Port des Barques

Port des Barques

jeudi 21 juillet 2016

Le temps d'une pause



Le Temps bleu fait une pause estivale, il reprendra ses publications du vendredi, le 5 août 2016.
Que ce vers d'une grande dame de la poésie luxembourgeoise, Anise Koltz, accompagne vos vacances :

          Le soleil s'émiette
          lorsqu'il entre dans ma chambre
          pour y déposer ses ombres

         in Soleils chauves, Arfuyen 2012, p.129



Vous pouvez cependant lire ou relire les deux articles de Roselyne Fritel à propos d'Anise Koltz ainsi que tous ceux précédemment parus, qui vous restent accessibles sur Le Temps bleu. Bon été en poésie.

vendredi 15 juillet 2016

Rainer Maria Rilke rend hommage à son amie peintre Paula Modersohn-Becker


L'exposition de peinture, qui se tient actuellement à Paris, au Musée d'Art Moderne, présente les œuvres d'une artiste peintre allemande, Paula Modersohn-Becker.

Paula Becker s'est formée à la peinture et au dessin à Berlin, de 1896 à 1898.
En septembre1898, elle rejoint à Worpswede, non loin de Brême, une communauté d'artistes installée en pleine nature dans la lande.
Dès le premier soir, elle écrit à sa tante: "Je jouis de ma vie à chaque respiration, et au loin rougeoie et luit Paris. Je crois réellement que mon désir le plus silencieux, le plus nostalgique se réalisera."

Dans la nuit du nouvel an 1899, elle part pour Paris, où elle retrouve son amie sculpteur, Clara Westhoff, venue étudier elle aussi à l'école de sculpture de Rodin.

Paris est alors à l'avant-garde de la création et s'ouvre à elle comme un foyer d'art, elle y fera quatre longs séjours entre 1900 et 1906.

Inscrite à l'Académie privée Colarossi, 10 rue de La Grande-Chaumière, elle fréquente aussi les cours gratuits d'anatomie à L'École des beaux-arts, ouverts aux femmes depuis peu.
Elle arpente le Louvre, où elle dessine des croquis des grands maîtres et découvre les tanagras. Elle est fascinée par les visages peints des défunts du Fayoum. Ils vont influencer par la suite ses portraits et autoportraits.
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                                                                      Autoportrait à la branche de camélia 1906/1907



Elle visite les galeries d'art célèbres, comme celle de Vollard, où elle peut admirer des Cézanne,
mais voit aussi une exposition Pablo Picasso, des sculptures d'Aristide Maillol, des tableaux d'Henri Matisse, les rétrospectives Seurat et Vincent Van Gogh et visite l'atelier de Maurice Denis, à Saint Germain en Laye. Ce foisonnement d'œuvres de formes, de techniques et de styles variés élargit son propre langage pictural.

Elle est introduite par Rilke auprès de Rodin, dont il est le secrétaire, comme l'épouse du peintre allemand Otto Modersohn. Elle visite son atelier de Meudon et s'émerveille à la vue des nombreux carnets de croquis, que lui montre le sculpteur.

Dans son journal, elle écrit, en 1900 :

        "Je sais que je ne vais pas vivre très longtemps. Mais est-ce si triste? Une fête est-elle plus belle parce qu'elle est plus longue ? Et ma vie est une fête, une fête brève et intense. Mes sens s'affinent, comme si, dans les quelques années qui me restent, il me fallait tout, tout assimiler. Et j'aspire tout, j'absorbe tout."

Elle épouse en mai 1901 un des peintres de la communauté d'artistes de Worspwede, Otto Modersohn, resté  veuf avec une petite fille, et devient ainsi Paula Modersohn- Becker. Elle passera dorénavant plusieurs mois chaque année à Paris.
De son coté, son amie sculpteur, Clara Westhoff, a épousé Rilke, qui la quitte un an plus tard à la naissance de leur premier enfant.

En  1905, Paula s'inscrit à l'Académie Julian, qu'ont fréquentée Gauguin et les Nabis, auparavant.

