Port des Barques

Port des Barques

vendredi 25 novembre 2016

Jean-Pierre Lemaire des traces blanches sur la route



         HIVER

         Les oiseaux tiennent le ciel par les coins
         derrière l'angle des fenêtres
         comme une nappe un peu tachée, à la couleur indéfinie
         qu'ils secoueraient avec leur bec d'un balcon supérieur
         pour en faire tomber les miettes de pluie
         mêlées à celles, invisibles
         noires, de leurs propres notes

         in Le pays derrière les larmes, Poèmes choisis, Le sel sur la langue, Poésie /Gallimard 2016,
         p.121

Ici, Jean-Pierre Lemaire décrit le monde avec des mots d'enfant émerveillé, des mots qui se font magiques sous sa plume. Profondeur, sensibilité et recueillement vont de pair dans sa poésie. Elle prendra également, de plus en plus souvent, des accents mystiques :

         C'EST TON ROI QUI T'ÉVEILLE

         Les souvenirs dont j'allais m'habiller
         attendent sur la chaise, à quelque distance
         Les tulipes visibles à travers le mur
         la forêt plus petite autour de la maison
         respectent ta Présence qui n'est pas du monde
         et maintient écartés comme deux murs d'eau
         les soucis de la veille et du lendemain
         Tu me parles avant la couleur du ciel
         l'odeur du printemps, ma propre conscience
         toutes mes connaissances de plus fraîche date
         tel un ancien ami – par ton seul silence

         ibid L'habit de noces, p.182



Il naît en 1948, à Sallanches, en Haute-Savoie, où il a des racines maternelles. Il fait son service militaire dans la marine et commence à publier de la poésie dans les années 80, avec le soutien de Jean Grosjean et Philippe Jaccottet. Il reçoit en 1999 le Grand Prix de poésie de l'Académie française.
Il vit aujourd'hui en bordure de la forêt de Fontainebleau, cette ancienne mer, dont certains poèmes gardent trace :

          La mer est venue autrefois jusqu'ici.
          Les éléphants de grès dans la forêt
          se souviennent d'elle, et la maison épaisse
          en garde le dépôt. Marin, tu apprenais
          difficilement le peu que tu sais.
          La nuit, quand tu dors dans la chambre du haut
          l'âme descend, traîne en bas comme une ancre
          autour de l'armoire aux tempêtes : c'est là
          qu'on a rangé ta casquette et ta veste
          avec le galon d'or qui noircit lentement.
          Tu retrouves alors cette profondeur
          de l'homme auquel on a beaucoup pardonné.
          Comment la conserver sous tes pieds le jour
          ne pas la perdre en descendant l'escalier ?
          Tu aurais enfin des oreilles pour entendre
          dociles aux leçons de la terre épuisée
          qui a déjà tout dit, tout répété
          et dont tu redoubles la classe en automne.

          ibid Le défaut de l'été p.221
    

         L'ÉVEIL DOUBLE

         L'âme au plafond y nage avec une autre
         qu'elle craint de froisser dans un faux mouvement
         Au  lieu d'explorer librement l'espace
         de faire craquer le cube de la chambre
         vers le ciel rond, les sapins invisibles
         elle doit partager précautionneusement
         la fin de la nuit avec un autre souffle
         deux yeux ouverts aussi dans le noir
         et ce doux bruit de laine qui rampe
         entre les hauts montants de son lit
         avant de pousser un petit cri humain

         ibid Album, p.161

Le Pays derrière les larmes, paru en février 2016 chez Poésie/ Gallimard, nous offre un vaste ensemble de son œuvre. Il s'ouvre sur quatre poèmes dédiés à ses sœurs et à leur enfance commune :

        
         PRÉLUDE

         Dans notre ancien jardin
         les enfants étaient grands
         Ils voyaient déjà des choses
         aux confins du feuillage
         qu'ils pensaient plus tard atteindre
         dans un seul élan
         et qui restent leur secret
         car l'ultime distance
         nous ne l'avons jamais franchie
         C'est nous aujourd'hui
         au souvenir des arbres
         qui sommes devenus petits

         ibid Scènes d'enfants, p.43

Ils se révèleront initiatiques, à la manière des contes.

