Port des Barques

Port des Barques

dimanche 26 avril 2015

Ara Alexandre Shishmanian "sur la bordure du labyrinthe"

Une fois n'est pas coutume, dans la famille Shishmanian, il se trouve qu'on est poète, père, mère et fils.
Ara Alexandre, le père, est à l'honneur aujourd'hui pour son recueil Fenêtre sur esseulement, paru chez L'Harmattan, en juillet 2014. Ce recueil présente une sélection de poèmes provenant d'un volume original, paru en Roumanie, en 2012, sous le titre Nestiute I, soit en français Méconnues I, aux éditions Ramuri. Ces poèmes ont été traduits du roumain par son épouse et poète Dana Shishmanian.

        En souriant

        Étrange comment un grain de raisin s'écrase
        un grain de raisin s'écrase comme un cafard vert
        comme une araignée au miroir liquide
        une balle à une seule paupière tout autour de sa douce pupille
        une évasion brillamment échouée
        ou comme le personnage dostoïevskien mono-schizophrène
        d'une colère filmée
        avec toutes ses absences explosées par la tribu au pouvoir

        Une fois écrasé, le grain de raisin est aussi
        une variante extraterrestre du sang
        le grain de raisin est un grain spécial, plein de mystères
        de la transparence et de la transpiration de l'effroi
        où l'autre ne peut être rien qu'une terreur écrasée –
        rien est un grain-objet débordant d'une réification victorieuse
        personne est le grain déjà écrasé –
        déjà balayé et au jus effacé à la serpillière
        personne est un autre nom de la victime
        personne est un autre nom du prix du mépris

       (extrait) in Fenêtre avec esseulement aux éditions L'Harmattan, 2014, p.13

Les images sont superbes, elles évoquent les dessins de la période noire d'Odilon Redon, en particulier l'Araignée qui pleure, un fusain de 1881.

Le ton est grinçant, mordant à l'occasion, tout au long des 114 pages de ce recueil. Il convient à qui a dû fuir une dictature ou vivre en rongeant son frein. Les temps ont forgé sa langue comme on forge  l'épée sur l'enclume, même s'il s'agit, ici, d'une âme. Rien et Personne en sont jusqu'au bout  les acteurs principaux.
Fissuré par l'invisible je deviens invisible à mon tour – transparent comme la perplexité ou peut-être aussi opaque qu'elle, la tristesse se fait un fouet de lettres échevelées, écrit-il dans Neige de cendres à la page 89 du même recueil. Mais, dans le même mouvement, il sort de sa poche la femme de tous les évènements, Dana, l'épouse dévouée et aimante, qui traduisant  en français ces lignes, nous en délivre la clef.

Ara Alexandre Shishmanian est également historien des religions, auteurs de plusieurs études sur l'Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialités dans de nombreux pays.

Je citerai pour finir le poème poignant d'ouverture, qui, selon le poète, nous conduit d'emblée au delà du labyrinthe. Une figure peut-être de l'exil choisi. Une page héroïque en tout cas, qui m'est tombée dans les mains à un moment décisif de ma vie, et dont je le remercie infiniment. Toujours, en toute chose, l'humour sauve.

        Sans

        Un morceau de lâcheté noire – rien – aucune solution
        personne, personne est une solution
        le morceau de lâcheté noire est une solution
        anonyme, peut-être, est une solution
        non seulement absent – méconnu
        solitaire             personne            insoluble
        oui, au fond l'insoluble est une solution
        je me vois au-delà – au delà de la fenêtre – au delà du labyrinthe
        et des couloirs de métaphores
        je me vois monter dans la Jaguar, dans la Cadillac,
        dans la Rolls-Royce – dans James Joyce
        je nage en vitesse dans la rivière aberrante de la route
        je ne sais pas nager – je ne sais pas conduire une voiture
        je me vois mourir – je suis à pied –
        mon cortège funèbre est motorisé
        je suis seul dans le cortège – seul dans le corbillard
        je me lève du cercueil pour me donner la main – pour me perdre
        aucune solution – personne serait peut-être une solution –
        personne serait peut-être à faire
        ou rien
        méconnu de personne – méconnu de rien
        méconnu serait peut-être une solution
        temporaire
        une révolution serait peut-être une solution – temporaire
        la destruction –
        une utopie de plus, une réalité de moins

        Je me promène sur la bordure du miroir –
        sur la bordure de la fenêtre –
        sur la bordure du labyrinthe
        ou sur leur ordure
        aucune solution
        traditionnellement l'autre était la solution – l'attente –
        l'espérance –
        le calcul intervalle
        le coup de feu, oui, ça c'était une solution
        je suis le poète-révolver – le poète-néant – le poète sans solution
        indissoluble insoluble c'est la seule solution
        les balles sont la solution
        les balles gueulent – aveuglent
        les balles sont des syllabes oratoires
        les balles sont les pierres que Démosthène crache de sa bouche –
        les messages blanchis de syllabes –
        le mirage est une solution
        je me vois avec mes yeux enfoncés dans le visage de l'autre
        je me vois avec les yeux du miroir – autrement aveugle
        je me vois avec tous les éclats qui m'ont trompé
        je sors du mirage pour rentrer en moi-même
        non-moi en moi
        moi je suis une solution – moi plein de non-moi,
        je suis une solution
        vu que je suis une question
        mais pour qui – pour quoi– à quoi bon
        personne peut-être est une solution – ou rien

        ibid p.p 7/8
      

 
 

samedi 25 avril 2015

Dana Shishmanian : "la cible existe tant que tu la vises"

        Couteau suisse ou comment (se) manger frais

        Un poème est comme une boîte de conserves
        faut savoir l'ouvrir
        alors même que tu n'as pas d'outils appropriés
        débrouille-toi improvise avec un couteau (suisse) un
        tournevis un ouvre-huître un casse-noisette
        faut percer un trou et ensuite suivre les cercles prédestinés
        en spirale en rondelette
        la trajectoire d'un poème préexiste mais personne ne la
        connaît
        c'est pourquoi en fait tu l'as découvres en le créant
        et ça dégouline forcément c'est bon signe d'ailleurs
        ça coule ça jaillit ça déborde ça délice
        faut seulement (une fois ouverte) tenir son souffle avec respect
        le temps de bien s'habituer à ses arômes à ses épices
        jamais partir trop tôt à déguster ni se fier à son aspect
        plus il est sobre plus il t'enivre
        plus il est sec plus il t'ensource
        plus il est sale plus il te lave
        plus il t'égare plus il te trouve
        plus il te perd moins il te perche
        moins il t'accroche plus il te soûle
        plus il t'emballe moins il te tient
        moins il t'écoute plus il te plaît
        plus il frétille moins il poissonne
        mieux vaut le manger tout cru sans rancœur
        tant qu'il est ton propre cœur
        comme cela t'as une chance de rester frais
        (serait-ce ne pas mourir en vrai)

        in Les poèmes de Lucy, L'Échappée Belle Édition 2014, p.15

Avec humour, audace et liberté, Dana Shishmanian, s'adresse au néophyte et lui confie la dernière recette poétique. Il fallait oser.
Ce quatrième recueil,  Les poèmes de Lucy, placé sous l'égide de l'âme de notre lointaine ancêtre, est paru en septembre dernier aux éditions L'Échappée belle. Livre de maturité, il s'interroge et va à l'essentiel. L'insolence badine et inventive du ton est plaisante mais le but n'en demeure pas moins grave et réfléchi. La cible existe tant que tu la vises. Et pourtant...

       Autoportrait à la chaise vide

        On souhaite quoi quand on commence un poème
        rien on ne souhaite rien
        on accomplit quoi – on ne sait on se doute rien
        on n'est pas transformé on ne vit pas différemment
        pas plus riche pas plus pauvre ni spirituellement ni autrement
        plus aimant à peine plus haineux ça dépend plus comment
        plus nullement si drôlement librement sauf certainement
        occupé
        oui on est occupé quand on écrit un poème
        on est occupé par le poème comme une place de concert
        temporairement non libre
        après, rendue à sa nullité mais là occupée
        par qui par quoi pourquoi comment – vient et passe
        le poème jamais le temps de t'expliquer
        pas son affaire t'es qu'un moldu c'est tout il te salue
        gibus tendu à bout de bras
                               à la prochaine madame

         ibid p.16

Toute l'originalité de ce livre est là. Le poète use d'un langage parlé imagé mais, avec l'air de ne pas y toucher, ouvre des chemins détournés. Une  surprise et un tour de force quand on connaît la douceur et la réserve de l'auteur. Une parole libérée de l'angoisse également par la sagesse du vent, la folie de l'eau, qui monte aux lèvres et lui fait dire : je serai la trace de la larme, tombée au creux de ta main, absoute.

        Fruits inversés

        Le trop plein d'une vie
        s'est déjà déversé
        j'ai de moins en moins
        de contenu
        propre
        au fur et à mesure
        que je grossis
        on dirait que je me remplis
        des autres
        je devrais les déverser
        autrement
        mes poèmes sont déjà pleins
        de moi
        y a plus de place
        même pas dans les futurs
        eux je les remplirai
        de la sagesse du vent
        de la folie de l'eau
        je les donnerai aux petits
        comme des cerfs-volants
        qu'ils courent sur la plage
        un poème accroché à la corde
        qui les suspend au ciel
        tels des fruits inversés

        ibid p.23

        La mort en bandoulière

        J'ai toujours eu ma mort avec moi
        tel un livre de poche sous le bras
        tel un mouchoir dans l'embarras
        advienne que pourra
        le plus dur c'est de comprendre
        qu'amour et néant ne font qu'un chaos froid
        et flot de flamme corps pourri
        et cœur de l'âme tais toi t'es qu'une
        vieille dame après tout ni homme ni femme
        mon Père qui es aux cieux
        donne-moi aujourd'hui pour l'avent
        les rimes de ce jour et le pain d'antan

        ibid p.34

Bien entendu les calices sont bus, souvent avant même d'avoir vécu, mais par bonheur, les vieux poètes portent encore, accrochés à leur dos, tels des poissons d'avril, les contours des anges, l'air de ne même pas s'en apercevoir.
Quant à Lucy, elle déclare:

         (...)
         ci-gît maîtresse de maison
         et nourricière de mots bidon
         maintenant la boucle est bouclée
         de mes poèmes de mes corvées
         et l'autre univers je le forgerai
         sur la pointe d'une dent de lait

        (extrait) ibid p.50

Dans cet autre univers, celui de la poésie, les barrières seront abolies. La langue sera polyglotte et l'accueil généreux .

        La fugue

        Ma joie vous ne la connaîtrez pas
        là où je danse vous ne me suivrez pas
        mes pantoufles usées vous ne les retrouverez pas
        mes plaisirs vous ne les éprouverez pas
        mes poèmes vous ne les lirez pas
        j'ai décidé de partir
        en moi-même
        dans mon rêve à moi
        dans ma vie à moi
        dans ma mort à moi
        dans ma pensée à moi
        dans ma langue à moi
        n'y entreront
        que des gens que je ne connais pas
        des gens qui ne me connaissent pas
        qui n'ont cure de moi
        ma porte cachée ne se fermera pas
        ne s'ouvrira pas
        elle sera là
        pour qui entre et sort
        sans passeport

        ibid p.51

C'est à nous tous, inconnus, que le poète s'adresse, car de temps en temps, oui il faut faire des gestes, comme tendre la main, jeter des mots par la fenêtre.

        En face de toi

        Arrête-toi juste un instant
        de tes pensées, de tes gestes habituels

        ne parle plus

        n'explique plus

        ne dis plus
        ce que tu penses
        savoir

        ne réclame plus
        ne calcule plus
        tes faits et gestes
        ne compte plus tes sous

        juste arrête

        regarde l'homme en face de toi

        tâche de sentir
        sa peur
        sa peine
        sa colère

        laisse-le parler

        écoute
        juste un instant
        en silence

        ou sinon
        laisse-le pleurer
        sans rien dire

        ou sinon
        laisse-le te regarder

        peut-être lui aussi
        a envie
        de s'arrêter
        pour juste se sentir
        être
        en face de toi

        ibid p.p 55/56

Je n'ai pas hésité. Je me suis arrêtée. Nous nous sommes longtemps regardées.

N.B
à lire ou relire également deux articles de Roselyne Fritel, paru sur la Pierre et le sel, à propos de deux recueils de  Dana Shishmanian. Le premier, daté du 4 avril 2012, pour Mercredi entre deux peurs paru chez L'Harmattan, en mars 2011, le second, daté du 5 mai 2014, à propos de Plongeon Intime, paru aux éditions du Cygne en 2014.