Elle écrit à son mari: "C'est curieux, cette fois ce ne sont pas tant les vieux maîtres qui me font de l'effet, mais principalement les plus modernes des modernes. Je vais aller voir Vuillard et Denis, car c'est à l'atelier qu'on ressent la plus forte impression".

Rilke, qui échange très volontiers avec Paula à propos des expositions ou des peintres qu'ils visitent ensemble à Paris, ne la considère toujours pas comme une artiste.
Invité chez les Moderoshn, à noël 1905, il lui achète cependant son premier tableau, Nourrisson avec la main de sa mère, et écrit ceci à son  propos :

         "Le plus curieux fut de trouver la femme de Modersohn dans une évolution très personnelle de sa peinture, peignant sans égards et droit devant des choses qui sont très de Worpswede et que pourtant jamais personne encore n'avait été capable de voir et de peindre. Et sur ce chemin très personnel, rejoignant étrangement Van Gogh et son orientalisme."

En février 1906, elle est de nouveau à Paris, mais cette fois sans idée de retour. Elle veut "suivre sa propre voie" et aller jusqu'au bout de sa recherche, avec l'espoir d'en vivre et d'être reconnue:
"en moi brûle le désir de devenir grande dans la simplicité" écrivait-elle déjà dans son journal, en avril 1903.

Installée dans un atelier parisien au 14 avenue du Maine à Paris 14ème, elle écrit à Rilke :

          "Et voilà que je ne sais plus du tout comment je dois signer. Je ne suis pas Modersohn et je ne suis plus non plus Paula Becker. Je suis moi, et j'espère le devenir de plus en plus."

Elle avait vu la collection Gauguin de Gustave Fayet, au printemps 1905. Au Salon l'automne de 1906, a également lieu une grande rétrospective des œuvres de Gauguin. Elle s'en inspire lorsqu'elle entame sa période la plus productive et la plus inventive.
Prenant son propre corps pour modèle, elle se peint nue en pied, (enceinte étrangement, alors qu'elle  ne l'est pas) mais elle est la première femme à oser le faire.
Elle multiplie les portraits comme les autoportraits, ses personnages ont maintenant des yeux sans pupilles, ce qui leur confère distance et mystère. Elle peint également des natures mortes avec des objets symboliques à la manière de Gauguin et varie à l'infini sa touche.

Elle continue à peindre quantité d'enfants et elle-même, nus, avec des fruits portés en ostensoir ou constellant le sol.

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Portrait de Rainer Maria Rilke Mai-juin 1906



Peint à l'automne 1906, le tableau ci-dessous est d'une remarquable intensité et semble le bel aboutissement d'un travail acharné. Il répond pleinement au souhait exprimé dans son journal:
"en moi brille le désir de devenir grande dans la simplicité."



                                       Italienne nue en buste, tenant une assiette dans sa main levée, Automne 1906


Dans le poème qu'écrira plus tard Rilke, il l'évoque de façon émouvante ainsi:

         (...)
        
         Et des fruits, j'achèterai des fruits, où l'on
         retrouve la campagne jusqu'au ciel.
            Car à ceci où tu t'entendais: les fruits dans leur plénitude.
         Tu les posais sur des coupes devant toi,
          tu en évaluais le poids par les couleurs.
          Et comme les fruits tu voyais les femmes,
          tu voyais les enfants, modelés de l'intérieur
          dans les formes de leur existence.
          Et pour finir, toi-même tu te vis comme un fruit,
          tu te dépouillas de tes vêtements, tu allas te placer
          devant le miroir et tu t'y enfonças toute entière,
          sauf le regard; lequel, sans fléchir,
          s'abstint de dire: c'est moi. Non: ceci est.
          Si dénué de curiosité à la fin, ton regard,
          si détaché de tout, d'une si véritable pauvreté,
          que tu n'étais même plus pour lui objet de désir: saintement.