         LE VENT DU SOIR

         Des génies habitaient à l'intérieur des arbres
         et sortaient le soir, quand il faisait grand vent
         par un trou noir dans un nœud du tronc
         où l'on ne pouvait passer que deux doigts
         Le jardin entier devenait leur domaine
         il n'était plus question d'aller dehors
         et nous suivions derrière la vitre, anxieusement
         les ravages de leur sarabande impalpable
         Le matin, le jardin était presque intact
         Il fallait se dépêcher, avec des brindilles
         et des bouts d'écorce tombés
         d'aller boucher le trou mystérieux
         Puis on touchait le tronc, à demi rassuré
         et l'on pouvait enfin jouer tranquillement

         ibid p.44

Je rapproche volontairement ce texte ancien du suivant, écrit à des années de distance. L'arbre stérile y fait une rencontre décisive, qui bouleverse sa vie et portera du fruit.

          LE FIGUIER STÉRILE

          Toi qui n'as jamais donné que des feuilles
          (et ce n'est même pas la saison des figues),
          voici que tu entends des pas s'approcher
          après ceux de tous les enfants déçus.
          N'est-ce-pas la visite que tu redoutais ?
          Il aura faim, sans doute, allongera la main
          et ne trouvera rien.
          Laisse-le faire, te maudire.
          Lui- même bientôt pendra comme un fruit
          à l'arbre sec, sur la colline hors de la ville.
          Attends quelques jours. Le nouveau prodige
          Qui aura lieu loin des regards,
          tu l'apprendras par tes racines.

          ibid Le Printemps des Hommes, p.346

Voici, selon moi, réunis les tenant et aboutissant d'une quête spirituelle, qui continue de transfigurer l'écriture du poète.

           ZACHÉE

           Tu n'as même pas frappé à la porte
           ( dans l'arbre, d'ailleurs, il n'y a pas de porte
           ou il y en a mille, et autant de fenêtres ).

           Tu as levé les yeux seulement, tu as dit :
           "Descends vite." Alors j'ai ouvert la maison
           et les gens affluent autour de la table.

           Les uns sont contents, les autres récriminent
           mais moi, je suis bien, mon cœur a changé
           et toi, tu souris parmi les convives.

           ibid Le Printemps des Hommes, p.348

C'est par Poezibao, à l'occasion de textes proposés par Marie-Claire Bancquart, que je découvre Jean-Pierre Lemaire, fin 2010.  La Dogana, réédite son tout premier recueil, Les marges du jour, en avril 2011 avec une belle post-face de Philippe Jaccottet, qui dit:

             J'entends là une voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu'elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. Avec une modestie de ton, une justesse, mais aussi une tendresse (sans ombre de sentimentalité ni de mièvrerie) que je n'avais plus entendues dans la poésie française depuis Supervielle, qui eût aimé infiniment ce livre."

          Les oiseaux décousent la nuit fil à fil
          Nous restons seuls dans l'ombre
          regardant les feuilles devenir vertes
          le lilas mauve, les toits rouges
          avec l'espoir secret de nous défaire au jour
          car l'un des fils, le plus ténu
          tient encore à notre cœur

          in Les Marges du jour, Les pas phosphorescents, La Dogana 2011, p.118

Parfois le ton se fait si proche de l'aveu ou du cri, qu'on pourrait l'avoir écrit. Ce recueil reste sans contexte et de loin mon préféré :
 
          Je suis
          ce cri d'enfant
          d'oiseau
          Ce nuage
          accroché dans les branches
          Je sors pour étendre
          le linge de la nuit
          d'une étoile à l'autre
          et j'oublie mes bras
          sur le plus haut fil

          ibid, Orphée posthume, p.48

          Derrière la brume
          fine de la page
          l'envers muet du monde
          le fantôme des vies
          passées sous silence

          Tu ne peux plus traverser
          l'infime frontière
          Tu écris seulement
          pour en suivre l'ombre
          et les révéler de ce coté-ci
          comme des perce-neige

          ibid À bouche close, p.25

À l'heure où s'installe l'hiver et sa grisaille, il est temps de guetter les perce-neige à venir.

Une toute dernière publication de l'auteur, L'armoire aux tempêtes, est parue chez Le Bateau Fantôme, en août 2016. Il s'agit d'une relecture de vie, écrite comme un dialogue entre un homme et le lieutenant qu'il fut autrefois, et suivie d'une post-face de Jean-Marc Sourdillon. Un étrange et troublant échange autour de ce qui aurait pu être un désastre.

Bibliographie:
  • Les marges du jour, La Dogana, 2011
  • Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016
  • L'armoire aux tempêtes, Le Bateau fantôme, 2016
Sur internet:

  

vendredi 18 novembre 2016

Guiseppe Ungaretti j'écoute une colombe venue d'autres déluges



         PAREIL À SOI


         Va le navire solitaire
         Dans le calme de la soirée.

         Quelque lumière des maisons
         Au loin paraît.

         Dans l'extrême de la nuit
         La mer en fumée coule à fond.

         Reste tout seul, pareil à soi,
         Un bouillonnement qui se perd...

         Se renouvelle...
                                                     1925

         in Vie d'un homme (Poésie-1914-1970), Sentiment du temps, La fin de chronos, Poésie/Éditions
         de Minuit-Gallimard 2005, p.147, traduction Jean Lescure.

Par pettes touches, avec délicatesse et intensité, Guiseppe Ungaretti traduit sa présence sensible et attentive au monde.

        SEREIN

        L'été a tout brûlé.

        Mais que revienne un doigt d'ombre,
        Le coquelicot retrouve son sang,
        Et la voix qui s'égrène de la lune
        Propage les roseaux.

        Meurent la peur et la pitié.
                                                     1927

        ibid Songes et accords, p.162, traduction Jean Lescure


Guiseppe Ungaretti naît en Égypte, à Alexandrie, en 1888 et découvre le désert, lieu par excellence de l'absolu et de la contemplation, qui le marque à jamais.
Son père travaille à la construction de Canal de Suez. Il meurt d'un accident du travail et sa mère doit ouvrir une boulangerie pour survivre.
Il étudie par la suite deux ans à Paris, puis regagne l'Italie en 1914 pour s'engager comme volontaire dans l'armée et fait l'expérience de l'horreur de la guerre avec ses compagnons d'arme.

         VEILLÉE

         Une nuit entière
         jeté à coté
         d'un camarade
         massacré
         sa bouche
         grinçante
         tournée à la pleine lune
         ses mains congestionnées
         entrées
         dans mon silence
         j'ai écrit
        des lettres pleines d'amour

         Je n'ai jamais été
         plus
         attaché à la vie

                                  Cima Quattro, 23 décembre 1915

        ibid L'allégresse (1914-1919), p.38, traduction Jean Lescure


En 1919, il publie en italien Alégria di naufragi, son second recueil, où figure le long poème qui suit :
       
          LES FLEUVES

          Je m'appuie à un arbre mutilé
          abandonné dans cette combe
          qui a la langueur
          d'un cirque
          avant ou après le spectacle
          et je regarde
          le passage paisible
          des nuages sur la lune

         Ce matin je me suis étendu
         dans l'urne de l'eau
         et comme une relique
         j'ai reposé

         L'Isonzo en coulant
         me polissait
         comme un de ses galets

         J'ai ramassé
         mes os
         et m'en suis allé
         comme un acrobate
         sur l'eau

         Je me suis accroupi
         près de mes habits
         sales de guerre
         et comme un bédouin
         je me suis prosterné pour recevoir
         le soleil

         Voici L'Isonzo
         et mieux ici
         je me suis reconnu
         fibre docile
         de l'univers

         Mon supplice
         c'est quand
         je ne me crois pas
         en harmonie

         Mais ces occultes
         mains
         qui me pétrissent
         m'offrent
         la rare
         félicité