       


jeudi 23 avril 2015

Jan Skácel, "sans être invité ni reconnu"

        les poèmes adultes arrivent debout
        mais des quatrains comme les miens
        arrivent à quatre pattes
        comme l'agneau, l'âne, ou l'enfant
       
        in Le Poète Jan Skácel, par Reiner Kunze, aux éditions Calligrammes 2014, p.64

Les éditions Calligrammes, par l'intermédiaire du poète allemand, Reiner Kunze et des traducteurs Gwen Darras et Alena Meas, viennent de permettre aux lecteurs français d'accéder à la poésie de Jan Skácel,  poète tchèque, né en Moravie du Sud en 1922 et décédé le 7 novembre 1989, peu avant la chute du mur de Berlin.
Le livre nous donne à lire deux des conférences données par Reiner Kunze à propos de Yan Skácel, en 1995 et 1996, avec de nombreux extraits de son œuvre.
Ils ont de nombreuses affinités, et leurs vie furent similaires, tous deux ayant connu dans leurs pays respectifs, l'Allemagne de l'est et la Tchécoslovaquie, l'interdiction de publication  et ses lourdes conséquences.

Le poème qui suit Ligne de nuit, est tiré d'un recueil écrit après la répression du bref Printemps de Prague.

        Pris par la bouche à la ligne de nuit comme un poisson
        j'attends jusqu'au matin l'arrivée des pêcheurs
        qui cherchent dans l'herbe les cordes entassées

        Longue cette nuit, de toutes la plus longue

        Et l'eau coule, et coulent la nuit et les étoiles
        les rives éclaboussées s'écroulent au printemps
        la terre s'effondre en de sombres méandres

        Longue cette nuit, de toutes la plus longue

        Dans la fraicheur les petits ventres des pierres promettent
        l'arrivée du jour et l'aube se perd au bord des bois
        les chevreuils s'enfuient
        Longue cette nuit, de toutes la plus longue

        Douloureusement pris par la bouche comme un poisson
        j'attends jusqu'au matin les bons pêcheurs
        qui vont chercher sur la rive des signes

        Longue cette nuit, de toutes la plus longue

        ibid p.59
 
  
 Les quatrains, ici, présentés ont été écrits par Jan Skácel, tandis qu'il était condamné au silence durant douze années. Il proviennent de deux séries de cents poèmes, de quatre vers chacun, rédigés sans réel espoir d'être publiés. Deux recueils, contenant une centaine de quatrains, paraîtront cependant sous forme de tapuscrit entre 1975 et 1976.

 L'éditeur,Yvan Guillemot, écrit dans la préface du livre:

 Par dessus tout, ce qui peut rendre ses poèmes inestimables pour un lecteur du XXI° siècle, c'est
 leur inattaquable intégrité, comme si la grande Histoire avait atteint les couches intermédiaires  mais non les couches profondes, là où le poète rencontre les absents et le monde au delà des apparences. 

        la toute dernière porte
        si on regarde au-delà
        une larme d'enfant revient
        qui roule sous la paupière

En lisant les poèmes de Jan Skácel, une plénitude grave s'instaure comme un apaisement ou un réconfort mais toujours "à travers une petite douleur". Que sa voix nous soit parvenue grâce à l'amitié de Reiner Kunze est un don immense.

         Oppressé, au bord des larmes
         Et soudain, je ne sais rien


Voici donc quelques uns de ces quatrains:

        les crapauds de leur cri rauque chantent
        (le matin restait impassible)
        la voix pleine de rosée ils prient
        pour ceux qui dans leur cœur sont pieds nus

                            //

        les gens se marient pour le silence
        que l'on entend seulement à deux autrement non
        autrement il les accable, autrement l'homme
        s'effondre dans le silence

                           //
       
        ce n'est pas rien se laisser couvrir d'une pluie de pierres
        sans avoir l'âme blessée
        et toute la vie il pleut du granit
        une pluie qui nous trempe jusqu'à l'os

                           //

         si tu ne veux pas te pétrifier
         sois une pierre dans ton cœur
         ils auront pitié de toi
         on ne jette pas la pierre à une pierre

                          //

         laissons leur la honte
         la sueur sur le visage qui salit l'âme
         nous attendrons à coté du violon
         sans être invité ni reconnu

                          //

         on n'invente pas de poèmes
         il y a des poèmes sans nous quelque part
         quelque part derrière ils sont de toute éternité
         le poète trouve le poème

         ibid p.p.62, 63, 64, 65

Qu'une vie commencée sous le régime du troisième Reich tombe ensuite sous la menace policière d'un parti unique, qu'une existence faite de misère, vexations et persécutions engendre une écriture si pleine de douceur, fierté et dépassement semble un cadeau inestimable.