          (...) extrait du Requiem pour une amie, traduction de Jean-Yves Masson, 2007, figurant dans le catalogue de l'exposition, p.p.153/154


                                           

                                                                                 Auto portrait au citron 1906/1907


Otto Modersohn rejoint son épouse à Paris  en septembre 1906 et passe tout l'hiver auprès d'elle.
Enceinte de son premier enfant, elle repart finalement avec lui pour l'Allemagne, au début de l'été 1907 et réintègre sa vie et son ancien atelier.

Elle mettra au monde une petite Mathilde, le 2 novembre 1907 et mourra d'une embolie, le 20 novembre de la même année, à l'âge de 31 ans. Ces derniers mots seront: "dommage".

C'est un  an plus tard, entre le 31 octobre et le 2 novembre 1908, que Rilke rédige, à Paris, le Requiem pour une amie, déjà cité plus haut, qui s'achève ainsi :
 
            (...)

                 Es-tu encore là? Dans quel recoin es-tu ? –
            De tout cela tu as eu une si ample science,
            tu as pu accomplir tant de choses en t'éloignant ainsi,
            ouverte à tout, comme un jour qui commence.
            Les femmes souffrent : aimer veut dire être seul,
            et les artistes parfois dans leur travail pressentent
            que leur devoir, quand ils aiment, est la métamorphose.
            Amour, métamorphose: tu entrepris l'un et l'autre; il y a l'un
            et l'autre dans Cela qu'à présent falsifie une gloire qui te les dérobe.
            Hélas, toi tu fus loin de toute gloire. Toi qui fus
            de peu d'apparence; qui avais sans bruit replié
            ta beauté en toi-même, comme on baisse un drapeau
            au matin gris d'un jour ouvrable,
            et ne voulais rien d'autre qu'un long travail, –
            travail qui n'est pas accompli: non, hélas, pas accompli.
                 Si tu es encore là, s'il reste encore
            dans cette obscurité une place à laquelle ton esprit
            vibre sensiblement, à l'unisson des ondes planes et sonores
            qu'une voix, solitaire dans la nuit,
            suscite dans le flux d'une haute chambre:
            Alors écoute-moi: Aide-moi. Vois, nous allons nous aussi
            glisser, nous ne savons quand, revenir de notre avancée vers
            quelque chose que nous n'imaginons pas, où
            nous serons empêtrés comme dans un rêve,
            et dans quoi nous mourrons sans nous réveiller.
            Nul n'est plus avancé. À tous ceux qui ont soulevé leur sang
            pour une œuvre qui s'avère longue,
            il peut arriver de ne plus le tenir à bout de bras
            et qu'il retombe, privé de valeur et vaincu par son poids.
            Car il existe quelque part une antique hostilité
            entre la vie et le noble travail.
            Afin que je la discerne et la dise: aide-moi.

            Ne reviens pas. Et donc – si tu le supportes –
            sois morte chez les morts. Les morts ont fort à faire.
            Aide-moi pourtant, sans dissiper tes forces,
            comme m'aide parfois le plus lointain: en moi.

            in Requiem pour une amie, Verdier poche, édition bilingue, traduction J-Y Masson, 2007.

En 1903, Rilke avait omis de faire allusion à Paula Modersohn-Becker dans sa monographie écrite sur les peintres de Worpswede. Paula avait alors écrit dans son journal qu'on y trouvait "plus de Rilke que de Worpswede".

J'éprouve le même sentiment à lire nombre de vers du Requiem pour une amie. Il y parle davantage de lui-même que de Paula. L'ego de Rilke était sans doute surdimensionné.
Les moindres écrits de Paula sont par contre d'une réelle authenticité et la rencontre avec son œuvre, bouleversante.
De son vivant, Paula n'a exposé que cinq fois et n'a vendu que trois toiles, quelques unes ont  également été brûlées par les nazis, mais les œuvres rassemblées pour l'exposition du Musée d'Art moderne parlent largement d'elles-mêmes, ne les manquez pas.