         J'ai repassé
         les époques
         de ma vie

         Voici
         mes fleuves

         Celui-ci est le Serchio
         c'est à lui qu'ont puisé
         deux mille années peut-être
         de mon peuple campagnard
         et mon père et ma mère

         Celui-ci c'est le Nil
         qui m'a vu
         naître et grandir
         et brûler d'ingénuité
         dans l'étendue de ses plaines

         Celle-là est la Seine
         dans ses eaux troubles
         s'est refait mon mélange
         et je me suis connu

         Ceux-là sont mes fleuves
         comptés dans l'Isonzo

         Et c'est là ma nostalgie
         qui dans chaque être
         m'apparaît
         à cette heure qu'il fait nuit
         que ma vie me paraît
         une corolle
         de ténèbres

                                                  Cotici, 16 août 1916

         ibid p.p. 58/59/60, Le port enseveli, traduction Jean Lescure

Ce n'est point là le langage d'un homme brisé par la guerre mais celui d'un être qui se nourrit à la source auprès de trois fleuves, auxquels il n'a cessé de s'abreuver et dont les eaux mêlées irriguent sa pensée. L'essentiel demeure: s'inscrire dans l'histoire en écrivant et témoignant de l'élan généreux de la vie. Évoquant cette expérience dans une note qui accompagne ce recueil, il écrit :

         "Il est devenu un homme mûr au milieu d'évènements extraordinaires auxquels il n'est jamais resté étranger. Sans jamais nier la nécessaire universalité de la poésie, il a toujours pensé que l'univers, pour être imaginable, doit s'accorder à la voix singulière du poète à travers un sentiment actif de l'histoire"

Vous aurez remarqué au passage la grande modernité de son écriture, brève, percutante et imagée à la fois, et sa disposition, comme étirée dans la verticale de la page.

          SONGES ET ACCORDS


                      Écho

         Pieds nus passant les sables de la lune
         Aurore, amour enjoué, tu peuples
         D'un écho l'univers exilé, et tu laisses
         Dans la chair des journées, sillage
         Pour toujours, une plaie voilée.

                                                  1927

         ibid Sentiments du temps 1919-1935, traduction Jean Lescure, p.149

                       SOIR

          Aux pieds des pas du soir
          Coule une eau claire
          Couleur d'olive,

          Jusqu'au feu bref et sans mémoire.

          À cette heure dans la fumée j'entends rainettes et grillons,
          Où tremblent tendres les herbes.

                                                   1929

          ibid Songes et accords traduction Jean Lescure, p.163

Toujours attentif à l'instant, aux êtres, aux humbles choses, au moindre son, au rien, il nous livre plus tard ce secret de poète vieillissant :

            SECRET DU POÈTE

           Je n'ai pour amie que la nuit.

           Avec elle, toujours je pourrai parcourir
           De moment en moment des heures, non pas vides,
           Mais un temps que je mesure avec mon cœur
           Comme il me plaît, sans jamais m'en distraire.

           Ainsi lorsque je sens,
           Encore s'arrachant à l'ombre,
           L'espérance immuable
           À nouveau débusquer en moi le feu
           Et le rendre en silence
           À tes gestes de terre
           Aimés au point de paraître, lumière,
           Immortels.

           ibid La Terre promise , fragments 1935-1953, traduction Philippe Jaccottet, p.254

Que Philippe Jaccottet soit son traducteur est un atout supplémentaire, je vous conseille vivement les deux articles parus à ce sujet sur Poezibao, dont vous trouverez plus bas le lien, ainsi que celui de Jacques Décréau, écrit pour La Pierre et le sel, en novembre 2012, et tant pis s'il m'est arrivé d'avoir par deux fois, sans le vouloir, choisi les mêmes textes. On ne lésine pas sur les joyaux de la poésie !

Entre 1952-1960,  se trouvent réunis sous le titre, Le carnet du vieillard, de petits textes brefs, dont ce dernier à l'image sereine du poète, qui clôturera parfaitement cette présentation :

           27

           L'amour n'est plus cette tempête
           Dans l'éblouissement nocturne
           Qui m'enchaînait naguère encore
           entre insomnie et délire.

