Port des Barques

Port des Barques

vendredi 21 mai 2021

Giacometti, la pomme sur le buffet




La Pomme sur le buffet. 1937. Giacometti 

Charles Juliet écrit ceci à propos de ce tableau : 

Ce qui frappe d'emblée, c'est la sobriété des couleurs, leur nombre restreint, et l'importance 
des lignes verticales et horizontales. 
Le sujet est banal : une pomme sur un buffet installé devant un lambris au-dessus duquel se 
découpe un pan de mur. 

Pour échapper à la banalité du sujet, animer cette structure rigide de lignes qui se coupent à 
angle droit, Giacometti introduit de légers décalages, crée de subtiles dissymétries. Le meuble 
est déporté sur la gauche, la pomme, sur la droite. Le tiroir droit et le tiroir gauche, d'inégales dimensions, sont traités différemment, de même que les parties sous-jacentes, et les deux portes. 
Mais ce qui attire l'attention, ce sont les bords latéraux du plateau sur lequel se trouve la pomme : 
ils sont tracés en perspective et supposent deux points de vue différents, aucun des deux d'ailleurs ne se confondant avec le regard du peintre. 

La sécheresse de cette analyse me laisse glacée. L'oeuvre de Giacometti vous saute au visage, vous arrache des larmes pour peu que vous soyez sensible à la douleur intérieure qu'elle véhicule. 

Il se trouve également que ma mère ressemblait étonnamment à son modèle. 

Bibliographie: 

Giacometti , par Charles Juliet. P.O.L,  2007

Voir également 
https://www.fondation-giacometti.fr/fr/evenement/137/lhomme-qui-marche




vendredi 14 mai 2021

Cécile Coulon, quand les lucioles font un cortège aux paupières de la nuit





           Tout va bien 

        La première fois que quelqu'un a posé ses mains 
        sur moi d'une manière tout à fait différente 
        de celle dont jusqu'à ce jour, j'avais l'habitude, 
        une manière tout à fait différente 
        et à la fois chargée d'images, de promesses 
        et de responsabilités que je n'étais, pas encore, 
        en mesure de comprendre, 
        la première fois que quelqu'un 
        a posé ses mains sur moi, 
        ce geste fut accompagné 
        de quelques mots simples : 
        "Tout va bien et tout ira bien", 
         après cela 
         j'ai répété, à mon tour, ces paroles douces 
         en d'autres occasions, 
         mais toujours, toujours, la même façon 
         de tendre la voix dans une gorge serrée,
         toujours, toujours, les yeux clairs qui fouillent 
         d'autres yeux clairs pour qu'ils ne les oublient pas, 
         " Tout va bien et tout ira bien", pour certaines 
         pour certains, cette phrase apparaît comme un moyen 
         facile et rapide de mettre fin à ce genre de scrupules 
         qui précèdent généralement un baiser long, 
         profond, 
         une chemise qu'on retire, un sein qu'on frôle, mais  
         pourtant, je n'ai pas dit cela pour gagner, je n'ai pas 
         dit cela pour vaincre et je ne dirai jamais cela 
         pour mentir à quelqu'un que j'aime et qui a peur, 
         mais qu'est-ce aimer sinon montrer les dégâts 
         causés par sa propre terreur, qu'est-ce aimer 
         sinon répéter, sincèrement, comme un moine 
         devant la statue d'une vierge aux paupières closes, 
         "Tout va bien et tout ira bien" ? 
          Dans les pires moments et les fins d'après-midi 
         chaudes, dans les aubes que des chagrins voraces 
         ont sali, aux rives de lacs gelés comme au bas 
         d'immeubles gris, mille fois j'ai pensé 
         à cette première fois, à la façon dont 
         les mains, les yeux, la bouche se joignent 
         en un cortège bancal, et lorsqu'il m'arrive 
         de croire que tout espoir fut porté en vain, 
         je repense à ces mots, à la vie qui recommence 
         dans chacune de leurs syllabes : 
         "Tout va bien et tout ira bien."

 in " Les Ronces", Cécile Coulon, Le Castor Astral,            Poche/Poésie,  2021, p.p. 24/25

Cécile Coulon est née en 1990, dans le Puy- de -Dôme. Sportive, à l'image de ses deux parents, elle est une fervente de la course à pied, qui a consacré sa thèse de Lettres modernes au sujet: "Sport et Littérature"! 
Précoce, elle publie son premier roman, Le voleur de vie, à l'âge de 17 ans! Six livres suivront...accueillis avec succès.

Ainsi écrit-elle dans son Petit éloge du running, paru aux éditions François Bourin : " Tout à coup, le cerveau, qui baigne dans ce magma de plaisir, de douleurs, d'effort, ne retient que l'essentiel".

          Courir

          La course, la vraie, est une fureur carnivore. Un astre brûlant caché dans les jointures du corps; elles grincent, la nuit, comme un 
miracle froissé. Une force qui rugit, à laquelle nous sommes forcés de croire puisqu'il n'y a qu'elle qui puisse suspendre aux crochets des montagnes des femmes et des hommes emplis de cette beauté brutale 
qui ne supporte ni la lenteur, ni les cris, ni ces bouquets d'amnésie qu'on s'offre pour éviter d'avoir mal. Courir c'est le langage des ténèbres né dans une bouche humide de sueur, de larmes et de salive. 
A l'heure où les familles passent à table, où les enfants vont dormir et les vieillards s'efforcer de survivre, la course, la vraie, s'ébroue dans la pénombre et ses lucioles en furie font un cortège immense aux paupières de la nuit."

ibid p.p.87/88


Ces derniers mots de l'auteur ont réveillés en moi un souvenir: celui d'un féerique ballet de lucioles, par une nuit de pleine lune de juillet, entre les pierres levées du site mégalithique de Carnac.

 

Bibliographie:

Céline Coulon, Les ronces, Le Castor Astral, Poche/Poésie, 2021

vendredi 7 mai 2021

Julien Gracq, en cette fin d'hiver




             Il fait un jour de fin d'hiver clair et froid, de ce bleu métallique et luisant de zinc neuf qu'on voit au ciel des dernières gelées quand les jours s'allongent; la sécheresse de ce froid est tonique et exhilarante. L'envie brusque m'a traversé, je ne sais pourquoi, d'être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve de vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte saliveuse et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des oeufs battus. Là où les soleils du matin, que j'y ai adorés, sont plus neufs, plus blancs, plus crayeux qu'ailleurs; au pays du monde rajeuni, parce qu'il semble sortir à chaque aube de l'écume.

       Julien Gracq, in Noeuds de vie, éditions Corti, Chemins et rues, p19/20, 2021.


       Ces quelques lignes, qui évoquent si bien le nord Finistère, ont exigé cependant de ma part un recours au dictionnaire :
       Mon Littré m'apprit ainsi qu'une sécheresse hivernale est tonique et peut donner de l'hilarité, d'où l'usage du  mot exhilarante, tandis que corrugant, dérivé  de corrugateur,  est un terme  d'anatomie qui exprime le fait de sourciller.

       J'espère que cette note  vous sera des plus utiles et que vous vous empresserez de placer ces mots  dans votre prochaine conversation tout en sourcillant avec bonhomie! 

samedi 1 mai 2021

François Teyssandier, le poète qui récitait des poèmes au vent

       

       Tu vis dans les mots, alors que tu voudrais habiter les couleurs. 
       T'enfoncer dans le flamboiement de lumière qui est source du 
       langage, mémoire furtive des jours, parole incandescente de feu. 
       Ton regard se fait guetteur d'ombre et d'absence. Tu écris des poèmes 
       avec l'alphabet du temps. Lettres et signes sont l'hôte de ta main. 
       Le soleil creuse à flanc de colline le visage des saisons à venir. 
       Là où la terre s'arrête, la mer commence son périple sans fin. 
       Mais tu refuses de prendre le large, même sur une barque légère. 
       Tu es trop enraciné dans le roc, comme un arbre qui du haut de la 
       montagne surveille la chute du torrent. En ce monde d'exil et de ruines, 
       tu n'auras fait que lire des livres aux pierres, réciter des poèmes au vent. 
       Mais les mots finissent par t'apparaître comme des songes imaginaires. 
       Même le désert est un miracle !

       in Paysages nomades, François  Teyssandier,  Écrire et peindre au-dessus de la nuit des mots,         p.78, Voix d'encre 2010.

vendredi 23 avril 2021

Robert Walser, l'impertinent et son talent, pour notre plus grand plaisir

               Le Talent 
 
      Il était une fois un talent qui passait ses journées dans sa chambre, regardait par la 
fenêtre et jouait les paresseux. 
      Ce talent savait qu'il avait du talent, et ce savoir stupide, inutile, lui donnait à penser toute 
la journée. 
      Des personnes de qualité avaient dit bien des choses flatteuses au pauvre jeune talent, lui 
donnant même de l'argent à l'avenant. Cela fait quelquefois plaisir aux riches, dans leur noble munificence, de soutenir un jeune talent; mais en échange, ils attendent de ce Monsieur  
À-vot'bon-cœur-m'sieur-dames qu'il soit bien sage et reconnaissant. 

Or notre remarquable jeune talent n'était pas du tout sage, poli et reconnaissant, mais exactement 
le contraire, c'est à dire impertinent.
      Prendre de l'argent parce qu'on a du talent et faire l'impertinent par-dessus le marché, 
c'est vraiment le plus haut de tous les sommets de l'impertinence. Cher lecteur, je te préviens: 
un jeune talent de cet acabit est une fripouille, et je t'en supplie: ne contribue jamais de quelque 
façon que ce soit à son encouragement. 
      Notre jeune talent aurait dû aller sagement et poliment dans le monde pour amuser ces dames 
et messieurs par sa drôlerie et son talent; mais il renonçait de bon cœur à un devoir aussi pénible, 
préférant rester chez lui, où il tuait le temps avec toutes sortes de fantaisies prétentieuses, égoïstes 
et égocentristes.
      Oh, le misérable, l'infâme coquin! Quel orgueil, quelle insensibilité, quelle suprême absence de modestie !
       Toute personne qui apporte son soutien à des talents court le risque d'avoir un jour à poser un 
revolver sur sa table, pour avoir une arme chargée à portée de main, prête à tirer à bout portant sur 
d'éventuels agresseurs. 
       Si je ne me trompe, n'importe quel talent, un jour, écrit à son gentil capitaliste au grand cœur la lettre suivante: 
       " Vous savez que je suis un talent et qu'à ce titre, j'ai besoin d'une assistance continuelle. Où 
prenez-vous l'audace, monsieur, de me faire faux bond et donc, de me laisser périr ? Je crois avoir le droit de recevoir de nouvelles substantielles  avances. Malheur à vous, parfait misérable, si vous ne m'envoyez pas au plus vite ce qui est nécessaire à ma vie de patachon. Mais je sais bien que vous n'avez pas du tout le goût du risque et que, par conséquent, vous n'oserez pas rester insensible à d'ignobles revendications de brigand."

       Avec le temps, n'importe quel bienfaiteur et bailleur de fonds reçoit ce genre de lettres, voilà 
 pourquoi je crie bien fort : il ne faut rien donner ni accorder à un talent. 
       Le talent qui nous occupe se rendait bien compte qu'il aurait dû travailler un peu; mais il 
préférait baguenauder et ne rien faire. 
       C'est qu'avec le temps, justement, un talent suffisamment reconnu et apprécié devient un 
personnage qui en prend à son aise. 
        Grâce à ses scrupules, le talent parvint finalement à s'arracher à son talentueux bonhomme de chemin, si je puis dire. Il alla s'exposer au monde, c'est à dire qu'il se mit en route, et loin de tout soutien, il redevint lui-même. 
        À mesure qu'il apprenait à oublier que quelqu'un puisse être obligé de lui accorder un quelconque encouragement, il s'habituait à prendre l'entière responsabilité de sa vie et de ses actes. 
        Un mouvement de probité et un sursaut de vaillance le distinguèrent, le grandirent, et c'est seulement grâce à cela, croit-on, qu'il ne périt pas lamentablement. 

in Vie de poète, de Robert Walser, paru aux Éditions Zoé, 2006, p.p.111/112/113

Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous convie vivement à lire, grâce au lien ci-dessous, un bel article de Jean Gédéon, paru le 17/01/2013 sur La pierre et le sel sous le titre: 
Robert Walser, poète germanophile. 
 
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/01/robert-walser-po%C3%A8te-germanophone.html 

Bibliographie:

       Vie de poète, Robert Walser, Éditions ZOE, septembre 2006

vendredi 16 avril 2021

Amir Or, qui étais-je – je ne m'en souviens pas


       Qui étais-je – je ne m'en souviens pas,
       j'erre sur un chameau,
       la lune est mon témoin ; 
       s'il tombait et succombait – 
       j'enfouirais mon visage 
       entre sable et sable. 

       Donne-moi un œil pour éjecter 
       le cerveau dans le feu 
       et parmi tout ce qu'il y a 
       danser à vide tel un tourbillon 
       jusqu'à ce que je tombe là comme une ombre. 

       Laisse la soif boire l'eau du puits pour qu'après nous 
       elle demeure comme un souvenir ardent et carillonne en annonçant 
       que la nuit tombe et que le troupeau approche 
       comme le bébé vers le sein 
       quand tout devient un, que les ténèbres enveloppent à nouveau 
       la tente et le cœur, 
       c'est alors que moi aussi je reviens - sonorité sans début 
       chant sans fin, sans aucune parole : 

       Qui étiez-vous tous ? Je ne me souviens pas - seule une 
       langueur et un désert. 
       Je n'ai pas de demain, rien que maintenant, pas de sépulture, 
       rien qu'une étoile 
       et de là, comme la faim, je viens vers le cœur 
       qui n'en finit pas 

                   et là, je me brise - 
       le tout et le rien, comme des vagues. 
       Si je n'ai pas de moi, alors qui est dedans ?
       Une langueur et un désert.

       Amir Or, traduit de l'hébreu et de l'anglais par Isabelle Dotan,
       in Dédale, maelstrOm reEvolution, 2016, p.p.66/69 

Ce texte d'Amir Or s'accorde parfaitement aux temps d'incertitude que nous traversons. Qui sommes-nous et qui voudrions être face à l'inconnu que nous réserve l'avenir?

Lors d'un voyage itinérant à dos de chameau dans le Sahara algérien, en 1980, j'ai souvenir de m'être endormie, chaque soir, à la "belle étoile" dans mon sac de couchage, à ras du sol et dans 
un lieu chaque fois différent . 
Réveillée par le lever de la lune, j'allais alors marcher autour du campement dans un tête à tête  étrange et fabuleux avec le désert! 
Une nuit, m'étant égarée entre des allées de colonnades de pierre dressées, toutes semblables, 
j'ai su, dans un frisson, ce que voulait dire  "perdre ses certitudes"!

Bibliographie:

Dédale , Amir Or, in Maelström REEVOLUTION, 2016

sur internet:

https://www.inventoire.com/amir-or-portrait-dun-poete-engage/

vendredi 9 avril 2021

Pierre Chapuis, le plaisir de glisser "d'un pas suspendu"

        Aval 

       

       Vert, à pas de velours.

       Verdure à l'intérieur de la verdure, qui coule au fond du jour 
       (vertige!), entraîne avec soi (avril comme un glissement de terrain) 
       pente et contre-pente vers l'azur à retrouver plus bas où flottent 
       dans les cerisiers (au fond se soi leur déploiement) bannières et banderoles. 

       in D'un pas suspendu, Pierre Chappuis, paru chez José Corti, 1994, p.16 

Printemps bienvenu, régénère nos corps et nos cœurs, imprègne-nous de ta ferveur! 
Ce poète suisse, décédé le 2/ 12/ 2020, allait dans la vie d'un pas suspendu... Je n'ai de lui qu'un nom tracé sur la couverture d'un recueil, mais j'aime l'imaginer, refugié désormais aux portes du paradis, en compagnie de Philippe Jaccottet et avançant à ses côtés d'un pas furtif, qui ne dérange rien, ne laisse pas de traces, avec "sur les lèvres, qu'un nouveau chant, à naître". 

Soleil levant 

Débarrassé des brumes accumulées au pied de la colline, ne 
plus toucher terre, uni au vent.
     À peine effleure-t-on la cime des arbres.

Étincellement : d'un coup de sabre, le chemin tranche dans 
le vif de la forêt.
    Avec le soleil, dans la foulée. 

ibid p.21

Je garde un souvenir très vif des longues marches en famille, à l'automne, en forêt de Fontainebleau. Sous les hêtres dorés et les chênes roux, parmi les crosses des fougères 
et les mauves bruyères, nos narines s'imprégnaient des senteurs d'humus et de champignons.

À l'image du poète, je me nourris de ces précieux souvenirs :
 
         D'un pas d'ombre 

         D'un pas qui ne comble aucun vide, un pas d'ombre qui ne 
         dérange rien, ne défait pas la blancheur de la nuit, ne donne pas 
         quittance du chemin parcouru.

         Marcher, non : glisser muettement.

         Tout à élargir son champ de connaissance (par pans, un "redéchiffrement" 
         presque à la dérobée), le regard ne heurte plus de confins. 
         Perdues sont les montagnes au loin dans la pâleur. 

         ibid p.14


Bibliographie:

Pierre Chappuis, D'un pas suspendu, José Corti, 1994

sur internet:

Il vous suffira d'aller sur internet avec le nom du poète sur le site de  poezibao pour trouver plusieurs notes à propos de Pierre Chapuis.

 

vendredi 2 avril 2021

Mireille Fargier-Caruso ou comment se revigorer aux lumières d'avril

  
                  Lumière d'avril 
         les jours sortent de l'ombre 

       tu respires l'âcreté de la terre 
 la sève par-dessous pousse sans relâche 
   efface ta fatigue dedans dehors mêlés 
l'arbre de Judée s'enflamme et consume l'hiver 

revient la saison des bouquets d'anémones 
  robes d'été et clins d'œil des jonquilles 
  les jours s'allongent allègent nos départs 

       la clarté le mouvement te portent 
         tu sarcles les herbes et les mots 
            ça continue ça recommence 

            le temps nous brûle mais 
  on se fait croire au neuf de l'éternel retour 

                  on l'espère on l'attend 
 comme on attend le thème en écoutant du jazz 

                              lumière 
                         lumière d'avril 

          rien que pour nous ça recommence 

in Comme une promesse abandonnée, de Mireille Fargier-Caruso, p.72, Éditions Bruno Doucey, 
mai 2019

          Peut-être simplement 

                la démesure 
         nous donne un devenir 
             ô combien précaire 

         dans cet élan vers vous 
        passionnément heureux 

qui remplit l'espace jusqu'au bord 

ibid p.74

Dans l'incertitude, qui nous accompagne jour après jour et depuis tant de mois, la poésie reste une amie fidèle et n'en est que plus précieuse.
Fermant les yeux, me revient en mémoire le visage chaleureux de Mireille Fargier-Caruso, tandis que s'allège miraculeusement l'instant. 
Faire le peu que nous savons faire, en poète ou en lecteur assidu, demeure précieux. 

Je vous invite vivement à lire ou relire des textes de l'auteur présentés précédemment sur le Temps bleu et sur La Pierre et le sel grâce aux liens indiqués ci-dessous:


Bibliographie:

Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier-Caruso, Éditions Bruno Doucey, 2019

sur internet:

Mireille Fargier- Caruso, Coûte que coûte un peu de beauté, sur La Pierre et le sel, le 7/06/2019 


vendredi 26 mars 2021

Rémy de Gourmont, l'heure charmante et triste

Le soir 

                           Le soir

Heure incertaine, heure charmante et triste: les roses 
Ont un sourire si grave et nous disent des choses 
Si tendres que nos cœurs en sont tout embaumés; 
Le jour est pâle ainsi qu'une femme oubliée, 
La nuit a la douceur des amours qui commencent, 
L'air est rempli de songes et de métamorphoses;
Couchée dans l'herbe pure des divines prairies, 
Lasse et ses beaux yeux bleus déjà presque endormis, 
La vie offre ses lèvres aux baisers du silence.
Heure incertaine, heure charmante et triste : des voiles 
Se promènent à travers les naissantes étoiles 
Et leurs ailes se gonflent, amoureuses et timides, 
Sous le vent qui les porte aux rives d'Atlantide;
Une lueur d'amour s'allume comme un adieu 
À la croix des clochers qui semblent tout en feu 
Et à la cime hautaine et frêle des peupliers :
Le jour est pâle ainsi qu'une femme oubliée 
Qui peigne à la fenêtre lentement ses cheveux.  

Heure incertaine, heure charmante et triste : les heures 
Meurent quand ton parfum, fraîche et dernière fleur, 
Épanche sur le monde sa candeur et sa grâce :
La lumière se trouble et s'enfuit dans l'espace, 
Un frisson lent descend dans la chair de la terre, 
Les arbres sont pareils à des anges en prière.
Oh! reste heure dernière ! Restez, fleurs de la vie !
Ouvrez vos beaux yeux bleus déjà presque endormis...

Heure incertaine, heure charmante et triste : les femmes 
Laissent dans leur regards voir un peu de leur âme;
Le soir a la douceur des amours qui commencent. 
Ô profondes amours, blanches filles de l'absence, 
Aimez l'heure dont l'œil est grave et dont la main 
Est pleine de parfums qu'on sentira demain;
Aimez l'heure incertaine où la mort se promène, 
Où la vie, fatiguée d'une journée humaine, 
Entend chanter enfin, tout au fond du silence, 
L'heure des songes légers, l'heure des indolences !

Rémy de Gourmont, (Divertissements, Mercure de France )
in Mille et cent ans de Poésie Française, édition établie et annotée 
par Bernard Delvaille, et publiée chez Robert Laffont, p.1189, en décembre 1993. 


vendredi 19 mars 2021

Jean Rousselot, entre nuit et silence, comment trouver l'oiseau insaisissable ?


      Il n'y avait que le silence...



      Il n'y avait que le silence 
      Derrière chaque mot volé 
      La route expirait dans les pierres 
      Entre les murs écroulés 

      Et pourtant le dernier poète 
      Tendait l'oreille vers la mer 
      Et cherchait encore à saisir 
      L'insaisissable oiseau de la parole.

      Jean Rousselot, par André Marissel, in Refaire la nuit, p.107, Poètes d'aujourd'hui. Seghers, 
       p.p.107/108

      "C'est à mots couverts qu'on peut vivre" écrivait Jean Rousselot dans Journal. 
      Par les temps qui courent, que faisons nous d'autre que de jongler avec l'insaisissable? 

      
      Les Moyens d'existence 
                  (Extrait)

                                                 à Jean Grosjean

                        I

      De l'aube au soir il ne se passe rien 
      Entre les maisons repliées sur elles-mêmes 
      Comme des feuilles grillées par le gel 
      Et pourtant la mécanique infiniment précise du jour 
      Ne cesse pas un instant de ronronner 
      Sur les jardins pétris de minuscules espérances. 

      Toute une éternité inutilement généreuse 
      Puisque d'un homme à l'autre ne court aucun sentier, 
      Puisque le ciel désert est seul à écouter 
      Sa rumination douce. 

      ibid p.137 

En espérant que cette rumination douce vous touche, amis lecteurs, et nous ouvre une voie vers "l'oiseau insaisissable", car "c'est à mots couverts qu'on peut vivre" affirmait le poète, en pleine guerre. 

       Je suis le caillou sous l'averse 
       Oublié même de la nuit 
       Qui pense à ses gangues lointaines 
       Où le ver se lovait sans bruit 

       Sans mains sans yeux sans voix sans souffle 
       Comment surgir de ma maison 
       Comment embrasser ceux qui passent 
       Comment courir vers les nuages 
 
       Comment surtout me faire entendre 
       De l'homme qui remue en moi 
       Qui compte sur moi pour trouver 
       Sa route entre les pierres mortes 

       in Le Poète restitué,  cité dans la préface du recueil cité ci-dessous.