Bibliographie:

  • Catalogue de l'exposition Paula Modersohn - Becker, L'intensité d'un regard, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris 2016
  • Être ici est une splendeur, Vie de Paula M.Becker, par Marie Darrieussecq, P.O.L, 2016
sur internet:





 
 

vendredi 8 juillet 2016

Guy Goffette Entre l'encre et les étoiles


                                       I

         J'ai dit toutes les paroles que je savais, toutes.
         J'ai prononcé ton nom pour moi et pour

         ce que nous avons été ensemble, ce grand corps
         balancé entre la mer promise et la terre d'habitude

         à chercher une route vivante et qui parle pour nous.
         Mais nous avons épuisé l'eau du désert avant même

         que le soleil nous touche les lèvres, et cet hiver
         qui n'en finissait pas de tendre ses pièges

         entre nos bras, nous l'avons assez poursuivi
         pour savoir qu'il séparait nos traces

         et nous perdait dans la neige des jours.
         À présent, face à face, nous attendons la nuit.

         Je dis des mots qui ne passent pas par ma gorge
         et toi, tu redemandes un café très fort

         pour changer la couleur des larmes.

         in Petits riens pour jours absolus, La couleur des larmes, Gallimard, 2016, p.p.83/84

                             
                                        II

          Ce que je voulais toujours avec toi, c'est partir
                        et que la terre recommence

          sous un autre jour, avec une herbe encore nubile,
                         un soleil qui n'appuie pas trop
   
          sur le cœur et puis du bleu tout autour comme
                          un chagrin qui se serait lavé

          les yeux dans un reste d'enfance, et que le temps
                          s'arrête comme quand tout

          allait de soi, tout, quand partir n'était encore
                          qu'une autre façon de rester

          comme l'eau dans la rivière, les mots dans le poème
                          et moi, toujours en partance

          entre l'encre et les étoiles, à rebrousser sans fin
                          le chemin de tes larmes.

          ibid p.85

Ces deux poèmes sont extraits du dernier recueil du poète belge, Guy Goffette, Petits riens pour jours absolus, paru en mai dernier chez Gallimard.
J'en aime la fluidité de ton et cette alliance du quotidien et de l'absolu, portée par de sublimes images qui parlent d'amour même si celui-ci est appelé à se défaire.

Ils sont suivi d'un hommage à sa mère et à son père de la même veine, qui exige de poursuivre la route.

                                      PASSANT

         Ne te retourne pas comme la femme de Loth
         les pas te sont comptés aussi près que le souffle

         qui te mène poète dans la cage du vers
         sur deux notes ou trois peut-être, mais le merle

         a-t-il une autre échelle pour porter le matin
         sous ton masque de chair? Ne te retourne pas

         l'air est chargé du sel de nos vaines douleurs, va
         dans le vent qui passe et laisse mourir les morts.

         ibid p.88

À l'approche de la septantaine, Guy Goffette, fait le point entre petits riens et jours absolus.
Après avoir été un enseignant, il a consacré toute sa vie à l'écriture, de la poésie au roman.  Devenu Membre du comité de lecture de Gallimard, il a dirigé les collections Enfance et Poésie et Folio Junior, en poésie.

Et voici comment, au terme d'une vie, son habituel feutre mou, complice de son humour, lui sauvera la mise.

                                     TANGO

          Quand il ne restera plus de moi
          que ce vieux chapeau noir sur la table
          où seras-tu mon bel amour
                          parmi les roses

          qui vont mourir ce tantôt, et
          parmi les oiseaux dans le couchant
          des blés où nous endormions de caresses
                          et de baisers longs

         la colère des vents, où seras-tu ?
         sinon dans les bras du vieux danseur
         dont l'ombre tourne sur l'affiche,
                        toi seule en piste

         serrant contre ton cœur mon feutre mou.

         ibid p.91

Dans ce même livre, on peut lire dans Portrait de Max Jacob en accordéon, un poème, rédigé en 2012 comme une confession, que chaque poète pourrait faire sienne.


         ÉLOGE DE ROBERT FROST, MON VOISIN

         J'ai cru longtemps comme toi qu'il suffisait de toucher
         le bois d'une table pour marcher avec la forêt,

         de caresser le galbe d'une statue pour donner
         un corps tout neuf à l'amour, de croquer

         un fruit vert pour que s'ouvre à nouveau
         le jardin de l'enfance et que la mer appareille

         qui était blanche comme tout ce qui endure
         sans parler le feu des longs désirs.

                                                                 J'ignorais

         que là où l'enfant peut entrer de plain-pied
         un mur se dresse que le temps a bâti

         avec nos cœurs aveugles, avides, nos belles
         promesses, nos serments de papier,

         et c'est celui-là même où nos rêves se brisent
         que tu défais, poète, pierre après pierre,

         avec des mots de rien, des mots de peu
         que les pluies ont lavés, les silences taillés

         comme un diamant dans la lumière des jours.

         in Petits riens pour jours absolus, Portrait de Max Jacob en accordéon, p.p.37/38

( Robert Frost est un poète américain, né à San Francisco en 1874 et mort à Boston en 1963.)

Ces mots de peu sont à l'évidence ceux qui nourrissent notre quotidien et nous aident à vivre.

 "La poésie est un état, une façon d'être, une manière de voir le monde, de l'attraper par le paletot" disait Guy Goffette, lors d'une rencontre.
Il ajoutait : "la poésie c'est du temps gagné, elle se ressent, elle est l'expression la plus intime de soi. Je considère les enfants comme des maîtres, ils se laissent enchanter par les mots, des mots qu'ils ne comprennent pas".

Abordons la et retrouvons nos cœurs d'enfant pour en jouir pleinement quand elle se présente.

Bibliographie :
  • Petits riens pour jours absolus, Gallimard 2016

sur internet :






samedi 2 juillet 2016

Yves Bonnefoy Ensemble encore

La nouvelle de la mort du poète me parvient alors même que son dernier recueil, Ensemble encore, paru au Mercure de France, vient de m'arriver. Il s'adresse directement à chacun de nous, sans préambule. Je vous transmets sans plus attendre le message :

                                       I

           C'est bizarre, je ne vous reconnais pas.
           Tant il fait nuit je ne vois plus votre visage
           En dépit dans vos yeux de cette lumière
           De diverses couleurs si loin là-bas.
           Je comprends que vous tous, vous n'êtes plus
           Auprès de moi qu'une seule présence,
           À qui tendre la coupe, je ne sais
           Ni ne le veux, je la pose, un instant.
           Apercevant vos mains,
           Je les touche des miennes, c'est suffisance.

           (extrait) in Ensemble encore, Mercure de France, 2016, p.9

Si proche et familier de son lecteur, il ne l'a jamais été, mais le grand âge parfois accomplit des miracles de simplicité et l'émotion vient, qui change la donne. On ne pense plus uniquement, on ressent ses manques et on vient à se poser les vraies questions. Ce fut sa dernière découverte.

                                         III

            Mes proches, je vous lègue
            La certitude inquiète dont j'ai vécu,
            Cette eau sombre trouée de reflets d'un or.
            Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n'est-ce-pas ?
            Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,
            Nous avons bien dormi de vrais sommeils,
            Et le soir, ç'avait bien été ces deux nuées
            Qui s'étreignaient, en paix, dans le ciel clair.
            Le ciel est beau, le soir, c'est à cause de nous.

            Mes amis, mais aimées,
            Je vous lègue les dons que vous me fîtes,
            Cette terre proche du ciel, unie à lui
            Par ces mains innombrables, l'horizon.
            Je vous lègue le feu que nous regardions
            Brûler dans la fumée des feuilles sèches
            Qu'un jardinier de l'invisible avait poussées
            Contre un des murs de la maison perdue.
            Je vous lègue ces eaux qui semblent dire
            Au creux, dans l'invisible, du ravin
            Qu'est oracle le rien qu'elles charrient
            Et promesse l'oracle. Je vous lègue
            Avec son peu de braise
            Cette cendre entassée dans l'âtre éteint,
            Je vous lègue la déchirure des rideaux,
            Les fenêtres qui battent,
            L'oiseau qui resta pris dans la maison fermée.

            Qu'ai-je à léguer ? Ce que j'ai désiré,
            La pierre chaude d'un seuil sous le pied nu,
            L'été debout, en ses ondées soudaines,
            Le dieu en nous que nous n'aurons pas eu.
            J'ai à léguer quelques photographies,
            Sur l'une d'elles,
            Tu passes près d'une statue qui fut,
            Jeune femme avec son enfant rentrant riante
            Dans l'averse soudaine de ce jour-là,
            Notre signe mutuel de reconnaissance
            Et, dans la maison vide, notre bien
            Qui reste auprès de nous, à présent, dans l'attente
            de notre besoin d'elle au dernier jour.

            ibid p.p.19 et 20

La simplicité des mots, la tendresse des images nous le rendent soudain familier et c'est bonheur de le lire alors qu'il vient juste de nous quitter.
Un second livre L'écharpe rouge est paru également au Mercure de France tout récemment. Il s'agit d'un récit biographique inspiré d'un texte d'une centaine de vers datés de 1964.






vendredi 1 juillet 2016

Danièle Corre Sous l'incessant mouvement du vivre



         J'écris le soulèvement du corps
         devant l'insupportable visage de la mort.
         J'écris le drap qu'on tire sur les fièvres,
         la béance qu'on cache
         sous l'incessant mouvement du vivre.

         J'écris tes mains qui me cherchent,
         me trouvent, disent
         la joie d'être accueil, oubli,
         dans le bercement des phrases généreuses.

         in Lorsque la parole s'étonne, Escalade des heures, éditions Aspect, 2016, p.26

Dans ce tout dernier recueil, paru aux éditions Aspect, en juin 2016, Danièle Corre évoque des images qui nous fondent et que nous réchauffons sans cesse pour garder souffle et pied dans la houle du temps, avec ces creux, ses cruautés, ses envols, ses renversements.
Il en viendra d'autres qui de la cave au grenier, en murmures confus, en tumulte bavard, en cohortes que la nuit agite la pousseront hors d'elle.

          Tant de vies bruissent en nous,
          certaines tapageuses,
          d'autres en silencieux combats,
          qu'on ne sait jamais
          qui paraîtra
          aux créneaux de la nuit,
          nous laissant le champ défait,
          veilleur étourdi de rumeurs,
          à guetter encore
          on ne sait quoi.

         ibid Escalade des heures p.19

Procédant par étapes, elle entreprend de relire sa vie, en partant  de l'enfance, passée en Lorraine :

(...)

         J'ai tant de souvenirs
         que je m'écorche
         à leur hâte de parler,
         pose un doigt de silence
         sur leurs sourires carnassiers,
         accueille le bric à brac
         des temps qui s'entrechoquent
         où chacun évoque sa primauté.

(...)    extrait ibid Donner la main à l'enfance, p.44
        

 La mémoire est une grande maison qu'on traverse souvent à grandes enjambées tant l'éclat d'instants blottis dans l'ombre blesse encore, si l'on ne prend garde à leur lumière surgissante.
Nous la traversons avec elle de l'enfance à la source puis à la maturité en passant par la bourrasque. 

          La nuit,
          les mots
          osent paraître
          nus
          dans l'impudeur
          de leur naissance,
          dans le cri,
          dans la violence
          du surgissement,
          dans l'ignorance
          des visages
          qu'ils esquissent
          sous nos mains,
          qu'ils esquivent
          dans le brutal silence.

          ibid En soi, la source p.55

 Danièle Corre délivre une parole simple, courageuse et tendre à son image, une parole qui s'étonne et l'étonne et invite à la louange, comme le fait ce poème d'ouverture dédié à un poète, dont l'œuvre et la pensée ont beaucoup compté.

                                                   À Georges-Emmanuel Clancier

           Quatre vers ont frappé à la porte :
           le monde s'est ouvert
           de multiples visages,

           offert en pluie d'instants,
           en soleils durables,
           sur le déploiement des collines et des plaines.

           L'enfance y demeure
           à rêver dans la nuit
           d'une humanité douce

           où la poussée d'églantine
           triomphe du chaos.

           Quatre vers ont suffi
           pour prendre par la main
           les mots qui venaient des sources

           et s'ébrouaient sur la rive
           dans l'ignorance des chemins de clarté,
           des arbres tutélaires.