        Homme interdit

        Je suis inaudible tel la lumière encore

        Je médite sur le silence
        jusqu'à tordre le cou à la peur

        Celle de l'autre et la mienne intime
        Ainsi, on dirait que je suis
        comme les aveugles qui se retournent

        En secret nous glissons dans les ténèbres par le chas de l'aiguille

        ibid p.60

Imprégnons-nous de l'âme de chacun de ces poèmes, transmettons-les autour de nous afin qu'ils rayonnent et circulent "au milieu de la foule", selon le propre désir de leur auteur:


     " Je n'ai jamais écrit un vers dans mon appartement, j'ai besoin de marcher, de la pluie..., la
       poussière des routes en terre, le balancement des feuilles dans les arbres, j'en ai besoin, ainsi
       que de rencontrer des gens inconnus pour les évaluer et de passer parmi eux, d'entendre
       quelques mots, d'autres mots à dire à haute voix, se débarrasser de la sagesse et de la 
       perception  rationnelle pendant un certain temps, me trouver seul au milieu de la foule."

       ibid p.11

À signaler un bel article de Jacques Josse, à propos de cette parution :" le poète Jan Skácel", sur remue.net, et relayé également par le scoop-it de Poezibao.
    

dimanche 12 avril 2015

Henri Michaux, en partage

 Dans le présentoir extérieur du libraire d'occasion de la rue Bréa, sous sa couverture de papier écru fané, dans une édition de la NRF de 1935, trônait La nuit remue d'Henri Michaux. Je l'ai prise entre mes mains comme on accueille un ami de longue date. Sa tendresse masquée et son art subtil de la dérision me revenaient alors en mémoire. J'ai su que la journée sera inhabituelle. Ce fut le cas, même si radieuse mais polluée, elle m'invitait à une lecture entre quatre murs.
 
            En respirant
 
  Parfois je respire plus fort et tout à coup ma
distraction continuelle aidant, le monde se soulève
avec ma poitrine. Peut-être pas l'Afrique, mais
de grandes choses.
  Le son d'un violoncelle, le bruit d'un orchestre
tout entier, le jazz bruyant à coté de moi, sombrent
dans un silence de plus en plus profond, profond,
étouffé.
  Leur légère égratignure collabore (à la façon
dont un millionième de millimètre collabore à
 faire un mètre) à ces ondes de toutes parts qui
 s'enfantent, qui s'épaulent, qui font le contre-
fort et l'âme de tout.
 
in La nuit remue, éditions Gallimard 1935, p.31
 
            Colère
 
  La colère chez moi ne vient pas d'emblée. Si
rapide qu'elle soir à naître, elle est précédée d'un
grand bonheur, toujours, et qui arrive en frisson-
nant.
  Il est soufflé d'un coup et la colère se met en
boule.
  Tout en moi prend son poste de combat, et mes
muscles qui veulent intervenir me font mal.
   Mais il n'y a aucun ennemi. Cela me soulagerait
d'en avoir. Mais les ennemis que j'ai ne sont pas
des corps à battre, car ils manquent totalement de
corps.
  Cependant après un certain temps, ma colère
cède...par fatigue peut-être, car la colère est un
équilibre qu'il est pénible à garder... il y a aussi
la satisfaction indéniable d'avoir travaillé et l'illu-
sion encore que les ennemis s'enfuirent renonçant
à la lutte.
 
ibid p.117
 
             Crier
 
  Le panari est une souffrance atroce. Mais ce qui
me faisait souffrir le plus, c'était que je ne pou-
vais crier. Car j'étais à l'hôtel. la nuit venait de
tomber et ma chambre était prise entre deux autres
où l'on dormait.
  Alors, je me suis mis à sortir de mon crâne des
grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui
résonnait plus que des orgues. Et profitant de la
force prodigieuse que me donnait la fièvre, j'en
fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de
vibrations.
  Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix
ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler
pendant des heures, et parvins à me soulager
petit à petit.
 
ibid p.137
 
            Emportez-moi
 
Emportez-moi dans une caravelle,
dans une vielle et douce caravelle
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
 
Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
 
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leur sourire,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
 
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
 
Ibid p.182