Bibliographie:

Jean Rousselot, par André Marissel, Poètes d'aujourd'hui. Seghers.1973.


vendredi 12 mars 2021

André Laude, si j'écris c'est pour que ma voix vous parvienne

         
         Si j'écris c'est pour que ma voix vous parvienne 
         voix de chaux et sang voix d'ailes et de fureurs 
         goutte de soleil ou d'ombre dans laquelle palpitent nos sentiments 

         si j'écris c'est pour que ma voix vous arrache 
         au grabat des solitaires, aux cauchemars des murs 
         aux durs travaux des mains nageant dans la lumière jaune du désespoir 

         si j'écris c'est pour que ma voix où roulent souvent des torrents de blessures 
         s'enracine dans vos paumes vivantes, couvre les poitrines d'une fraîcheur de jardin 
         balaie dans les villes les fantômes sans progéniture 

         si j'écris c'est pour que ma voix d'un bond d'amour 
         atteigne les visages détruits par la longue peine le sel de la fatigue 
         c'est pour mieux frapper l'ennemi qui a plusieurs noms 

         in C'était hier et c'est demain, Anthologie, Le Printemps des poètes, Seghers, 
         Poésie d'abord, 2004,  p.127

         Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous invite à lire ou relire un précédent article, 
         rédigé par moi et paru sur Le temps bleu sous l'intitulé : 
         André Laude, il pleut des pierres précieuses. 
         https://www.blogger.com/blog/post/edit/3657709267519266914/1163653987284759205


vendredi 5 mars 2021

Robert Sabatier, "une joie pure où plonger son feu"

         À corps perdu 

   Cet enfant nu qui murmurait bruyère 
   Pour protéger son regard de la nuit 
   Et celui-là que l'on disait sans père 
   Quand il avait les arbres pour amis 
   Se sont trouvés le temps d'une prière. 

   Était-ce moi  qui vivais dans ces roses 
   Que tu cueillais bel enfant que j'étais 
   Et délivré par les métamorphoses 
   Devenais source, écureuil ou furet 
   Pour me mêler aux lueurs de l'aurore.

   Il suffisait d'un doigt sur une route 
   D'un mot jeté parmi quelque forêt 
   Pour que s'échappe un oiseau de la source 
   Le faon, la biche et le vent préparaient 
   Des chants plus purs à hauteur de la bouche. 

   Il coule un siècle, un autre entre mes doigts 
   Pour séparer mon corps de ses enfances 
   Mais reparaît dans chaque eau que je bois 
   Ce clair visage et le reflet d'un ange 
   Blessé de ciel qui vient mourir en moi.

   in Les Fêtes solaires, Robert Sabatier par Alain Bosquet, Poètes d'Aujourd'hui,
   Seghers, 1978, p.p.66/67 

    Mémoires 

    J'étais l'enfant, je n'avais pas de livre 
    et je captais le monde en mon miroir. 
    J'étais l'oiseau, mais je n'étais pas libre, 
    j'étais le vent, nul ne pouvait me voir. 
    Ah, je chantais la gloire d'un royaume 
    où toute peur mourait dans le soleil. 
    Je suis de nuit et quand j'ouvre les paumes, 
    c'est pour y voir un monstre à son éveil. 

                               *
    Je parle au nom de tous les morts de terre 
    et je dis ciel aux  destructeurs de blés. 
    Je dis soleil et le soleil me baigne 
    de plus d'amour qu'il n'en fut dans l'été. 
    Je parle au nom des hommes, des abîmes, 
    de tout oiseau s'échappant de mes mains. 
    Je reste seul dans la ville où demain 
    l'homme sur l'homme ira jeter ses crimes. 

    Mémoires, extrait de Dédicace du navire, p.81

Robert Sabatier raconte que l'idée d'écrire L'histoire de la Poésie Française, en neufs volumes, il la doit au fait, qu'entré un jour dans une librairie et ayant demandé une Histoire de la poésie française, on lui répondit, avec forte condescendance: "Dis à ton patron que ça n'existe pas"!
Profitons donc pleinement de l'œuvre du poète !

    La joie pure 

    Lorsque ma vie au continent futur 
    Abordera – ma longue et douce vie, 
    J'aurai des rats dans ma cale, des rêves 
    Devenus vie au fond du bâtiment. 
    Simple est le vent sur la mer, et simple 
    Est mon regard offert à l'avenir 
    Car j'ai la foi de ces êtres qui doutent 
    Et poésie est ma verte espérance. 

    Des mots sacrés survolent mon silence 
    Toute ma vie est un cri retenu. 
    Pourquoi mourir? – le temps de la mort même 
    Est la racine où je porte les dents. 
    Or moi, de terre et tout de nuit vêtu, 
    Je peux survivre aux îles, aux naufrages. 

    Je tends au ciel mes bras comme des rames 
    Mon bateau glisse et les terres s'entrouvrent 
    Comme des cœurs où je plonge mon feu. 

    Les goélands se poseront sur moi, 
    Un continent naîtra de ma parole. 
    Simple est mon nom – je suis une caverne, 
    Une main d'homme où l'homme peut dormir. 

    ibid Les poisons délectables p.p.94.95 

Dans sa préface au recueil de Robert Sabatier, Alain Bosquet  écrivait :
" La poésie est un arbre, on ne l'habite pas, mais on se laisse habiter par lui." 
Tentons l'expérience, laissons-nous, vous et moi, habiter par la voix du poète : 
    
     Le Moule 

     En ce temps-là, l'univers se coulait 
     Dans tout mon corps devenu cire tendre.
     J'étais vallons, montagnes, champs, rivières, 
     Et je savais, dans l'ordre des planètes, 
     Que je pouvais revivre, étoile bleue. 

     Nature es-tu si loin de ma nature?
     Les transcendants vont dans le jour, déjouant 
     À coups de mots les destins du cosmos. 
     Un dieu sourit parmi les éphémères 
     De n'être plus que le dernier mortel. 

     De l'arbre à moi s'étendent des espaces 
     Toujours plus grands. O landes déchirées, 
     Mes longs bras nus sont les ultimes branches 
     D'un don total qu'abandonne l'oiseau 
     Et je m'en vais dans la ville sans ailes.

     ibid Icare et autres poèmes, p.132


Ne manquez pas le bel article  de Jacques Décréau à propos de l'auteur, qui figure sur le site La Pierre et le sel sous ce lien:
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html

Bibliographie:

Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, 1978.

sur internet:

Un bel article de Jacques Décréau , paru sur La Pierre et le sel :
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html




vendredi 26 février 2021

Julien Gracq, pour un bref moment d'introspection à domicile

         Comme on entre dans les rangs de vigne lorsqu'approchent les vendanges, soulevant ça et là le pampre pour découvrir, tâter et goûter les grappes, écraser un grain, plus ou moins poisseux aux doigts, j'ai souvent échantillonné au préalable les livres, surtout les livres un peu gros, rarement 
trompé sur ce que promet la récolte. Le livre dans sa masse n'a pas encore libéré le courant jaillissant de la lecture, que le grappillage a presque tout dit sur la physionomie du cru, ou du moins sur sa teneur en alcool. 
 