           C'est quatre vers, ils frémissent
           comme feuilles sous le vent,
           cœur battant jamais lassé
           de remercier.

           ibid Escalade des heures p.9

En faisant le choix d'écrire, elle fait aussi celui de la disponibilité et de l'ouverture à l'autre, un engagement qui donne sens à toute son existence.
Devenue professeur de Lettres, elle crée des ateliers d'écriture en milieu scolaire, initiant ses élèves à la poésie contemporaine.

            Je t'ai appris
            ces pays de granit
            où le cœur et le corps
            s'écorchent aux ajoncs.

            Je t'ai appris
            ces terres de silence
            où les pas résonnent
            dans leur course
            et fuient,
            si la mort le veut bien,
            si rien n'est dit
            de ce qui importe.

            Il faudrait fracasser
            la roche
            lacérer le livre,
            rendre au sol fertile
            la tendre tige
            de la parole
            et l'entourer de soins
            constants.

            ibid En soi, la source, p.51


            Je suis là à cette table
            pour accueillir
            ceux qui viennent
            avec leurs sourires
            en quête de mots,
            pour dire oui
            aux pages avides
            parce que rien ne doit entraver
            ni ternir,
            ni retenir,
            la source en soi

            Guetteur de signes et d'aubes,
            passeur d'un monde à l'autre,
            dans l'ombre des arbres en fleurs
            je vous attends.

            ibid p.56


Ce recueil témoigne aussi des bourrasques du temps :

            Quand tremblent
            nos tranquilles certitudes
            qu'en est-il de nous,
            de nos murs, de nos dires,
            de l'angle de nos fenêtres,
            du ciel sur nos toits

            et des phrases qu'on accrochait
            aux branches des arbres
            dans le jardin en fête ?

            Il fait soudain très froid,
            le chagrin couvre de givre
            nos épaules, nos projets.

            On ne meurt plus à petits feux,
            mais d'un coup
            debout
            sous la gifle du temps.

            ibid Bourrasques du temps p.64

Lucide et résolue, elle parle du quotidien, de la joie comme des blessures :

            Nous voici
            traversés de siècles
            recrus d'horreurs
            et de cruauté
            avec notre humble lot
            de douceurs familières,
            de visages sauvés,

            avec notre balbutiante, irrépressible
            confiance en la bonté,
            honteuse de se savoir naïve,
            avide d'être rassurée,
            légère d'être oublieuse,

            bavarde si l'on s'attarde
            près de la lampe des soirs
            à compter les pas de nos joies.

            ibid p.65

À l'obscur, elle oppose ingénument la confiance :

            Dans la grande nuit
            des peines d'exil,
            une petite voix
            chante et bondit.

            La vie t'émeut,
            la vie parle à la brindille,
            te porte au plus haut
            de toi-même.

            C'est l'immensité
            qui te gagne.

            ibid p.70

Une force discrète, et que rien n'entame, l'habite et rayonne d'elle en poésie comme dans la vie quotidienne :

            Une force s'infiltre,
            coule dans les vaisseaux du corps,
            dans les voies empruntées,
            en cercle les moments
            dont elle fera récit,

            pousse sur des socles
            les personnages qui importent,
            irrigue les terres lointaines
            où fleurissent des plantes oubliées,

            gagne en tumulte
            les confins, les rivages,
            dépose sur des sols assoiffés
            son précieux limon.

            ibid p.88

Mystère et puissance de la poésie, ces quelques poèmes ont le mérite de nous remettre debout, dans l'étonnement du verbe et nous laissent vibrant de ce partage.

           Visages que le flot emporte
           dans le scintillement du soleil
           sur la rivière insoucieuse,
           visages que le temps a gardés
           intacts aux colonnes du souvenir,

          incrédule, je vous regarde
          et reste là, sur la rive,
          à contempler l'édifice
          de pierre et d'eau
          que les jours ont bâti
          dans le tumulte des ans.

          ibid p.89

Bibliographie:
  • Lorsque la parole s'étonne, éditions Aspect 2016
sur internet: