Port des Barques

Port des Barques

vendredi 25 mai 2018

Robert Sabatier une danse de saison



         La danse des fruits

         Tu dis des mots, des mots pour être belle :
         Pomme, poire, prune...et ta lèvre danse,
         Et prend le goût des fruits qu'elle murmure.

         Ta lèvre danse et tout ton corps la suit.
         N'est-il merveille un corps épanoui,
         Au bout de l'arbre une douceur d'enfant,
         Un fruit savant qui fait danser les belles ?

         Il n'est de mots, de formules magiques,
         Que ceux qu'on déguste en les murmurant.
         Nous ne dirons plus jamais je vous aime,
         Nous nous dirons quelques fruits à l'oreille.

         in Robert Sabatier par Alain Bosquet, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1978, p.134

sur internet :

  •  un bel article de Jacques Décréau à propos de l'auteur sur La Pierre et le sel :
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html

vendredi 18 mai 2018

Jacques Brault moments fragiles



         Sous un ciel de lucioles
         en un pays de chemins bifurqués
         longuement j'ai marché du regard
         pour surprendre une licorne blanche
        mais je n'ai piégé que ce vertige noir
                       
                           *

        Laissez-moi dans la nuit
        écouter la vieille histoire
        du vent et de la pluie
        et l'histoire d'un amour
        mêmement vieilli

        in Moments fragiles, Le Noroît, Le Dé bleu, 10 septembre 2009, p.p.66/67

Par des chemins bifurqués, Jacques Brault, poète canadien, convie son lecteur à "marcher du regard"  à l'écoute du passé, à prêter l'oreille au mutisme des maisons et prendre soin de ses ombres
tout au long de ce livre.

         Une insomnie met sa main sur mon front
         et soudain couvert de sueur blanche
         quelqu'un respire à coté de moi

         ibid Moments fragiles, Murmures en novembre p.38

         Je gravis une colline
         et je m'assois solitaire
         sous un ciel vide
         à mes pieds s'endort
         comme un chien ma tristesse

         ibid Moments fragiles, Amitiés posthumes, p.47

         Je n'ai pas touché la jointure d'hier et
         d'aujourd'hui        cette pensée soudainement
         s'écoule de moi comme du sang

         ibid Moments fragiles, Murmures en novembre p.16

En ce jour de la mi-mai où j'écris, un ciel bas de novembre s'accorde, par mimétisme, à l'évocation  du froid canadien décrit par le poète :
 
         Nous nous sommes revus pour ne plus nous voir

        le vent d'est s'est levé soudain depuis ce temps
        et un cent de fleurs se sont arrachées à la terre
        et des nuits de lune froide les ont froidies
        et des jours de pluie de soleil d'ennui de réveil
        et des femmes et des hommes enlacés   ont fui

        maintenant chacun de nous le matin
        se voit seul dans son miroir
    
        ibid amitiés posthumes, p.60

Jacques Brault est né à Montréal le 29 mars 1933. Professeur, dramaturge, essayiste, il est aussi l'auteur de lavis, qui illustrent ce livre.

Pays natal    ou est-ce   un moindre mal qu'invente la détresse écrit-il, alors que la rudesse du climat canadien donne à son écriture le goût amer du sel, un sel qui semble le protéger du gel et du désespoir. La perte d'un être cher est au cœur de cette démarche poétique. Une perte, qu'évoque le poète tout au long de ce recueil avec une grande pudeur.

         Tu es partie comme un rêve tard dans la nuit
         je reste seul éveillé face au mur
         et j'entends quelque part du coté de la rivière
         une oie sauvage crier de solitude

         ibid p.56
   
        Si on me demande par ici
        dites que je m'éloigne sur la route
        mêlant le sel de neige
        au sel de mes larmes
        dites aussi qu'un grand froid m'accompagne

        ibid p.64

La poésie sert aussi à traduire l'incommunicable, en se sachant entendu, quelque part...

Bibliographie:
  • Moments fragiles, éditions Le Noroît Le Dé bleu, 2009
sur internet :

vendredi 11 mai 2018

Philippe Mathy c'est toi que l'eau traverse

 

          12

            Lorsque tu penses au fleuve, viennent des mots
         simples comme l'eau.
            Reflets de soleils fugaces. Le ciel a laissé tomber
         ici un vitrail.
            Un peu d'éternité craquelle l'eau qui va, c'est
         assez pour ignorer l'effroi.

         in Veilleur d'instants, 3.Automne, L'herbe qui tremble, 2017, p.98

Philippe Mathy est un poète belge, né à Manono, au bord du fleuve Congo en 1956, dans un pays qui s'appelait encore le Congo belge et qu'il a dû quitter à l'âge de quatre ans. Il partage désormais sa vie entre deux régions traversées par un fleuve, soit la commune de Brunehaut, en Belgique, proche de L'Escaut et Pouilly-sur-Loire, en Bourgogne nivernaise.

           10

             De petits riens. Les bruissements les plus
          sobres. Vols de bourdons. Chants d'oiseaux.
          Feuilles qui frémissent dans le vent.
              Le murmure d'une voix s'élève pourtant. Une
          invisible voix. Elle délivre une parole qui respire,
          dont on a peine à comprendre le chuchotement
          doux. Pour peu que nous l'écoutions avec une
          totale attention, elle nous conduit jusqu'au chant.

          ibid p.96

Les souvenirs remontent en foule et l'émotion croît, tandis que l'eau poursuit son chemin...

           5

           Tu es assis
           au bord du ruisseau
           Tu ne bouges pas
           Tu regardes l'eau qui va

            C'est en toi
            que chantent les petites cascades

            C'est en toi
            que s'éclairent les pierres blanches
            sous les remous

            Tu es immobile
            Pourtant tout bouge en toi

            C'est toi que l'eau traverse
            Peut-être pour te laver
            du temps qui va

            in Veilleur d'instants, I Printemps, p.47

            10

             Ciel bleu d'avril
             sur le chemin
             le bleu profond des pulmonaires

             Tant de bleus dans le cœur
             qu'on ne sait plus
             s'ils sont venus
             du ciel
             des fleurs
             des coups reçus

             Où va la vie qui va
             si vite
             si belle
             si cruelle ?

             ibid p.52

  Soudain, au sortir du chemin / sous les arbres / une petite flambée de vent, la poésie est là  qui palpite .

              10

               Parfois un ange nous traverse,
               comme une absence,
               un rire dont nous n'aurions perçu
               que la transparence.

               Un affluent nous a rejoint
               au seul souci
               de se mêler à notre eau.

               Nous avançons plus forts,
               sans même savoir que,
               au plus profond de nous,
               un visage
               nous a fait don de disparaître.

               in Veilleur d'instants, Ailes dessinées d'ombres p.128

Laissons-nous habiter par cet élan poétique, ce fleuve qu'est la poésie ne nous laisse jamais démunis, à condition de lui faire pleinement confiance .
       

Bibliographie :
  • Veilleurs d'instants, éditions L'herbe qui tremble, 2017
sur internet :




                 
            

            


           




vendredi 4 mai 2018

Eva-Maria Berg avant que le crayon ne s'émousse




         qu'est-ce que tu imagines
         en écrivant
         regardes-tu vraiment
         au plus loin de toi vois-tu
         les visages s'approcher
         avec chaque mot te promets-tu
         de les retenir de les
         sauver qu'est-ce que tu
         imagines en écrivant
         as-tu les yeux ouverts
         face à toute angoisse et
         tout l'espoir d'une demeure
         au moins dans le texte
         un toit au-dessus de la tête
         avant que le crayon ne s'émousse

         in Tant de vent négligé, So viel Wind ungenutzt, Édition bilingue, traduite de l'allemand par
         l'auteur avec l'amicale collaboration et le soutien précieux du poète Max Alhau, 2018, p.55

 Eva-Maria Berg est née en Allemagne à la fin de la dernière guerre,  elle s'exprime aussi bien en français ou en espagnol que dans sa langue maternelle, ses recueils sont trilingues, quand ils ne sont pas bilingues...Max Alhau, poète français, lui est d'un grand soutien pour la traduction et la publication. Cette façon d'effacer les frontières en poésie mérite d'être soulignée.

         tant de vent
         négligé
         les hommes
         incapables
         de voler
         les maisons
         ancrées
         jamais
         à déplacer
         l'énergie
         trop polluée
         pour se dissoudre
         dans l'air
         mais les yeux
         il est facile
         de les entraîner
         n'importe où

         ibid p.45



         printemps

        "printemps" dis-tu et tu t'épanouis
         malgré l'hiver la langue aussi dégèle
         la glace fond dans la bouche
         des mots s'estompent encore
         avant les pensées la chaleur
         est perceptible supprime même
         des barrières comme si l'on pouvait
         franchir la dernière saison

         ibid p.17

         À coté

         combien de bleu
         supporte l'œil
         sans se noyer
         ou se disperser
         dans l'air

         ibid p.51

À petites touches, elle peint ainsi un paysage intérieur et philosophique, qu'elle nous partage.

         et tu vas jusqu'à la rive
         pour dégager la métaphore
         de la mer et de l'horizon
         de l'homme il n'en est
         plus question
         un pur être les yeux
         et la bouche l'oreille
         ouverts rien que
         l'image du ciel
         chamboulée
         peut-être encore quelques
         pas sans fond
         le vieux mot de la voie
         comme but il faut le contrer

         ibid p.49

Mais une humanité en détresse a envahi les plages, des milliers de migrants sur des barques de fortune...

         voilà la plage
         du passé
         maintenant sans mesure
         surpeuplée celui qui
         cherche du soleil
         il plonge au mieux
         dans le bain des
         corps nus
         ne réalisant pas
         s'ils sont avides
         de peau bronzée
         sans couture
         ou s'ils restent là
         sans vie comme
         des déchets rejetés

         ibid p.57
        

 Eva-Maria Berg n'aura de cesse de dénoncer courageusement les faits jusqu'à en perdre souffle, jusqu'à ce que la mer oublie d'aborder ... et qu'au tout dernier poème.

          le guide
          quitte le bateau
          à force de recueillir des
          histoires naufragées
          il les rattrape sur la terre
          pour raviver
          les hommes

          ibid p.83

Puisse cet appel vibrant nous raviver le cœur et, par nos voix unies, ébranler une Europe languissante. Les poètes depuis toujours n'ont-ils pas joué les hérauts dans un monde sourd, aveugle et muet ?

Bibliographie:
  • Tant de vent négligé, So viel Wind ungenutzt, édition bilingue, traduit de l'allemand par l'auteur en collaboration avec Max Alhau, Éditions Villa-Cisneros, 2018
sur internet:

deux articles sur l'auteur parus sur Le Temps bleu :