                                                                     *

         Moments de flânerie absente où on musarde devant sa bibliothèque, atteignant un livre 
sur l'étagère, l'ouvrant, le grappillant, le replaçant, l'abandonnant pour un autre qui révèle à l'échantillonnage plus d'épice et de montant. Picorant là-dedans comme fait l'Espagnol à l'heure 
de l'apéritif parmi les tapas, et quelquefois, comme lui, à force de picorer, déjeunant par cœur. 
Comme les vieux connaisseurs en bourgognes font au moyen de leur tastevin, avec le temps et le long usage on en vient à flairer les livres plus souvent qu'à les lire: moins besoin de nourritures consistantes que plutôt d'une espèce de spiritualisation revigorante de l'odorat. On peut déjeuner 
parfois exquisément de la fumée du rôti, et à qui sait attendre, et vieillir consubstantiellement avec elle, la littérature délivre aussi, assez mystérieusement, sa quintessence. 
        
     Cet homme seul, en pantoufles, qui renifle et qui chipote devant ses rayonnages, tout entier devenu, nez au vent, c'est un détecteur et un juge que plus rien n'embrouille. Et cet homme, c'est aussi un croyant, un fidèle de la secte : nul ne communie vraiment avec la littérature qui n'a pas le sentiment du tout présent chez elle dans la plus petite partie. 

in Nœuds de vie, Lire, Julien Gracq, Éditions Corti, 2021, p.p.93/94 

Ironie du jour, occupée à taper ce texte, j'étais chez moi en pantoufles et robe de chambre quand le facteur à sonné à la porte d'entrée de l'immeuble avec un paquet de livres pour moi et j'ai dû descendre lui ouvrir, sans oublier d'ajuster un masque sur mon nez ! 

Bref intermède, auquel Julien Gracq ne pouvait que faire écho avec ces mots, à la page 96 :

     Pourquoi ne pas avouer que la poésie connaît aussi auprès de ses lecteurs les plus fervents ses fiascos – ces moments de parfaite atonie où elle glisse sans plus y mordre nulle part à la surface de l'esprit désensibilisé, où les vers les plus aimés viennent heurter à la porte de la mémoire sans que s'allume une étincelle, où  le doigt, sans que s'éveille un fourmillement, touche le fil soudain inexplicablement déconnecté ? Pourquoi ne pas avouer que la poésie la plus enchanteresse, la plus certaine de son pouvoir, ne met en train ses amants...qu'une fois de temps en temps ? 

ibid p.96

Bibliographie:

Nœuds de vie, Julien Gracq, Éditions Corti, 2021.

sur internet: 

https://www.babelio.com/livres/Gracq-Le-Rivage-des-Syrtes/4088


vendredi 19 février 2021

Béatrice Marchal et si nous élargissions le présent?


       J'ai vu sur le ciel bleu un arbre aux feuilles roses, 
       panache de fraîcheur que la brise enlaçait 
       au rythme de sa danse, 
       incrédule je m'étais approchée, 

       je suis revenue peu après, 
       l'apparition avait cessé, 
       feuilles brun clair vert tendre, 
       dans l'ordre,

       plus touffu chaque jour le feuillage oubliait 
       sa grâce native, ce qui le fit 
       parfait comme un amour inachevé. 

       in Élargir le présent, Habiter l'instant, éditions Le silence qui roule, 2020, p.43 

Quel bonheur d'apprendre de la bouche d'un poète l'existence "d'arbres à feuilles roses" ainsi que la perfection d'un amour inachevé! 

       On lit aussi dans un regard 
       dans un silence, dans un paysage, 
       dans tant de choses 
       muettes qui attendent 
       des mots 
       capables de dire leur secrète puissance, 

       qui lira le destin 
       de la digitale naguère plastronnant, 
       rustique déesse aux corolles 
       serrées comme une opulente grappe de seins 
       et qui se courbe à présent, aussi efflanquée 
       qu'un marcheur de Giacometti, 
       oui, qui se chargera de pareils déchiffrements 

       sinon le poème, sinon le livre 
       où un lecteur plus avancé 
       partage ce qu'il a appris 

       du monde tout à coup plus clair.

       ibid p.44 

 À l'auteure, qui s'interroge ainsi: 

        "Se pourrait-il qu'il en fût de ce que j'écris 
        comme de provisions assemblées dans la joie 
        pour une fête, un repas où l'on m'attendait ?"

disons combien ses mots nous touchent et nous aident "à élargir le présent" 
en semant derrière nous des petits riens, qui ouvrent à leur tour...

        Midi, fenêtre ouverte au soleil, 
        écoute dans l'air encore frais 
        l'ouverture de ces chants d'oiseaux 
        avant les trilles des merles virtuoses, 

        ils n'ont cure, tu le sais, d'en imposer 
        ils s'efforcent uniquement de 
        de célébrer toujours plus haut, 

        qu'ils se taisent ou s'envolent, 
        ils nous laissent plus légers 
        plus proches du cœur des choses 

        et peut-être des hommes.
   
        ibid p.40 

Comment ne pas être submergée par l'émotion devant de tels mots? Du fond de ce semi-confinement s'ouvriraient à volonté des fenêtres? À nous de les découvrir au plus vite pour élargir notre maigre quotidien!

Je vous convie à lire ou relire, grâce au lien indiqué plus bas, un article rédigé en janvier 2016, paru sur La pierre et le sel à propos de l'auteur sous l'intitulé : Béatrice Marchal, Poèmes pour conjurer le gris. 

Bibliographie:

Élargir le présent, suivi de Rue de la source, de Béatrice Marchal, collection Poésie du silence éditions Le Silence qui roule, 2020

sur internet:

Béatrice Marchal, poèmes pour conjurer le gris, article de Roselyne Fritel, paru sur La Pierre et le sel, le 29/1/2016
http://lintula94.blogspot.com/2016/01/beatrice-marchal-poemes-pour-conjurer.html

vendredi 12 février 2021

Françoise Ascal, telle un "couteau luisant entre les herbes et l'oubli"



    Je ne suis pas celle que je parais. Je ne suis pas cette 
    femme du vingt et unième siècle qui trébuche dans 
    un monde qu'elle ne reconnaît pas. Un monde qui 
    éradique les rêves comme elle broie dans ses jungles 
    les plus démunis.

    Tous les livres lus, toutes les cantates écoutées ont 
     pénétré ma chair. Mots et sons m'ont cuite au feu très 
    doux d'une prairie. J'ignore le nom de cette matière 
    nouvelle, mais je sais que les digitales y fleurissent en 
    liberté. 
    in Variations- prairie, éditions Tipaza, 2020, p.14

La digitale, qui ressemble à un doigtier renversé, a la propriété de ralentir les battements du cœur, tout comme le confinement dont nous sortons tout juste.
Devoir oublier l'extérieur, renoncer à nos enfants et amis, à nos activités préférées, fut une épreuve sans précédent. Et voici qu'elle semble désormais faire partie de l'avenir!


    On peut se languir d'une prairie comme de la mer
    manquer de sève d'iode ou d'embruns 
    avoir le souffle court 
    à l'étroit sous les côtes 
    appeler les graminées à l'aide 
    embarquer sur leurs ondulations 
    désirer le vent convoquer les buses les geais 
    les hoche-queues. 

    On peut entrer dans les eaux vertes 
    percevoir l'infini grésillement des insectes 
    le roulis de la rivière 
    le ciel d'un bleu laiteux.

    Dans la lumière se défaire des loques du jour 
    aborder la splendeur du simple.

    Couteau luisant 
    entre les herbes et l'oubli.

             *

    Une cloche sonne dans le lointain 
    la tourterelle a cessé de se plaindre 
    invisible derrière la lisière des aulnes 
    un chien aboie. 

    On ne sait pas ce qui se trame.

    Des fils se tendent entre les sons les couleurs 
    le silence 
    des fils tissent un berceau à la mesure du ciel. 

    Une naissance se prépare.

    Suffit-il d'aiguiser l'attention pour libérer le passage ? 

     ibid p.p.15/16 

 chacun d'entre nous de trouver désormais ses armes intimes pour mieux affronter l'avenir !

Bibliographie:

   Françoise Ascal, Variations-prairie, suivi de Mille Étangs, Lettre à Adèle, Colomban, peintures de          Pascal Geyre, éditions Tipaza, 2020.

sur internet

http://lintula94.blogspot.com/2016/05/francoise-ascal-le-desir-rayonnant.html



vendredi 5 février 2021

Pierre Dhainaut, le temps d'éveiller un écho

    
 Une éclaircie, le poème; l'éclaircie, par principe, est fugitive :
si tu veux la retenir, tu n'as rien compris, elle te quitte. 

    D'un poème écrit dans l'urgence il y a vingt, il y a quarante ans, 
le sens ne se propose à son gré que le moment venu, il agissait en 
filigrane. Ne te hâte pas de dégager le sens de ta vie, tu ne diras 
plus "ta vie". 

     Qui est-il, l'enfant que de plus en plus tes poèmes évoquent ? 
Jamais tu n'as revu la maison d'autrefois, tu ne regardes jamais les 
les photographies qu'ont prises tes parents, tu n'y retrouverais qu'un 
fantôme. Aussi n'est-ce pas la mémoire, à proprement parler, qui est 
en jeu à travers ces poèmes. Au passé ils empruntent quelques images 
qu'ils projettent vers un horizon inattendu, ils ressuscitent le temps de 
la première fois. Ce temps-là, comme l'enfance est toujours neuf. 
Combien d'années derrière toi, et combien devant toi désormais? 
Tu ne compteras pas, mais ce qui échappe aux calculs, à la possession, 
les poèmes, échappe à l'angoisse de la chute, un enfant t'y précède. 
Il sort de sa chambre, il parcours de longs couloirs sombres, il ouvre, 
ébloui, en reprenant son souffle, la porte du jardin. 

      Tous ceux que tu avais perdus de vue, tu redoutais que leur absence 
ne soit définitive, le poème ne les a pas perdus d'écoute. Il réveille les échos, 
avec eux la vision se ranime, comme en hiver la rumeur d'un feuillage. 

in Gratitude augurale, Pierre Dhainaut, Le loup dans la véranda, 2015, p.p.9 et10.

Le "loup" du jour a pris la forme d'un virus galopant à travers la planète, à nous de le combattre à coups  de poésie, d'amitié et d'intériorité!

Bibliographie:

Pierre Dhainaut, Gratitude augurale, éditions Le Loup dans la véranda, 2015 

 sur internet:

 deux précédents articles de Roselyne Fritel parus sur La Pierre et le sel :

Pierre Dhainaut, Ce lieu où les mouettes sont plus blanches , 15/1/2016

Pierre Dhainaut, en la complicité des souffles, 18/10/2012




vendredi 29 janvier 2021

Béatrice Marchal, et si nous levions ensemble un coin de la nuit

On ne soulève jamais qu'un coin de la nuit 
on n'étanche qu'une partie des larmes 
nos mots sont trompeurs nos efforts insuffisants 

Il reste des chants d'oiseaux à la nuit tombée 
des cœurs malgré l'âge amoureux 
et dans l'ombre l'inconnu d'un poème 

in Progression jusqu'au cœur, Par delà plaies et blessures, éditions L'Herbe qui tremble, 2018, p.128 

Ce sont autant de mots, qui par les temps qui courent, nous sont précieux. Leurs sucs voudraient apaiser toutes nos faims et nous soutiennent avec une extrême délicatesse, à l'image de leur auteur. 

       Parole ouverte 
       à l'attente au silence, 
       silence qui écoute 
       attend 
       écoute encore  

       jusqu'à ce qu'il s'emplisse 
       de mots de notes imprévus.

       in Progression jusqu'au cœur

       restent des mots 
       qu'on garde en bouche, 
       curieux de l'effet des sucs libérés. 

       ibid in Fragments de l'oubli p.114 

Par la grâce de l'écriture, une épaule, parfois, survient :

        Parfois tu voudrais juste une épaule 
        où appuyer ta tête et ta peine, 
        une main caressant tes cheveux 
        en silence avec patience 
        sans chercher à raisonner 
        cette peine qui n'en finit pas 
        de remonter d'un passé 
        plus obscur de ce rayonnement 
        d'alors par-dessus plaies et blessures.

        in Par delà plaies et blessures, p.142 

Avec le temps, il arrive, un jour, que la mémoire qui s'est tant souvenue, se sait enfin plus forte que la nostalgie. Dès lors : 

        Nous nous retournerons chaque soir 
        et graverons dans notre mémoire 
        ce que la journée offrit de bon,
        comment nous avons goûté la vie, 
        quel appel nous parvint, en quel coin 
        de notre cœur fut bêché, sarclé 
        le terreau de notre humanité.

        ibid p.151

Béatrice Marchal vit à Paris et se ressource régulièrement dans les Vosges, où elle a passé sa jeunesse;
elle collabore à plusieurs revues poétiques.

Bibliographie:

Béatrice Marchal, Un Jour enfin l'accès, suivi de Progression jusqu'au cœur éditions L'herbe qui tremble, 2018



        
    
      

vendredi 22 janvier 2021

Lionel Jung-Allégret, un texte pour tenter de cheminer encore un peu


           On se sait là. À peine présents. Presque déjà partis. 
           Entre deux éclats d'une résonnance qui n'est pas tout à 
           fait la nôtre. Qui n'est pas tout à fait visible.

           On interroge l'aube 
           
           de nos bras levés.

           Le chemin d'une saison et puis d'une autre.

           La venue de la pluie, d'un bruit, d'une avancée dans le 
           silence, pour rêver que se frôle une parole au bord de 
           l'ombre. 

           On regarde le monde dans une fraction.

            Une marche si lente. Hors de portée. Presque 
            suspendue. Peut-être déjà l'amorce d'un recul.
            Quelque chose qui vient ou s'en vient et dont on 
            connaît si peu. 


            Une sorte d'étincelle. D'éclair de jour dans le jour. 
            Que l'on ne sait nommer.
            Ne saurait voir.
            À qui l'on s'abandonne malgré sa fuite à l'infini. 

            Chaque existence venante. 
            Chaque existence repartante.

            Là se guette une déchirure 
            l'annonce d'une réplique.

            On ne sait comment ni pourquoi cela.
            On ne sait rien. 

             Ni la lumière 
             Ni sa poussière évasive qui se fragmente entre deux 
             instants de regard sur le ciel. 

             On observe la dissolution de ce qui passe. 
             Le retrait de ce que l'on suppose. 

             in Ce dont il ne reste rien, Poème de Lionel Jung-Allégret,
             encres de Catherine Bolle, Poésie Al Manar, 2017, p.p.13/14/15 

Ce poème s'accorde parfaitement à notre quotidien, plus qu'incertain, et nous offre l'opportunité de reprendre un peu de distance et de philosophie quant à l'avenir. 

Vous pourrez lire ou relire un précédent article, rédigé par moi à propos de l'auteur, et paru sur la Pierre et le sel, en 2013, sous ce titre : Depuis ce corps devenu douleur .
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/11/lionel-jung-all%C3%A9gret-depuis-ce-corps-devenu-douleur.html
ainsi qu'un second article, paru sur Le Temps bleu, le 22 janvier 2016, sous le titre: Lionel Jung Allégret, un écart incalculable.
 

vendredi 15 janvier 2021

Jacques Ancet, "je reviens, une dernière fois, je reviens, le poème n'existe pas, seule existe la trace qu'il en reste"


       Je sais qu'il n'y a plus de temps, que chaque instant ne reviendra pas 

       la lumière s'est posée au bord de mes yeux, et c'est comme si elle me veillait 
       de son feu muet 
  
       je cherche au fond de moi les raisons qui me reste de poursuivre 
       et c'est la même voix que je retrouve 

       je fais silence pour l'entendre, et c'est comme une pièce où elle résonnerait encore 
       où j'entendrai son appel de brume et de lisières 

       je reviens mais j'ai tous les motifs de me taire, de m'enfouir sous les décombres des heures 

       une fois de plus j'ouvre l'espace ou est-ce l'espace qui m'ouvre 

       une fois de plus je salue le jour même s'il ne se ressemble plus 

       je reviens, et avec moi la même chaleur écrase les géraniums et les feuilles immobiles, 
       le même volet penché contre le ciel 

       demain hier aujourd'hui se bousculent entre mes mots et c'est encore, entre eux, 
       la même joie, la même angoisse 

        je reviens dans la pauvreté et la poussière, de passage toujours, assis devant cette porte où 
        quelqu'un doit venir 

        où ceux qui entrent et sortent ne me regardent pas car comment pourraient-ils me voir moi 
        qui ressemble à tous et à personne 

        ils s'approchent, ils me frôlent en passant, je vois pantalons et jupes, jambes et sandales, 
        un ballet interminable 

        j'entends le claquement métallique, intermittent, de la porte, le bruit des voix, le téléphone 

        mais qui peut m'appeler encore dans le brouhaha unanime, dans l'odeur de créosote des 
        couloirs et leur nuit blanche où je ne cesse de me perdre
       
        in 0de au recommencement , Jacques Ancet, Les éditions Lettres vives, 
        Collection Terre de Poésie, 2013, p.p.86/87.

Sans jamais me lasser, je reviens moi aussi à l'un de mes poètes préférés, Jacques Ancet, que j'ai eu la chance d'entendre à plusieurs occasions à Paris et durant l'été, au Festival de Poésie de Sète. Il est de ceux qui me nourrissent tout particulièrement.

Né à Lyon en 1942, le poète vit et travaille près d'Annecy.  Il est l'auteur d'une quarantaine de livres et a reçu de nombreux prix. 
Nous lui devons également, la traduction en français de nombreux poètes de langue espagnole, allant de Jean de la Croix à des contemporains comme Borges, Juarroz ou Alejandra Pizarnik, en d'Amérique latine. 

Bibliographie :

Ode au recommencement, Jacques Ancet, Les éditions Lettres vives, collection Terre de poésie, 2013

sur internet :