           Il est l'éclair de ce phare
           Vers quoi le vieux capitaine
           avance, calmement.

           in Ultimes chœurs pour la terre promise, p.p.288/289, traduction Philippe Jaccottet

Bibliographie:
  • Guiseppe Ungaretti, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, préface de Philippe Jaccottet, Poésie/ Éditions de Minuit-Gallimard 2005
sur internet :


         
         
 


        

vendredi 11 novembre 2016

Sur les pas de Musset, George Sand et d'autres... à Venise

            

            Dans Venise la rouge,
            Pas un bateau qui bouge,
            Pas un pêcheur dans l'eau,
            Pas un falot.

            Seul, assis à la grève,
            Le grand lion soulève,
            Sur l'horizon serein,
            Son pied d'airain.

            Autour de lui, par groupes,
            Navires et chaloupes,
            Pareils à des hérons
            Couchés en ronds

            Dorment sur l'eau qui fume,
            et croisent dans la brume,
            en légers tourbillons,
            leurs pavillons.

            La lune qui s'efface
            Couvre son front qui passe
            D'un nuage étoilé
            Demi- voilé.

            Ainsi, la dame abbesse
            De Sainte-Croix rabaisse
            Sa cape aux larges plis
            Sur son surplis.

            Et les palais antiques,
            Et les graves portiques,
            Et les blancs escaliers
            Des chevaliers,

            Et les ponts et les rues,
            Et les mornes statues
            Et le golfe mouvant
            Qui tremble au vent,

            Tout se tait, fors les gardes
            Aux longues hallebardes,
            Qui veillent aux créneaux
            Des arsenaux.

            – Ah! maintenant plus d'une
            Attend au clair de lune,
            Quelque jeune muguet,
            L'oreille au guet.

            Pour le bal qu'on prépare
            Plus d'une qui se pare,
            Met devant son miroir
            Le masque noir.

            Sur sa couche embaumée
            La Vanina pâmée
            Presse encor son amant
            En s'endormant.
 
            Et Narcissa, la folle,
            Au fond de sa gondole,
            S'oublie en un festin
            Jusqu'au matin

            Et qui, dans l'Italie
            N'a son grain de folie?
            Qui ne garde aux amours
            Ses plus beaux jours?

            Laissons la vieille horloge
            Au palais du vieux doge,
            Lui compter de ses nuits
            Les longs ennuis.

            Comptons plutôt, ma belle,
            Sur ta bouche rebelle
            Tant de baisers donnés...
            Ou pardonnés.

            Comptons plutôt tes charmes,
            Comptons les douces larmes,
            Qu'à nos yeux a coûté
            La volupté !

            Alfred de Musset, in Premières poésies, 1828




Coucher de soleil sur La Salute, novembre 2016

 

                   Le soleil était descendu derrière les Monts Vicentins. De grandes nuées
            violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint Marc, les coupoles de
            Sainte Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élèvent de tous les points
            de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton scintillant de l'horizon. Le ciel              
            arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt;
            et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense
            irisation. Au-dessous de la ville elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je
            n'avais vu Venise si belle et féérique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l'eau ardente
            comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d'architecture que le
            poète de l'Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem
            nouvelle, et qu'il la comparait à une belle épousée de la veille.

                    Peu à peu les couleurs s'obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les
            profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l'aspect d'une flotte immense, puis d'un bois de
            hauts cyprès où les canaux s'enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté.

            George Sand, in Lettres d'un voyageur, Nouvelle édition 1857, éditions Paris Michel
            Levy Frères, libraires, chapitre II, p.57

La Venise éternelle, que menace la mer, porte toujours en elle la magie séductrice, qui fit rêver des générations de peintres et de poètes.





Canaletto

 
Une plaque dans le quartier de La Salute rappelle Henri de Régnier, un autre amoureux de Venise, qui disait d'elle:
 

Car sinueuse et délicate
Comme l'œuvre de ses fuseaux,
Venise ressemble à l'agate
avec ses veines de canaux





 




 


 
 
Les photos incluses sont la propriété de Roselyne Fritel
 

sur internet: