet fourchu. Comme nos mains.

             in Le journal d'un manœuvre , L'Arpenteur, 1990, p.20

             2 juillet. – Il faudrait s'arrêter un instant, poser la charge, retrouver une seconde,
             dans le même cercle, la force du manœuvre, la main du maçon, les signes tracés
             du maître d'œuvre. Une seconde, pas plus. Puis revenir à l'endroit où la maison
             s'entrouvre pour apercevoir les enchanteurs.
    
             ibid p.46

      Il rédige en peu d'années une œuvre fulgurante, dont il dit : "j'ai justement l'écriture,
      ces coulisses dans lesquelles je peux évoluer."
      Jacques Ancet écrira à son propos : "ce qui touche chez Thierry : cette gravité juste, cette
      profondeur limpide. Cette manière de mettre le feu au langage sans monter la voix. Cette
      capacité de dire l'infini à travers le fini, l'immense à travers l'infime. Et toute la beauté et
      la tragédie de vivre dans des mots d'une simplicité sans âge."

      Une redoutable addiction à l'alcool viendra hélas par la suite perturber sa vie conjugale et
      familiale et lui vaudra plusieurs mois d'internements pour des cures de désintoxication.
      À cela viendra s'ajouter, en 1988, la perte cruelle d'un de ses fils, écrasé par une voiture sous ses
      yeux.
      Interné volontaire, en 1996, dans un hôpital psychiatrique, il se suicidera finalement le 16 avril
      1997 .

       Des poèmes "jamais parus en livre et, pour la majorité, extraits de la revue Résurrection
       qu'animait Jean Cussat-Blanc" qui fut le premier à le publier – sont réunis sous la présente
       édition. Ils couvrent les années écoulées entre 1978 et 1997.
      

           Sous la tente où germent les lampes
                     le silence
            – jeune oiseau de ma bouche –
            se couvre d'un duvet blanc.
                            Mais dehors
                     dans le souffle d'amour
                     Ô plénitude !
            Un faucon bleu
                     déchire une ombre !

                                                                          1983

            in Thierry Metz, Poésies 1978–1987, éditions Pierre Mainard 2017, p.45

       Sa clarté fracture le livre, recueil écrit en 1986, est dédié à son épouse Françoise, qu'il nomme
       ma désireuse :


                                                                          pour Françoise

                                                     I

             Je fête une éclaircie
             Soif rieuse et coupante.
             Je parle de celle qui foisonne dans la foudre.
             Femme et fleuve sont pareils dans la langue du nageur.

            ibid  Sa clarté fracture le livre, p.87


                                                      IX

             Tout le jour dans l'écorce du mur
             Comment rejoindre celui qui abonde de l'autre coté,
             qui chante avant la nuit
             l'homme écarlate qui parle dans le séisme.

             ibid p.89

                                                        X

              Écrire ici sur un chemin discordant
              Aller vers la maison qui demeure introuvable.
              Le poème ne manque pas de clairières.

              ibid p.90

                                                        XV

              Porteuse d'herbes et de feuilles
              Je n'habite plus la lampe
              Mais la fenêtre
              La ruisselante
              Caverne des langues parlées
              Et du rire.

              Clarté riveraine assaillie par la foudre
              Clarté de dire et de faire
              Dans la percussion bleue du jour
              Clarté de partir.

              Homme qui ne cède pas aux intempéries de l'instant
              Homme propulsé par l'orage.
              Et toujours il sait où trouver l'amoureuse
              Qu'elle soit dans l'ici rouge du poème
              Où dans l'ailleurs déflagrant de la terre.
              Et toujours le visage habite la demeure.

              La maison bâtie où rien ne peut demeurer.

              ibid p.p.91/92

                                                       XX

               Le soir – quand les sentiers se retirent
                                 découvrant la terre –
               sa lampe me parle d'un lieu aveuglant
               d'une fête parmi les pierres.
               Rêveuse
               ton chant est un mystère plein d'oiseaux
               et d'orages.

               ibid p.94

        Écrire et vivre ne sont qu'un visage....contre une porte  ajoutait le poète et pourtant il n'a cessé
        de son vivant de s'engager et d'interpeller son lecteur.
        Prolongeons à notre tour cet élan d'ouverture, entrouvrons la porte à l'autre pour mieux
        l'accueillir :
      
                    (...)

                     Pour vivre le chemin. Aller au-delà même
                de ce qu'il est. L'enfouir sous mes pas. Et si quelqu'un est à rencontrer,
                sera-t-il assez seul dans ses mots pour accueillir ce que je suis?

                Planter l'arbre
                      de ce qui m'amène ?

                in Note sur le chemin, Thierry Metz (1995) Revue Diérèse 52/53, p.200

Bibliographie:
  • Thierry Metz, Poésies 1978 –1997, éditions Pierre Mainard, 2017
  • Thierry Metz, dans les numéros 52/53 et 56 de la revue Diérèse
sur internet:


vendredi 20 octobre 2017

Angèle Paoli, et s'il suffisait de souffler sur les cendres

               
                Parle-moi de Venise. De ce qu'il te reste d'elle. De nous. Je n'ai rien à en dire. Si peu de
                choses. Des bribes à peine et des cendres envolées.
              
                Ma mémoire me fait défaut. Comment retrouver les détails perdus ? Je croyais avoir gardé
                intactes jusqu'à la moindre sensation, jusqu'à la moindre aspérité. Je croyais qu'il suffirait
                d'appuyer sur un bouton pour qu'aussitôt les petites cellules gardiennes des souvenirs
                libèrent de leurs mailles une odeur, une impression, une image. Chaque nouvelle cellule
                ouvrant avec elle l'essaim bourdonnant du passé. Mais non il n'en est rien. Je me suis
                trompée. Il me faut accepter ces absences, ces infidélités, ces gommages. Ces amputations
                faites à mes souvenirs. Il me faut accepter de laisser divaguer à leur guise les lagunes
                imparfaites de la mémoire.

                in Italies Fabulae, éditions Al Manar, 2017, p.p.20 et 21
          

   Angèle Paoli nous entraine ainsi en Italie, dans son dernier livre, intitulé Italies Fabulae, paru chez
   Al Manar dans la collection Récits et Nouvelles, en mai 2017 .

   Guidés par l'auteur, imaginons que nous atteignons la Sérénissime comme autrefois par le train
   de nuit.
 
 


                  Notre voyage en train avait pris fin au petit matin. C'était dans l'éblouissement d'une
                  lumière laiteuse. Dans le clapotis régulier de l'eau battant le quai. Je me souviens de
                  cette magie. La gare qui prend pied brutalement dans le canal. Ou s'y achève. On était
                  passé, sans transition ou presque, du corps mouvant du train au flottement glissant et
                  saccadé du vaporetto. À son instabilité mouvante. Je me souviens du bruit de moteur,
                  des secousses transmises par les vagues, des embruns qui giclaient de toutes parts.
                  D'une vague odeur d'eau saumâtre mêlée à l'odeur d'essence et de calfatage. De tes
                  longs cheveux rejetés en arrière, "embroussaillés" par le vent. Je revois aussi la pension
                  familiale, modeste mais agréable, et la chambre donnant sur le canal. Je revois le séjour
                  très cosy, son décor un peu vieillot mais confortable, à deux pas de "l'Accademia".
                  Si je ferme un instant les yeux, je retrouve l'odeur chaude des cornetti dans le bar où nous
                  prenions le premier café, accoudés au comptoir, encerclés par la rumeur essoufflée de
                  la machine à espresso. Une rumeur de locomotive aux jets de vapeur puissants. Une
                  rumeur qui rappelait en miniature, celles des ramifications labyrinthiques et grinçantes
                  de la nuit précédente, dans les couchettes des Ferrovie State. Venaient ensuite d'inter-
                  minables déambulations dans le labyrinthe des ruelles. Et notre plaisir à passer d'une
                  rive à l'autre, à contourner la belle par l'arrière, à nous frotter à l'envers du décor. Nous
                  étions infatigables. Du matin au soir dans la ville. Qui semblait accepter de dévoiler un
                  peu de sa vie secrète. Celle des arsenaux, du ghetto, des quartiers moins flambants qui
                  s'enfonçaient toujours davantage dans la moisissure. Celle des ménagères silencieuses
                  qui reviennent de leur marché, le cabas empli de légumes de la lagune. Les activités
                  ouvrières. Calfatage des bateaux et hangars à gondoles. Passer des quais glorieux du
                  Grand Canal, de ses palais ciselés avec art aux quais moins reluisants des Zatterre, en
                  face de l'île de la Giudecca, recelait des surprises. Et des trésors. Et la lagune ?

                  La lagune ? On la contemplait de loin, en silence, blottis sur un banc. Chacun gardait
                  secret le désir de la rejoindre.

                  in Italies Fabulae, éditions Al Manar, 2017, p.p.21/22
     
                 

                                          Venise en novembre. Photo de Roselyne Fritel .

 À chacun d'inventer la suite du voyage avec autant de rêves que de souvenirs au cœur...

Bibliographie :
  • Italies Fabulae , éditions Al Manar, 2017
sur internet: