Port des Barques

Port des Barques

dimanche 12 avril 2015

Henri Michaux, en partage

 Dans le présentoir extérieur du libraire d'occasion de la rue Bréa, sous sa couverture de papier écru fané, dans une édition de la NRF de 1935, trônait La nuit remue d'Henri Michaux. Je l'ai prise entre mes mains comme on accueille un ami de longue date. Sa tendresse masquée et son art subtil de la dérision me revenaient alors en mémoire. J'ai su que la journée sera inhabituelle. Ce fut le cas, même si radieuse mais polluée, elle m'invitait à une lecture entre quatre murs.
 
            En respirant
 
  Parfois je respire plus fort et tout à coup ma
distraction continuelle aidant, le monde se soulève
avec ma poitrine. Peut-être pas l'Afrique, mais
de grandes choses.
  Le son d'un violoncelle, le bruit d'un orchestre
tout entier, le jazz bruyant à coté de moi, sombrent
dans un silence de plus en plus profond, profond,
étouffé.
  Leur légère égratignure collabore (à la façon
dont un millionième de millimètre collabore à
 faire un mètre) à ces ondes de toutes parts qui
 s'enfantent, qui s'épaulent, qui font le contre-
fort et l'âme de tout.
 
in La nuit remue, éditions Gallimard 1935, p.31
 
            Colère
 
  La colère chez moi ne vient pas d'emblée. Si
rapide qu'elle soir à naître, elle est précédée d'un
grand bonheur, toujours, et qui arrive en frisson-
nant.
  Il est soufflé d'un coup et la colère se met en
boule.
  Tout en moi prend son poste de combat, et mes
muscles qui veulent intervenir me font mal.
   Mais il n'y a aucun ennemi. Cela me soulagerait
d'en avoir. Mais les ennemis que j'ai ne sont pas
des corps à battre, car ils manquent totalement de
corps.
  Cependant après un certain temps, ma colère
cède...par fatigue peut-être, car la colère est un
équilibre qu'il est pénible à garder... il y a aussi
la satisfaction indéniable d'avoir travaillé et l'illu-
sion encore que les ennemis s'enfuirent renonçant
à la lutte.
 
ibid p.117
 
             Crier
 
  Le panari est une souffrance atroce. Mais ce qui
me faisait souffrir le plus, c'était que je ne pou-
vais crier. Car j'étais à l'hôtel. la nuit venait de
tomber et ma chambre était prise entre deux autres
où l'on dormait.
  Alors, je me suis mis à sortir de mon crâne des
grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui
résonnait plus que des orgues. Et profitant de la
force prodigieuse que me donnait la fièvre, j'en
fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de
vibrations.
  Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix
ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler
pendant des heures, et parvins à me soulager
petit à petit.
 
ibid p.137
 
            Emportez-moi
 
Emportez-moi dans une caravelle,
dans une vielle et douce caravelle
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
 
Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
 
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leur sourire,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
 
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
 
Ibid p.182
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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