Port des Barques

Port des Barques

dimanche 31 mai 2015

Un actu-poème, à propos du Pic Pulse

120 jeunes choristes et musiciens du Réseau Picpus, sous la direction du P.Serge Gougbèmon, ont fait résonner les voûtes de Saint Jean-Baptiste de Grenelle, dans le 15ème arrondissement, ce vendredi 29 mai 2015 et mis en mouvement la foule des auditeurs.
Leur élan à chanter gospels ou chants traditionnels d'Afrique était si contagieux qu'il a gagné le public. Un grand moment d'enthousiasme fraternel.
 
Moment, qu'illustre magnifiquement bien ces passages de Cahier d'un retour au pays natal, d'Aimé Césaire :
 
       Et ce ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, mais les sexes, et la créature tout entière qui se liquéfie en sons, voix, et rythme.
       Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme un nuage. Les chants ne s'arrêtent pas, mais ils roulent maintenant inquiets et lourds par les vallées de la peur, les tunnels de l'angoisse et les feux de l'enfer.
        Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus proche, jusqu'à ce que la peur s'abolisse insensiblement dans les fines sablures du rêve, et l'on  vit dans un rêve véritablement, et l'on boit et l'on crie et l'on chante comme dans un rêve, et l'on somnole aussi comme dans un rêve avec des paupières en pétales de rose, et le jour vient velouté comme une sapotille, et l'odeur de purin des cacaoyers, et les dindons qui égrènent leurs pustules rouges au soleil, et l'obsession des cloches, et la pluie,
les cloches... la pluie...
qui tintent, tintent, tintent... 
 
in Cahier d'un retour au pays natal, éditions Présence Africaine, 1983, p.16/17

       voum rooh oh
       voum rooh oh
       à charmer les serpents à conjurer les morts
       voum rooh oh
       à contraindre la pluie à contrarier les raz de marée
       voum rooh oh
       à empêcher que ne tourne l'ombre
       voum rooh oh
       que mes cieux à moi s'ouvrent

ibid p.30
 
 
Pour en savoir plus sur Le Pic Pulse, suivre le lien:
  

vendredi 29 mai 2015

Un poème d'André Laude, en guise de sang



        Je suis ce sang
        qui souvent se love
        en véhémences colorées
        je suis ce sang
        qui bouleverse
        les plans d'états-majors
        bouscule les lampes
        se faufile dans les veines
        des prisonniers
        et murmure l'espoir
        je suis ce sang
        sans âge sans répit
        tournoyant dans les soleils
        et les lunes
        des paroles urgentes
        je suis ce sang
        en forme de poignard
        en forme d'éclat d'aube
        en forme de chanson
        qu'on ramasse dans les rues
        comme un témoignage
        d'un bonheur perdu
        d'une félicité possible
        je suis ce sang
        qui n'arrive jamais
        en retard
        au rendez-vous
        femme bourreau merveille
        ombre

        je suis ce sang
        qui cogne à la vitre
        et demande asile
        qui supplie une chair
        au coin de la nuit
        je suis ce sang
        qui fracasse les chaînes
        qui enfouit
        le miel
        dans les blessures
        je suis ce sang
        en forme de revendication
        en forme de couteau
        en forme
        d'azur et de neige pure
        je suis ce sang
        qui inlassablement
        tinte dans les ruelles
        du sommeil
        pour réveiller ceux qui font
        la sieste des consciences
        je suis ce sang
        la branche fleurie
        qui relie
        l'oiseau à l'espace

Poème d'André Laude, in Œuvre poétique, Éditions de la Différence, 2008, p. 451/452

mardi 26 mai 2015

Octavio Paz: un poème pour un jour bleu

                                          
                  
                                           Dire : Faire



à Roman Jakobson
 
 

 
                                                 1
 
        Entre ce que je vois et dis,
        entre ce que je dis et tais,
        entre ce que je tais et rêve,
        entre ce que je rêve et oublie,
        la poésie.
                       Elle glisse
        entre le oui et le non:
                                          elle dit
        ce que je tais,
                             elle tait
        ce que je dis,
                            elle rêve
        ce que j'oublie.
                               Elle n'est pas un dire:
        elle est un faire.
                                  Elle est un faire
         qui est un dire.
                                 La poésie
         se dit et s'entend:
                                    elle est réelle.
         Et à peine je dis
                                   "elle est réelle",
         elle se dissipe.
                                Est-elle ainsi plus réelle?
 
                                                2
 
         Idée palpable,
                               mot
         impalpable:
                            la poésie
         va et vient
                          entre ce qui est
         et ce qui n'est pas.
                                      Elle tisse des reflets
         et les détisse.
                              La poésie
         sème des yeux sur la page,
         sème des mots dans les yeux.
         Les yeux parlent,
                                     les mots regardent,
         les regards pensent.
                                         Entendre
         les pensées,
                            voir
         ce que nous disons,
                                        toucher
         le corps de l'idée.
                                     Les yeux
         se ferment,
                           les mots s'ouvrent.
 
        in L'arbre parle, Gallimard 1987, p.13/14, traduction de Frédéric Magne
 
 
 
 
                                   
                     


lundi 18 mai 2015

Jean Gédéon : "La laine de la mémoire"

       
Souvenirs
 
Jour après jour nous tissons
La laine de la mémoire
Afin que devenus
Plus rassis et plus sages
Nous puissions revenir
Sur les chemins joyeux
De l’enfance aux yeux clairs

inédit 26/11/2014

Jean Gédéon, à plus de quatre vingt printemps, après une longue et fidèle participation à divers ateliers, revues et blogs de poésie et de très nombreuses publications, garde pour règle de vie d'écrire chaque jour un poème –  suivant ainsi, sans le savoir, les traces de René-Guy Cadou, qui écrivait chaque jour, à 17h, après le départ de ses élèves.
Il m'autorise, amicalement, à publier, sur Le Temps bleu, quelques uns de ces inédits.
Vous constaterez, pour ceux qui le connaissent, que sa verve et son humour sont intacts, sa modestie aussi. Je souhaite aux autres le plaisir de la découverte.

Aveu

Je n'aurai pas en vain épousé ton silence
Déposé ces mains chaudes au pied de ta raison
J'aurai vécu cents vies comme autant de naissances
En brûlant chaque fois de plus de cents passions

J'aurai senti vibrer dans chaque instant qui passe
Les notes d'une aria dont tu es le violon
Et j'aurai grâce à toi vécu sans crier grâce
Comme un oiseau sans ailes qui chanta sa chanson

inédit 03/12/2014

Les mots

Quand les pierres se fendent éblouies par l'éclair
Quand les parois s'effacent laissant libre le champ
Les cordes sensibles comme celles des violons
Parfois grésillent et dansent comme le lait sur le feu
Et transforment l'assemblage en torrent d'émotions

inédit 07/12/14

Rite de passage

On avait rien à dire
Rien à déclarer de certain
On était tout muet tout vide
Tout bridé et morose

Avec en arrière-plan
Où nichait cette chose
Ce p'tit goût de raté
Qui nous poursuivrait loin

On avait que seize ans
L'âge des certitudes
Celles qu'on abandonne
Quand on en est r'venu

inédit 08/12/2014

Jeux de scène

Les petits sacrilèges
Ceux qu'on garde soigneusement planqués
Tout au fond dans le dernier creux
Derrière la façade du qu'en-dira-t-on
Derrière le personnage qui prend des grands airs
De ne pas y toucher

Ces petits jeux de rôle du mauvais comédien
Qui ne trompe que lui-même
Et fait tordre de rire le bon peuple
Qui en a vu bien d'autres
Et attend l'arrivée du Maître Estampeur

inédit 16/12/14

La clé

Les lettres les mots sans importance
Les phrases de tous les jours
Qu'on enfile bout à bout
Sans y penser juste pour le vivant
Dans le déluge des jours passant
Juste pour franchir l'ombre voilée
Sur son coté obscur

Cette ombre qui déboucle
Et donne la lumière

inédit 17/12/14
 
Note de l'auteur:
 
Né en 1931, Jean Gédéon écrit régulièrement et journellement depuis une vingtaine d'années et se considère donc comme un "jeune" auteur encore très loin d'avoir atteint le point oméga de l'écriture. Il poursuit, avec constance, un travail de création, qui ne s'achèvera sans doute qu'avec lui.
 
Bibliographie:
 
  • Sur un sentier obscur Hélices Poésie, 1999
  • Éblouissant l'obscur Clapàs, 2000
  • Sur la touche liminale Clapàs, 2001
  • La chair du Dieu, suivi de Les béquilles de Satan, Editinter, 2003
  • chez Encres Vives:
  • Ces rives incertaines, 2003
  • Vézelay, un rêve de pierre, 2004
  • Les secrets, 2004
  • Rêvant la lumière, 2005
  • Non lieux, 2006
  • La surface est paisible, 2007
  • Matières premières, 2008
  • Crispations, 2009
  • Le rire grinçant des automates, 2010

  • Entre deux nuits défaites dans la Revue Encres Vives n° 312
 
  • Les appâts rances, dans le numéro 51, d'avril, mai, et juin 2015, de la Revue Nouveaux délits









vendredi 8 mai 2015

Issa Makhlouf, "ce sont les histoires que j'aurais espéré entendre"


Poète et essayiste, Issa Makhlouf est né au Liban et réside à Paris, depuis 1979. En juillet 2013, il était l'invité du Festival de Poésie de Sète, Voix vives de méditerranée en méditerranée.

Son livre Mirages, traduit de l'arabe par Nabil El Azan est paru chez José Corti, en 2004. J'en choisis volontairement deux passages, qui évoquent le départ, choisi ou forcé.  Chacun pourra s'y retrouver.
Bien entendu, guerres, haines, tueries, fuite et exil occupent l'arrière-scène et sont restés cruellement d'actualité. Ils continuent de pousser de plus en plus de gens à fuir, encore et toujours, alors qu'ils n'ont plus que leur vie à perdre ou à sauver.


          Partir

   On part pour s'éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l'autre versant du matin. On part à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter nos alphabets. Pour charger l'adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l'horizon, déchirant nos destins, éparpillant leurs pages avant de tomber, quelquefois, sur notre propre histoire dans d'autres livres.

   On part vers des destinées inconnues. Pour dire à ceux que nous avons croisés que nous reviendrons vers eux et que nous referons connaissance. On part pour apprendre la langue des arbres qui, eux, ne partent guère. Pour lustrer le tintement des cloches dans les vallées saintes. À la recherche de dieux plus miséricordieux. Pour retirer aux étrangers le masque de l'exil. Pour confier aux passants que nous sommes, nous aussi, des passants, et que notre séjour est éphémère dans la mémoire et dans l'oubli. Loin des mères qui allument les cierges et réduisent la couche du temps à chaque fois qu'elles lèvent le mains vers le ciel.

   On part pour ne pas voir vieillir nos parents et ne pas lire leurs jours sur leur visage. On part pour annoncer à ceux que nous aimons que nous aimons toujours, que notre émerveillement est plus fort que la distance et que les exils sont aussi doux et frais que les patries. On part pour que, de retour chez nous un jour, nous nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout où nous sommes.

   On part pour abolir la nuance entre air et air, eau et eau, ciel et enfer. Riant du temps, nous contemplons désormais l'immensité. Devant nous, comme des enfants dissipés, des vagues sautillent pendant que la mer file entre deux bateaux. L'un en partance, l'autre en papier dans la main d'un petit.

   On part comme un clown qui s'en va de village en village, emmenant ses animaux qui donnent aux enfants leur première leçon d'ennui. On part pour tromper la mort, la laissant nous poursuivre de lieu en lieu. Et on continuera de faire ainsi jusqu'à nous perdre, jusqu'à ne plus nous retrouver nous-mêmes là où nous allons, afin que jamais personne ne nous retrouve.

in Mirages, chez José Corti, 2004, p.11/12

Cap d'espérance

Quand le premier bateau largua les amarres, il n'y avait pas de terre en vue. La mer était son propre point de départ, ainsi que quelques branches coupées qui flottaient à sa surface. Les gens à bord n'avaient aucune destination précise. Il leur suffisait de se balancer sur l'eau. C'était bien avant la mémoire et l'attente, des millions d'années plus tôt.

   Avec l'attente, la mer s'agita et les vagues se firent hautes. La couleur du ciel changea et des lignes de front se dressèrent entre commencement et fin. Entre l'homme et la femme. Entre le désir de paradis et la crainte de l'enfer. Avec l'attente, la peur s'installa rendant indispensable un cap d'espérance, n'importe laquelle.

   L'orage et les pluies furent. La nuit vint et avec elle les lanternes. Et les astres d'achever leur tour, fixant définitivement la mesure de la terre. Celle-ci se mit donc à tourner. Et dès lors le voyageur prit conscience de n'être que l'ombre d'un arbre et que, bien avant qu'il ne débuta, le voyage avait déjà commencé.

(extrait) ibid p.82/83

Ces deux passages sont un exemple frappant de l'universalité de l'expression poétique, qui toujours habite intimement son sujet et le transcende.


Pour en savoir davantage sur l'auteur, ouvrir ce lien: http://www.issamakhlouf.org/fr/chronique1.htm

samedi 2 mai 2015

Christian Bobin dans "une même communauté silencieuse"

Le dernier livre de Christian Bobin, paru, en février 2015 chez Gallimard dans la collection folio, se nomme L'Épuisement. Étrange titre, dont il s'explique dès les premières lignes:
     
        Quelque chose a eu lieu.
        Quelque chose a eu lieu dont j'ignore tout.

Quelque chose qu'il compare à un orage, l'avènement d'une présence: toute vraie présence est épuisante.(...)Aucune vraie rencontre ne peut se faire sans aussitôt nous défaire. Aucune rencontre hors de l'amour, aucun amour qui ne commence par nous tuer.(...)
Je ne fais pas de livre. Je bâtis une maison sans plan pour y recevoir la vie que j'aime de plus en plus.
Les dernières lignes du livre nous révèleront le nom de celle par qui c'est arrivé.

Dans l'entre-deux, Christian Bobin parle de la poésie, de la démarche de l'écrivain – très proche de celle du poète –  et de la lecture.

        La poésie n'est pas essentiellement et n'est même pas d'abord du langage. C'est une flèche
        recueillie sur sa cible. Que cette flèche soit tendue sur la corde d'une voix ou bien qu'elle
        s'élance de l'intérieur muet des choses n'a pas d'importance. La cible est toujours la même:
        cette présence soudain incontestable d'une autre vie dans notre vie, une présence si nette
        qu'elle ressuscite la joie en nous dormante.
    
        in L'épuisement éditions Gallimard 2015, p.45

Ce qui suit, exprime encore magnifiquement ce que peut être la poésie et le projet du poète:
 
        Les mots qu'il écrit ne sont là que pour donner le temps à d'autres mots de se faire entendre.
        Il y a toujours deux livres dans un vrai livre. Le premier seulement est écrit. C'est le second qui
        qui est lu, c'est dans le livre du dessous que le lecteur reconnaît ce qui, de l'auteur et de lui, 
        témoigne de l'appartenance à une même communauté silencieuse.
 
        in L'épuisement, éditions Gallimard, 2015, p.55
 
Quant à sa description de la lecture, elle se rapproche étrangement d'une relation amoureuse:
 
         Lire c'est faire l'épreuve de soi dans la parole d'un autre, faire venir de l'encre par voie de sang
         jusqu'au fond de l'âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu'on lit, le transformer en
         soi et se transformer en lui. Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n'est rien, n'a pas lieu,
         n'est pas même du temps perdu, est moins que rien. Toute vie qui n'est pas bouleversée par la
         vie et qui ne va pas, seule, sans le réconfort d'aucune leçon, trouver son bien dans ce bouleverse
         ment est morte. Ce qui est le bien d'une personne c'est à la personne seule d'en décider, en ne
         s'appuyant que sur la lumière suffisante de sa propre solitude, au plus loin des convenances de
         pensée ou de morale. L'intelligence cela ne s'apprend pas – cela s'exerce.
 
         ibid p.p.71/72

         Garder sa vie dans le sentiment neuf de la vie, c'est une des choses les plus difficiles qui soient,
         les plus souvent escamotées. Cela vient sans doute du fait que cette nouveauté de chaque jour
         ne peut être reçue que dans la proximité de sa mort à soi, rien qu'à soi. Je pense chaque jour à
         la mort voisine. Ce n'est pas une pensée du futur, c'est une pensée du présent. C'est la pensée
         la moins morbide qui soit. Cette proximité de vivre avec l'ombre portée de mourir, je peux la
         résumer en un mot, en une attitude de fond: rire. La vie me bouleverse comme un papier de
         soie si fin qu'un regard trop pesant suffirait à le déchirer. La vie me comble d'être aussi parfaite
         ment menacée. Le déchirement me donne joie et rire.

         ibid p.82

         Tous les poètes ont ce savoir du périssable merveilleux, tous reçoivent l'onction de cette
         lumière: ce qui est là est d'autant plus éternellement là que cela passera et passe déjà.

         ibid p.83

Soyons les vigiles et les messagers de ce savoir périssable.