Port des Barques

Port des Barques

mardi 30 juin 2015

Ana Blandiana, pour une canicule (2)

Suite du précédent épisode de L'été – La ville qui fond, une nouvelle de Ana Blandiana.

Ce qui m'attire devant la mer, ce n'est pas son immensité, sa majesté, sa force ni toutes les
métaphores ou les symboles ornant d'une écume dentelée son visage impénétrable, mais sa capacité à me transformer en un corps éminemment vivant, attentif, conscient du passage du temps, et il se pourrait que cette sensation aiguë de béatitude soit due à l'intuition de l'existence d'un sens  et d'une force supérieurs, dont l'ultime et insignifiante manifestation serait cette habileté magique qui permet aux fines extrémités de mes nerfs de résonner pleinement et longuement; peut-être que l'existence cachée d'une raison infinie, dont le symbole – pourquoi pas? – ce serait elle, cette immense étendue d'eau, peut-être qu'elle me permettrait de plonger, heureuse, sans la sourdine humiliante de la honte, dans l'univers de mes sens troublés et fiers de leur propre existence, de leur évidence.

      J'étais arrivée à la mer depuis deux jours dans un état d'étrange somnolence, due peut-être à une grande fatigue du corps, peut-être à un épuisement prolongé de l'esprit, sans cesse contraint de faire retour sur lui-même, sans cesse vagabondant en vaines croisades pour finalement toujours revenir, parce que toujours il préférait l'incapacité, même fictive, de comprendre, à une compréhension définitive et sans espoir. J'étais arrivée à la mer, évidemment je le savais, d'ailleurs j'avais vu l'eau, le sable, les oiseaux, j'avais senti le goût du vent salé, mais tout ceci avec une sorte de hâte absente, les yeux toujours à moitié fermés et daignant à peine regarder, impatients de retourner vers le sommeil, un sommeil mat, qui assombrissait de longues heures du jour et de la nuit, rythmé par le flux des vagues qu'il percevait à peine. Je parle, bien sûr, du sommeil véritable, de cette sorte d'enterrement entre couvertures et coussins, boules de duvet et couches d'ouate, de cette mort nécessaire, de cette mort provisoire; mais il s'agissait aussi d'une autre sorte de sommeil, du reste de mon existence qui semblait se dérouler selon des lois quasi cataleptiques, transformant les proportions de l'univers et rendant l'oreille indifférente au grondement de l'ouragan pour suivre obsédée, les gouttes qui tombent d'un robinet, et rendant le regard aveugle à l'agitation environnante pour se laisser fasciner par une fente entre les persiennes à travers laquelle un rayon de lumière découvre des créatures éblouissantes dans les minuscules particules de poussière qui dansent lentement dans la pièce. De temps en temps, je me disais que j'étais à la mer, qu'il me suffisait de faire quelques pas pour y entrer, pour me réveiller. Mais je ne me pressais pas. Je retombais avec une désolation voluptueuse, avec une culpabilité ravie, dans la torpeur d'où j'aurais pu renaître.
      Rien n'était plus simple. Il suffisait que je me réveille un beau matin avant le lever du soleil pour assister au cérémonial solennel de son apparition. Je le savais. Mais toujours, au cours des transes les plus profondes, pendant les pertes de connaissance le plus complètes, au cours des comas les plus définitifs, il reste un atome de conscience obstinément intact, une sorte de raisonnement, non de l'esprit, mais de la matière, comme une ruse du corps qui serait dirigée contre tout l'univers hostile. Mon corps était capable de se réveiller, il savait le faire, mais il demeurait dans son sommeil comme dans une tanière, comme dans une cellule de protection. Quel danger pressentait-il, que mon cerveau ne pouvait pénétrer, quelle menace venue d'au-delà des frontières de mon intellect arrivait jusqu'au bout de mes vaisseaux capillaires, leur ordonnant de se défendre? Pendant des jours et des jours, mon réveil, qui sonnait à 5 heures, était arrêté par ma propre main, consciente de la supercherie à laquelle elle se prêtait, cependant que mes yeux entrouverts, attentifs au mensonge qu'ils perpétraient, murmuraient à mon esprit encore léthargique que le ciel semblait couvert, que de toute façon le lever du soleil passerait inaperçu, et tout mon corps, qui connaissait pourtant si bien l'euphorie du réveil à l'aube, demeurait perfidement immobile, jusqu'à ce que mon esprit, novice et lui-même coupable de douter, retombât en lui-même en faisant semblant d'être d'accord. Quand enfin je me levais, ignorant presque comme un automate la faible résistance de mon corps fatigué par l'attente, c'était avec un sentiment diffus de tristesse, avec l'inexplicable pressentiment qu'il était tard, peut-être trop tard.
 
( à suivre)
 
in Les Saisons, nouvelles, traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, éditions Le Visage Vert, 2013, pages 93/94/95/96

lundi 29 juin 2015

Ana Blandiana, pour une canicule

Ana Blandiana, née en 1942 à Timisoara, en Roumanie, est poète, romancière et essayiste. Un bel article de Jacques Décréau, paru sur La Pierre et le sel en juin 2013, vous apportera toutes les informations nécessaires à son sujet.
Je me propose d'accompagner la canicule à venir d'une de ses nouvelles fantastiques, éditée en plusieurs épisodes à suivre, chaque jour, afin de meubler agréablement des journées recluses.

L'été

 – La ville qui fond

     Il y a des gens qui, lorsqu'ils font un pas, lorsqu'ils mordent dans une pomme , font réellement ces gestes, les vivent pleinement et vieillissent à chacun d'eux, pour eux, un mois est un mois, une nuit est une nuit et une seconde, une seconde. Pour moi, le temps s'écoule complaisamment un peu en retrait, glissant et indifférent, sans désir de me dominer, et difficile ou impossible à dominer. Je bouge, je parle, j'avance comme dans un brouillard paisible qui arrondit les contours, lisse les aspérités, laisse tout glisser dans un frottement impersonnel, et je dois douloureusement concentrer mon attention afin de saisir un instant de temps à autre et l'obliger à prendre place dans ma vie. Ceci n'arrive que rarement... En général, le temps m'échappe et je lui échappe en un refus réciproque d'adhésion. Je ne vieillis pas. 
     Mais ce qui semblerait être une chance n'est qu'un long sommeil, interrompu de rêves et de réveils tellement semblables les uns aux autres, tellement difficiles à distinguer les uns des autres, que le sommeil lui-même, loin d'être une douce contemplation du néant, ne ressemble plus qu'à une agitation nébuleuse hantée par la terreur des confusions, ravagée par la panique de l'incompréhension fatale sur laquelle pourraient se construire des univers par avance condamnés. Les douleurs, tout aussi aigües sur les deux rives du sommeil, ne prouvent rien. Le temps ne passe pas. Ou bien s'il passe, c'est avec une sorte de désagréable et perfide servilité, et il se garde bien de m'atteindre.
     Et pourtant, il existe un lieu où je peux le contraindre à se soumettre à moi, où mon attention, revenue de ses errements sans fin parmi tant de sphères inhabitées, se concentre soudain et me fait savoir que, eh oui, cet instant passe, véritablement, à travers moi, je le vis, il est bien présent et homologué par chacune de mes cellules nerveuses et par chaque fibre de mon corps qui découvre dans ces rares moments de répit qu'il existe.
      Depuis l'enfance déjà – mon étrange enfance qui se consumait entre les cataclysmes presque physiques des découvertes et les orages des amours précoces dévastées par des jalousies féroces, mon enfance étrange et gloutonne, pressée de consumer en inclinaisons incomprises et en vertiges illusoires les réserves de la passion et de présence d'une vie entière – depuis l'enfance déjà la mer donnait une acuité extraordinaire à mes sens, m'offrait un sentiment presque hallucinant de vivre l'instant. Les mouvements des vagues, capables d'hypnotiser le regard, de le rendre élastique, portant plus loin ou plus près, de l'entraîner au large par leur reflux incessant, se brisant et éclatant devant vos yeux; les couleurs, non pas belles, mais perfides, lascivement étendues les unes au-dessus des autres en un perpétuel et incertain glissement; et surtout les odeurs, ces odeurs compliquées de pourrissement, ces odeurs où la décomposition animale et végétale se confondait dans un miasme universel de disparition qui, bien après avoir renoncé à la vie, ne renonçait pas encore à une lascivité repoussante et fascinante, ces odeurs qui suggéraient de façon si précise une mort attirante, une putréfaction sensuelle capable de bouleverser et de troubler le concept supérieur du néant par des frissons ardents, ravageant les assourdissantes coupoles de chair des palais enfouis en nous...
      Tous mes sens, mes yeux, mes oreilles, ma langue grisée par le sel omniprésent, ma peau, noircie par le soleil, éveillée par le vent, découvraient le temps avec précision, comme une pyramide infinie de secondes savamment édifiées les unes au-dessus des autres, et chaque seconde était un fruit rond que je choisissais avec soin pour ne pas démolir la pyramide, et j'en suçais toute la sève, savourant sa couleur, son arôme, sa forme, son goût, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus qu'une membrane transparente et fatiguée, un peu sale, un peu collante, que je rejetais dans le passé, et je choisissais une autre seconde.

(à suivre)

in Les Saisons, nouvelles traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu,  aux éditions Le Visage Vert 2013, pages 91/92/93

sur internet:
  1. un article sur La Pierre et le sel,
pierresel.typepad.fr/.../ana-blandiana-une-lumière-dans-les-ténèbres.html
  1. un poème, choix du Club des Poètes,
 www.poesie.net/blandia1.htm
 


vendredi 19 juin 2015

Piedad Bonnett: "le cœur comme un lièvre blessé"

Nocturne

photo prise à Sète par R. Fritel
Ma nuit est comme une vallée reluisante d'os. 
La peau, sable, silice. Les lèvres, crevassées.
          Une croix de cendre sur le ventre nu.

          Me voici parmi les mauvaises herbes, au milieu des chaumes,

          morte face au plafond de la chambre,

          avec la lune dansant dans la pupille
  
         et le cœur comme un lièvre blessé

         qui s'obstine à vivre. Peut-être qu'un jour

         un essaim d'abeilles construira sa ruche

        près de moi. Peut-être qu'un jour

        je serai réveillée par le bourdonnement de leur vol

        au-dessus de mes yeux, de ma gorge

        et que réverbérera le corps, lumineux

        comme une mer qui en chantant soulève ses vagues.

         in Le Manuel des miroirs, présenté et traduit par Jean Portante, aux éditions Caractères 2015,    
         en édition bilingue, dans Les Cahiers latins p.49

En juillet 2014, Piedad Bonnett était l'invitée du Festival Voix vives de méditerranée en méditerranée, à Sète, où j'ai eu le plaisir de l'entendre et d'échanger avec elle.
Bouleversée par cette voix ardente, venue de Colombie et encore inconnue en France, je brûlais de la faire connaître, grâce aux quelques poèmes traduits en français par Jean Portante à l'occasion du Festival, poèmes qu'elle avait bien voulu me confier en partant.
Celui qui précède y figurait, paru en 1998, dans un recueil intitulé Todos los amantes son guerreros, (Toutes les amantes sont des guerrières), un titre qui convient parfaitement à la personnalité de son auteur.

 Le Manuel des miroirs, paru le 10 juin dernier aux éditions Caractères, en version bilingue espagnol-français, dans une traduction de Jean Portante, vient fort heureusement combler un manque.

Poète, romancière et dramaturge, Piedad Bonnett est largement connue en Colombie et dans l'Amérique Latine ainsi qu'en Espagne, où elle a reçu le Prix Casa de América de Madrid de Poésie Américaine, pour son livre Explicaciones no pedidas, ( Explications non demandées), en 2011.

Elle naît en 1951, à Almafi, petite ville de Colombie, qu'elle quitte avec sa famille pour Bogota, à l'âge de 7ans. De ces années d'enfance, elle dira, à Sète, en 2014:

Les choses les plus importantes de ma vie se sont passées là-bas. J'y ai découvert les lucioles et les fontaines d'eaux chaudes. Je vivais dans un milieu très religieux, avec un Dieu qui châtiait et un père égal à Dieu. J'ai refusé très tôt toute forme d'autorité et également connu très tôt la maladie. J'étais une enfant hyper-sensible. Notre ville a subi des attaques violentes. C'est là qu'est née la poète que je suis.

Après des études de Philosophie et de Lettres, elle enseigne pendant 30 ans à l'Université des Andes et y anime un atelier d'écriture. Elle dit à ce propos, toujours à Sète:

Ce que j'ai fait de plus fort c'est de lire de la poésie à mes étudiants et de leur transmettre la capacité de souffrir, ce qui n'est pas un cadeau, ajoute-t-elle avec un sourire.
J'ai commencé à écrire en parlant du quotidien, de l'intime qui l'a toujours traversé. Je n'ai pas été impudique, il ne s'agit pas de se déshabiller devant le lecteur, mais cela à transformé mon expérience en expérience pour autrui.
Après la découverte de la maladie mentale de mon fils, j'ai commencé à m'interroger sur le sens de la vie et cette douleur m'a amenée aux "pourquoi", le pourquoi de la guerre, du hasard, du destin. Ma poésie en est devenue plus réflexible. Ce qui devrait exister, bien avant Dieu, c'est la justice. Le poète n'a que les mots, c'est un impotent.

        Processus digestif

        J'ai déjà mangé ma soupe de clous, mon pain de munitions,
        pain de ronces,
        j'ai déjà avalé ma ration de racines et de poisons
        et j'ai mâché tout ce que soigneusement tu as mis dans mon assiette.
        Regarde comme je suis sage. J'ai déjà tout mangé.
        Dans ma gorge le sang commence déjà à monter
        une bouillie de mots enflés.

        in Le Manuel des miroirs, éditions Caractères 2015, p.45

La Colombie a la réputation d'être un pays violent; il n'est pas surprenant que ce qui saute à la gorge à la lecture de femmes-écrivains colombiennes, telles Myriam Montoya ou Angela Garcia, c'est d'abord la révolte, qui les submerge quand elles prennent la plume.
Elles semblent parler au nom de soeurs encore sous le joug de pères, frères, ou maris. Les images, qui font la trame bouleversante de leurs livres, saisissent aux tripes.

        Liens de sang

        Ose
        saute dans le vide          regarde
        dans les yeux du frère et la sœur leur fiel docile
        écoute
        le fils dans son nuage de rancœurs
                                                                     le père
        et son silence comme pierre ardente
        et le reproche 
        du mari de l'épouse

        morsure raffinée de l'ennui et l'éternel
        balancement de la haine

        ah la famille

        sens
        comment son amour provoque ses dégâts
        comment elle mâche à sec tes tripes
        s'empoisonne
        avec le sang qui siffle en toi
        comme une rivière qui descend avec sa charge de pierres.

         ibid p.69

L'ironie puis la compassion lui viendront ensuite. Évoquant, à Sète, ses parents très âgés Piedad Bonnett confiera:

J'ai compris avec le temps que ce père autoritaire l'était parce qu'il avait très peur de ne pas faire un bon père et qu'il ne faisait que reproduire ce qu'il avait appris. La littérature m'a aidée à le comprendre et je lui ai pardonné.

        Les hommes tristes ne dansent pas en couple

        Les hommes tristes font fuir les oiseaux.
        Vers leurs fronts pensifs descendent
        les nuages
        et se brisent en fine pluie opaque.
        Les fleurs agonisent
        dans les jardins des hommes tristes.
        Leurs précipices attirent la mort.
        Par contre,
        les femmes qu'il y a dans une femme
        naissent en même temps toutes
        devant les yeux tristes des tristes.
        La femme-cruche ouvre de nouveau son ventre
        et lui offre son lait rédempteur.
        La femme-enfant baise avec ferveur
        ses mains paternelles de veuf désolé.
        Celle dont la marche est silencieuse dans la maison
        polit ses heures noires et rapièce
        les trous partout sur sa poitrine.
        Il y en a une autre qui prête ses deux mains au triste
        comme si c'étaient des ailes.
        Mais les hommes tristes sont sourds à leurs musiques.
        Il n'y a donc pas de femme plus seule,
        plus tristement seule,
        que celle qui veut aimer un homme triste.

       ibid p.53
 

 Ce qu'exprime Piedad Bonnett à travers ses poèmes va bien au delà d'une simple revendication féminine. À travers le miroir de l'écriture, elle pointe et dénonce l'injustice propre à toute condition humaine.

"C'est cela aussi la poésie, taire presque tout, dire le presque rien", écrit Jean Portante dans son introduction au Manuel des miroirs.
Ce livre s'ouvre sur un long poème, Paroles initiales, qui raconte magnifiquement cette naissance frémissante à l'écriture, dont voici des extraits, que je réservais pour conclure.

        2

        Là,
        dans ce monde qui ouvrait une crevasse dans la brume
        j'ai vu jaillir l'eau bouillante de la terre
        le pavot qui se refermait docile à mon toucher
        la luciole, métaphore du temps.

        Là, te trouvais-tu, tremblant, sans paroles encore.

        4

        Le cerf-volant frappait l'azur
        illuminant la pupille comme une étoile au nom
                    inconnu
        Dans mes mains la corde ouvrait des blessures.
        Mais le fondamental ne se produisait pas là :
        au-dessus la beauté déployait ses grâces si lointaines
        et il était question de s'abandonner et de voler.
        Je sentais le vertige de cette mer renversée, son
                     frisson.
        (Le vertige,
        qui est désir de tomber et frayeur
        de tomber)
        Cependant, la terre tirait déjà sur moi comme si j'étais
        sa plus précieuse possession.
        Je m'accrochais à elle, mais regardant vers le ciel.

        J'étais le vent,
        les nuages, les couleurs,
        la corde tendue, le gazon, la pupille.

        Qu'il était seul
        là-haut le cerf-volant

        5

        J'avais peur de ta peur
        et peur de ma peur.

        De ta punition justicière,
        du bras levé
        qui tentait d'arrêter mes pleurs.

        Comme j'ai ensuite craint la rage des faibles.

        Tu m'as offert un oiseau monstrueux
        avec des ailes sombres et un bec carnassier
 
        Le nourrir
        a été ma meilleure manière de t'aimer.

        L'oiseau surveillait ma cage comme un bourreau avide.

        Je pensais que le monde était une affaire d'hommes,
        pendant que mes seins
        poussaient en ouverte rébellion.

        6

        Mais moi j'étais le chat botté le vaillant petit tailleur
                     la fille numéro trois la donzelle qui dort j'étais
                     la flèche l'arc la porte le verre le passage
                     la lumière qui dans la pénombre
                     de la poussière faisait des étoiles
        Et de l'enfer on pouvait revenir avec les trois poils
                    du diable entre les doigts
        et les mots magiques
        et les mots magiques
        et les mots magiques que j'essaie encore.

        in Le Manuel des miroirs, éditions Caractères, 2015, p.11 à 17

À la suite d'un drame, qui a ébranlé sa vie – le suicide de son fils Daniel, 28ans, qui a choisi de sauter dans le vide, en mai 2011– Piedad Bonnett a écrit un très beau témoignage, dans un livre paru en espagnol à Madrid, en 2013, aux éditions Alfaguara, sous le titre Lo que no tiene nombre, (Ce qui n'a pas de nom).
Le bandeau de couverture de ce livre porte ces mots empruntés à Luis Garcia Montero, poète espagnol d'Andalousie: "La gran literatura convierte la historia personal en una experiencia humana colectiva," soit "La grande littérature convertit l'histoire personnelle en une expérience humaine collective".
On peut en dire autant de l'ensemble de la poésie de Piedad Bonnett.

Bibliographie consultée:

  • Le Manuel des Miroirs, éditions Caractères, 2015
  • Los privilegios del olvido, éditions Fondo de Cultura economica 2008
  • Lo que no tiene nombre, récit, éditions Alfaguara 2013 
sur internet:



       

       

         
 

 

 

 


 
 

 


 

 

 

 




Daniel Martinez, "La croisée des saisons"

Béatrice Marchal, poète et présidente du Cercle Aliénor, vous propose la recension qui suit du dernier livre de Daniel Martinez, La Croisée des saisons, aux éditions du Contentieux, 2013 .
Daniel Martinez est aussi le maître d'œuvre de la revue trimestrielle Diérèse, entièrement consacrée à la poésie.


Dans La Croisée des saisons, Daniel Martinez rejoint et prolonge l’interrogation proustienne,
            celle du « temps perdu […] sa hantise et son tremblement ; car le goût du bonheur ne suffit  
pas ». Comment donc « [s’]inscrire en faux contre l’oubli de l’être », l’usure inexorable du 
désir, sinon par l’écriture, puisqu’écrire, c’est «reconnaître son chemin, pour en redessiner le 
parcours à sa guise », ce qui équivaut à « aller vers son enfance, résolument ». Renouer avec
« l’autre que je fus » devient en effet la chance de percevoir le monde autour de soi « à juste
hauteur d’accomplissement », une fois « l’identité personnelle dissip[ée], le moi estomp[é] »,
une fois que le corps – et l’esprit ! – ne sont plus « empêtrés » de leurs pesanteurs,
d’aveuglements tissés par les logiques de tout crin. On retrouve alors « le feu simple des vies
simples arrachées au rien », rendues à « l’Immense ». L’innocence, avec laquelle
précisément, par son attention aux « basculements imprévus de la conscience, du passé au
présent, et vice-versa », tente de renouer le poète, c’est « de garder l’attrait ou la fraîcheur de
la première fois », c’est « d’en rester à cette impression première qui tout régit », et cela en
« s’en remett[ant] à l’élan vital, qui […] aimante à lui seul la plénitude du présent ». Une
conversion est toutefois nécessaire, celle de « l’œil [qui] se tourne en dedans » et restitue un
monde, qui pour être invisible n’en est pas moins réel ; conversion source de la joie, « une
façon d’approcher le sans-nom ». Car cette joie accompagne « l’irruption soudaine d’un
instant élu », qui est aussi « l’irruption obstinée de l’objet, dans ses méandres successifs, de
chair et d’encre à la fois, sous la vague conscience que nous pourrions en avoir, notre vécu ».
Voilà bien toute la puissance qu’aura, contrairement à la langue « choisie pour elle seule », la
« voix dans la voix », une fois trouvée et avec l’aide des images : « Où l’opaque espace des
mots se défait, la matière de nos vies, comme l’âge des neiges. Posée au bord de l’encrier :
gris-noir ».

          Dès lors, loin de ceux qui, dans un divertissement multiple et constant, s’ingénient à « tuer le
          temps », le poète peut dire : « j’en suis à goûter le temps échu », et son lecteur, quant à lui,
          goûter l’évocation des lieux évoqués, des splendeurs ensoleillées de Djerba aux charmes d’une
          pluvieuse montagne suisse. Telle est, proposée dans ces trois textes courts et denses, Noir et
          Sang, Le Point sensible, Le Point de chute, qui composent La Croisée des saisons, la réponse
          de Daniel Martinez à la question du sens et de la vie.

Béatrice Marchal





dimanche 14 juin 2015

Un poème par jour: Lydia Padellec



                Une abeille s'est introduite dans la machine à laver. La lavande de la
        lessive lui a fait tourner la tête. Ses ailes se sont coincées dans la dentelle du
        soutien-gorge. Depuis, elle danse le tango et ne connaît plus le signe de l'infini.
 
        in La Maison morcelée aux éditions Le bruit des autres 2011, p.21
 
Ce livre a reçu le Prix PoésYvelines 2013 des collégiens.
 
pour en savoir plus:

http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=poetheque/poetes_fiche.php&cle=967

Un poème par jour : Jean-Pierre Lemaire

 
         Matin



        Les maisons regardent le soleil levant

        mais ne bougent pas, attendant qu'il vienne.

        Un seul bateau blanc posé sur l'horizon

        avance vers lui, tiré par un fil.



Jean-Pierre Lemaire, in Place de la Sorbonne, Revue n°2, éditions du relief, mars 2012, p.82
 
pour en savoir plus:




samedi 13 juin 2015

Un poème par jour : Cécile Oumhani




        Ton corps au miroir du jour

         Rêve doucement des vies de plantes



         Pâle chrysalide

         Tu traverses les heures

         Porté par de clairs lits d’eau



         Le passé est un songe

        Un songe endormi



        Et ce pas toujours posé plus loin

        Entre toi et le monde



        Ton corps s’attarde

        Courbe du fleuve

        Vers des sols perdus

        Tu gardes en toi

        Ce choc muet

        De mots enfouis



        Chercher

        Un écho revenu dire

        La profondeur


        In Temps solaire © Voix d’encre 2009

pour en savoir plus:
 

vendredi 12 juin 2015

Un poème par jour: Michel Dugué

       
        Ainsi consentons-nous à la parole du vent; à cette
        lumière fragile que hisse notre langage. Et qui s'in-
        quiète de tant de vide comme le soleil surpris de
        n'éclairer qu'un gouffre. O terres que ne venez-vous
        pas, et l'océan avec vous? Nous savons que ces eaux-
        là se fomentent sur le sable, que même l'absence est
        créatrice. Et les herbes. Notre silence.

        Par ces mots de lisière se gagne la présence. La source
        fraîche dans les mûriers après le dernier campement.

        in Le salut à l'hôte, éditions Folle Avoine 1989

 pour en savoir plus:

jeudi 11 juin 2015

Un poème par jour: Françoise Ascal



        Légèreté légèreté

        Je chanterai pour toi un toi un air soufi jamais entendu

        J'inventerai dans ma gorge une coulée de miel né des roseaux

        un souffle sûr

        porteur de messages clairs

        un souffle vaste autant que ferme

        sur lequel nous embarquerons

        et tu m'enseigneras l'art et le savoir-ailé

        Le pur-ici sans poids

        la transparence cachée sous tes paupières

        au centre de ton iris

        de mésange de rouge-gorge de libellule de grenouille de

        lézard couleuvre vairon cétoine abeille grillon vanesse chat

        lapin chien folâtre

        de ton iris de nouveau-né

        un instant surpris

        dans l'enchantement dérobé

        du monde.

        ( extrait)
       
        in Issues, éditions Apogée 2006, p.74

pour en savoir plus:

http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=poetheque/poetes_fiche.php&cle=675

 





 
 
 
 

 

mercredi 10 juin 2015

Un poème par jour: Paul Farellier


        Mais l'après-dinée, tout simplement: l'heure où tu
        descends les degrés silencieux de ma prévenance. Le
        ciel de l'été longuement persiste, vidé de son astre. J'y
        perds le fil d'un martinet, solde ces couleurs qui me re-
        viennent défaillantes et blondies. Tu m'envahis d'ombre
        et de mémoire. Tous les sentiers me montent à la tête. 
 
       in L'entretien devant la nuit, Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans
       Épaules éditions, 2014, p.108

Paul Farellier est le lauréat 2015 du Grand Prix de Poésie de la SGDL pour l'ensemble de son œuvre avec ce livre.
 
en savoir plus:

mardi 9 juin 2015

Un poème par jour : Marie-Claire Bancquart



        Être traversé
        par ce qu'il y a de plus mûr dans le monde: fruit, poème

        ou seulement
        faire la monnaie de ce rêve.

        On suit du doigt le contour d'une goutte d'alcool sur la table

        au dehors
        la route gèle.

        Une saveur chaude et passagère
        emplit notre bouche, se transfère à tout notre corps.

        in Violente vie, Le Castor Astral 2012, p.107

        pour en savoir plus:



 








 



 





lundi 8 juin 2015

Un poème par jour: Luis Mizon

Pour fêter le Marché de la Poésie, qui se tiendra, Place Saint Sulpice, à Paris du mercredi 10 au dimanche 14 juin, le Temps bleu vous propose, durant cette semaine, un poème par jour.

        Toi
        le passant curieux
        sans travail depuis un siècle
        je t'invite un instant
        à goûter le thé démodé de mes paroles
        viens t'asseoir sur le sofa bleu
        dans mon salon de velours
        caresse le poème
        comme un chat sur tes genoux
        nous sommes au milieu de l'éclaircie
        dans les combles sauvages du soleil
        je veux te lire les pages d'un livre
        où la beauté se cache
        comme le bandit dans une église

        in Chants à la nourrice folle, éditions Al Manar, Alain Gorius, 2013, p.6

Si par hasard, dans les allées, vous croisez un bel homme à la chevelure argentée, aux yeux bleus et au large sourire, ce sera peut-être Luis Mizon.

Pour en savoir plus:
http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=poetheque/poetes_fiche.php&cle=139

mercredi 3 juin 2015

Hamid Tibouchi, "un lointain intérieur"

        Et si les mots n'étaient plus que des taches         et si les lignes
        devenaient des sentiers        les pages des paysages        les chapitres
        des géants de pierre de l'île du Silence        et les livres des grands
        oiseaux sauvages annonçant la venue du printemps

        in Nervures, avec des encres de l'auteur, Éditions Autre Temps 2004, p.12

Hamid Tibouchi est né en 1951 en Algérie, à Tibane en Kabylie, au centre d'une magnifique région montagneuse, qui a fortement marqué son enfance. Très tôt ce contact avec la nature, les gens et les artisans de son village éveille chez lui un désir de créer à partir de tout ce qui lui tombe sous la main.

        "Je peins et je dessine (je dé-signe?) depuis ma tendre enfance. Sur les murs, dans la   terre,
         sur  le sol en pisé de la maison natale, sur sable, dans la neige et même dans l'eau. Mais je
         n'invente rien, je ne fais qu'imiter l'oiseau qui sautille dans la neige, le reptile qui serpente sur
         le sable, le vent qui ride la surface d e l'eau, la plante qui prend la pose, l'arbre qui fait des
         signes, Dahviya la potière qui décore une cruche. j'utilise encore souvent certains des 
         outils qu'enfant l'urgence me faisait prendre: un bâton de craie, un bout de bois, un caillou 
         pointu, un vieux couteau, un stylo à bille qui n'écrit plus mais peut servir encore à tracer, etc...
        Et, quand je n'ai rien d'autre à portée de main, mes doigts à la rescousse..." 
 
        in Portées, en partie inédit
 
Vers l'âge de dix ans, interne dans une école, il commence à peindre grâce à la boite de gouache offerte par son frère aîné. Un peu plus tard, il lit beaucoup et découvre la poésie avec son professeur de français. Ses premiers textes paraissent dans les années 70, en Algérie et en France, dans des revues. Interrogé sur son éveil artistique par le quotidien algérien, Le jeune Indépendant, en avril 2006, il répond ceci:

      "La poésie, c'est la beauté vraie des visages ridés des femmes de mon enfance: ça ne triche pas,   
       cela nous est donné dans sa vérité la plus poignante, qu'il suffit de transcrire de même avec des 
       mots simples. Mes poèmes sont souvent courts et en liaison directe avec la vie quotidienne. 
      J'aime les choses simples."

        résonances
       
        le mot simple
        pierre lancée dans l'eau limpide
        toutes ces rides
        en cercles concentriques

        in Riens, inédit

Quoi de plus simple que le rien?

        Trois fois rien
        c'est ce que je vous offre
        je dis bien trois fois rien
        Et non pas rien

        in Nervures Éditions Autre Temps 2000, avec des encres de l'auteur, p.31


 "Le simple est inépuisable" confirme Christian Bobin dans L'homme-Joie, rejoignant par là les convictions profondes de Hamid Tibouchi.

        immobilité houleuse

        on est assis immobile
                    le regard fixe
        ce n'est pas pour autant que
                    rien ne se passe

        la tête cette calebasse calme en apparence
                    la tempête la soulève
        le cœur ce frêle esquif
                    les courants le chavirent

         in Riens, inédit

         la pomme résiduelle

        il a bien travaillé le pommier
        – toutes ces compotes
        qui ont embaumé la maison
        et ces gâteaux aux pommes partagés –

        de cette abondance nulle trace
        sous le soleil d'hiver
        hormis l'unique pomme rouge
        solidement accrochée à une branche

        in Riens, inédit

En juillet 2014, Hamid Tibouchi est l'invité, à Sète, du festival  de poésie Voies Vives de méditerranée en méditerranée.
Lors d'une lecture musicale, à laquelle j'assiste, une jeune femme turque, Canan Domurcakli, chante en s'accompagnant au saz, – une sorte d'oud. Bouleversé par cette voix et cette musique traditionnelle, Hamid Tibouchi change totalement de programme et se met à lire des extraits d'un recueil épuisé, Parésie, paru à Paris en 1982, aux éditions de l'Orycte.

Le mot Parésie, précise l'auteur,  signifie d'après le Littré: "paralysie légère avec privation du mouvement, mais non du sentiment". Ce titre, à lui seul, sous-entend blessure, oppression et révolte muselée. Le poème est daté de 1974.

        Terre rêvée

        viendras-tu
        terre exempte d'angoisse
        vallée où l'on peut être homme sans frémir
        oasis de soleil
        avec de l'eau beaucoup d'eau
        avec de l'air beaucoup d'air
        et
        la
        vérité
        éclatera
        comme une pastèque bien mûre
        nous la boirons
        nous n'aurons plus soif
        de rien
        nous danserons sur nos vieux cauchemars
        et nous ferons l'amour
        en plein air
        sans fausse honte

       (21.3.74)

       in Pensées, neige et mimosas, Éditions La Tarente 1994

Puis il lit un long poème dédié à son ami journaliste, Tahar Djaout, assassiné en mai 1993, dont voici un extrait:

        Des mots
        En cascade

        Longuement
        Tu les as sucés
        Tu les as aimés
        Tu les as crachés

        Les mots
               Penses-tu
                          Ça n'a jamais
       Tué
               Personne

        Alors tu t'amuses
        À les rouler
        Dans ta bouche
        À les faire voler
        Au vent
        À les faire glisser
        Sur l'eau
        À les confier à l'écho
        Qui les répercute
        D'un versant à l'autre
        De la vallée

        Le mot Oiseau
        Le mot Rivière
        Le mot Désert
        Le mot Genêt
        Le mot Migrateur
        Le mot Canicule

        Le mot Silex
        Le mot Cataclysme
        Le mot Espoir
        Le mot Résurrection
        Le mot Vérité

        Tu les as fait sonner
        Dans ta tête
        Tu les as chuchotés
        À ta lune
        Tu les as couchés
        Sur le papier d'emballage
        Taché de jus
        De nèfles et d'abricots
        Tu les as imprimés
        À l'encre rouge

        Bonheur
        Extase
        Orgasme
        Plénitude

        Tu crois comme ça
        Que les mots sont
        Inoffensifs
        Qu'on peut les dire
        Et les redire
        Et se guérir
        Et guérir même
        Ceux que l'on aime

                  Avec
                       Des
                              Mots

        Mais qui a dit
        Que les mots
        N'ont jamais tué
        Personne

        (extrait) Pensées, neige et mimosas, éditions La Tarente 1994


Je suis frappée par le contraste entre la révolte qu'expriment ces poèmes et la douceur qui émane du visage de l'auteur. Je réalise qu'il est né "juste avant la tourmente, et qu'il a grandi sur fond de bruit et de fureur pendant les "évènements" de l'époque, comme l'écrit la journaliste Rosa Mansouri dans le journal, Le Jeune indépendant, en 2006.
Par ailleurs, il s'est écoulé presque 20 ans entre les deux textes cités, années durant lesquelles violences et chaos n'ont cessé de ravager son pays, le touchant de très près.  En 1973, c'est son ami poète Jean Sénac, qui est assassiné; en 1993, ce sont deux autres de ses amis poètes, Tahar  Djaout et Youcef Sebti, qui le sont à leur tour, à quelques mois d'écart.

Déjà, "la situation est telle qu'il est difficile pour un peintre de montrer son travail; en 1981 j'ai dû quitter l'Algérie au bord de l'asphyxie, avec un besoin urgent de respirer un autre air", confie Hamid Tibouchi dans un autre entretien. Rupture et déchirement, même si raison oblige.

"La mémoire (des blessures anciennes) – comment la contenir – parfois déborde, réclamant la parole pour la paix" lit-on dans l'un de ses inédits.

          quand la porte se souvient
          quand la table se souvient
          quand la chaise l'armoire le buffet
                                    la fenêtre se souviennent
          quand ils se souviennent intensément
          de leurs racines
          de leurs sèves
          de leurs feuilles
          de leurs branches
          de tout ce qui les habitait
          des nids et des chansons
          des écureuils et des singes
          de la neige et du vent
           – un frisson traverse la maison
          qui redevient forêt

          alors seulement j'entends couler la source
          un feu brûle autour de moi
          pour réchauffer ma nuit glacée
          de voyageur égaré

                        (14.12.70)

          in Un arbre seul, La Tarante, 2009, avec des dessins de l'auteur, p.9



         je sais qu'il fait un temps
         à ne pas mettre ses longs cheveux dehors
         mais que voulez-vous je ne peux rien
         pour le platane et le palmier

         je sais que sous l'écorce
         ils ont la sève froide et lente
         comme quelqu'un qui va mourir
         mais je n'y peux rien je vous le dis

         je ne peux rien
         contre le ciel et le pavé de boue glacée
         contre la mer vaste feuille d'ortie
         contre le vent qui malmène
         les arbres engourdis

         moi-même je sens que je meurs
         encore un peu
        
                         (16.1.71)

         in Un arbre seul, La Tarente 2009, avec des dessins de l'auteur p.9

 "Loin de me sentir déraciné, j'ai réalisé que c'est en prenant ses distances par rapport à ses
  racines qu'on y voit plus clair, qu'on s'enracine plus solidement dans sa propre culture et qu'on
  peut, par là-même, prétendre à l'universel" concède le poète dans le même entretien accordé,
  en 2006, au journal algérien, Le Jeune Indépendant. Il a choisi depuis longtemps l'essentiel.

          en ce temps-là les gens vaquaient à leurs
          occupations – laissez-moi rire
          alors que tu tâchais de traduire l'
          indicible    d'atteindre l'
          inaccessible

           in Nuits Fumeuses, aux Éditions du Chameau, Pentimento 1, 2013, peinture de Darius.



               Série Traité de Navigation (23), pigments, encres et papiers collés, 25x18,5 cm, 2009
                 in Hamid Tibouchi, l'infini palimpseste de Pierre-Yves Soucy, éditions La Lettre volée
               2010, p.58

 Hamid Tibouchi a réalisé son rêve, il est peintre et poète à la fois. Il allie mémoire, sensibilité et intuition, en lien avec sa terre d'origine. Il reste ouvert à toutes les cultures et s'est inventé une écriture.
En poésie, il use d'un langage simple mais profond. En peinture, il lui suffit d'un pinceau, trempé dans l'encre de Chine, pour donner à n'importe quel support, pauvre de préférence, rythme, souffle et présence. Sa règle de vie, la voici, rédigée à la dernière page de son recueil Nervures:

       "Nulla dies sine linea. Pas un jour sans une ligne. chaque jour, j'écris comme on jardine, 
        comme on plante des pousses en rangs serrés. Comme on tisse une toile, une tapisserie à la fois 
        régulière et pleine de défauts. Comme on tricote, maladroitement de préférence, une maille à 
        l'envers, une maille à l'endroit. Maille à partir avec la parole, avec le langage conventionnel, 
        tout ce fatras codé à l'origine de tant de malentendus et de discordes. Sans sou ni maille, faire 
        quand même, avec juste un pinceau chinois trempé dans un peu d'encre de Chine, mes lignes 
        d'écritures quotidiennes, gratuites, n'ayant aucune signification particulière et en même temps 
        tous les sens possibles, avec plaisir, jouissance même".
       

       Le silence    des mots blancs
       sur une page blanche
       on ne peut les voir ni les entendre
       mais quel vacarme à l'intérieur

       in Nervures Édition Autres Temps 2004, p.48

       Que de mots inutiles en vérité
       il y a les mots qu'on a pas osé dire
       ni même écrire    et qui auraient pu être
       source de fécondité

       ibid p.56

Cette voix en filigrane, cette mansuétude qui filtre entre les lignes demeurent ferments de réconciliation et, comme l'amitié que rien ne trouble, elles sont avec cette touche d'humour:

      Instant suspendu au fil à linge
      où l'oiseau vient se poser
      une fiente blanche en guise de virgule
      et le temps reprend son vol de sittelle

      ibid p.55

Bibliographie consultée

  • Nervures Éditions Autres Temps, avec des encres de l'auteur, 2004
  • Par chemins fertiles, propos sur la peinture et sa périphérie, de Hamid Tibouchi, Éditions Le Moulin du Roc, Niort, 2008
  • Un arbre seul, Éditions La Tarente, avec des craies grasses de l'auteur, 2009
  • Hamid Tibouchi, L'Infini palimpseste, par Pierre-Yves Soucy, Éditions La Lettre volée 2010
  • Nuits fumeuses (avec le peintre Darius) Éditions du Chameau 2013
Les poèmes confiés par l'auteur, inédits ou provenant de recueils épuisés :
  • Parésie, Éditions de L'Orycte 1982
  • Pensées, neige et mimosas, Éditions La Tarente 1994
  • Riens, inédits
Sur internet

-Hamid Tibouchi sur le site du Printemps des poètes
-Hamid Tibouchi, un article détaillé sur Wikipédia