Port des Barques

Port des Barques

vendredi 30 octobre 2015

Trois poètes palestiniens: l'éraflure d'une voix



          Qui suis-je pour vous dire
          ce que je vous dis?

          J'aurai pu ne pas exister,
          la colonne aurait pu tomber
          dans une embuscade
          et la famille, diminuer d'un garçon,
          celui-là même qui écrit ici ce poème,
          lettre après lettre,
          saignement après saignement,
          sur ce canapé,
          avec un sang noir qui n'est ni l'encre du corbeau
          ni sa voix,
          mais la nuit entière,
          pressée goutte après goutte,
          par la chance et le don.

         La poésie y aurait gagné
         si lui, nul autre, n'avait été une huppe
         au-dessus de la béance du gouffre.
         Il a peut-être dit:
         Si j'avais été un autre que moi,
         je serai devenu moi, encore une fois.

        (extrait) in Le lanceur de dés et autres poèmes, traduits de l'arabe par
        Elias  Sanbar,  éditions Actes Sud 2010. pp.68/69

Ce long poème de Mahmoud Darwich a fait le tour du monde, dès sa publication en juillet 2008, un mois avant sa mort à Houston, aux Etats-Unis, au cours d'une opération à cœur ouvert.

Il est né en mars 1941, à Birwa près de Saint Jean d'Acre. Son village est rasé en 1948 et remplacé par une colonie de peuplement, sa famille trouve refuge au Liban puis rentre clandestinement, l'année suivante, en Galilée. Scolarisé dans un village proche, il apprend l'hébreu avec son institutrice juive.

En 1960, il adhère au PC galiléen, un militantisme qui lui vaut d'être emprisonné à plusieurs reprises, et interdit de séjour.  Il vit pendant douze ans à Beyrouth, séjourne à Tunis puis à Paris.
En 1996, il lui est possible  de rentrer, non pas en Galilée, mais à Ramallah, territoire autonome palestinien. Il vit alors en alternance entre cette ville et Amman, en Jordanie.
Il a créé au Liban, précédemment, la revue littéraire Al-Karmil, ouverte sur la littérature et la poésie palestiniennes et les littératures du monde, dont Israël. "Débattre avec l'autre, le connaître" est la ligne directive de cette revue. Le centre culturel Sakakini de Ramallah en devient le siège.

Partageant depuis toujours la même terre et la vie instable et itinérante de nombre de ses congénères, il  acquiert auprès de son peuple, par ses écrits, une forte popularité. Ses poèmes sont copiés en éditions pirates, chantés, calligraphiés. Il a sur scène une forte présence à chacune de ses lectures.

Interrogé en mai 2003 par le journal français La Vie, sur sa venue à la poésie, il répond:

          Je ne sais pas au juste comment j'ai rencontré la poésie. Aucun de nous ne sait comment il s'est découvert lui-même. Dans la maison de mon grand-père, j'avais souvent l'occasion d'écouter de grandes épopées populaires arabes, toujours traversées de poèmes. Elles me fascinaient. En particulier, le rythme, la cadence. Si je me lançais dans une analyse plus freudienne, je dirais que j'étais maigrichon et que le seul terrain sur lequel je pouvais espérer battre mes copains était celui du verbe.
J'avais peut-être 12 ans quand on nous a demandé, à l'école, de célébrer le jour anniversaire de l'indépendance d'Israël. Le jour où nous les Palestiniens, sommes devenus des réfugiés. J'ai écrit un poème où je disais toute ma mélancolie d'avoir à fêter un tel évènement. Le gouverneur militaire israélien m'a convoqué. Il m'a menacé. Il m'a interdit d'écrire de nouveaux vers. Il m'a donné ce jour-là ma première leçon sur l'importance et le pouvoir de la poésie.
Depuis, ma conception de la poésie a beaucoup évolué. Ma vie durant, j'ai dû affronter la question de l'engagement en littérature. Je sais désormais, que la poésie n'est pas une arme. C'est une essence. C'est la résidence de l'homme sur terre. Elle évoque ce qui est commun à tous les hommes: la justice, le refus de la répression. Je sais qu'elle n'utilise pas les moyens de la guerre, et qu'elle est pourtant résistance. Célébrer la vie, c'est résister à l'oppression. En ce sens très large, l'engagement ne s'oppose pas à la poésie. En revanche, elle cesse d'être elle-même si elle se change en prédication ou en mots d'ordre.

Dans un autre long poème, Le Puits, il célèbre ainsi la nature et la création:

(...)
          Sois fort mon double et brandis le passé dans tes mains
          Telles les cornes d'une chèvre
          Prends place auprès de ton puits
          Les cerfs de la vallée se retourneront peut-être vers toi
          Et ta voix, ta voix, apparaîtra
          Image de pierre du présent brisé
          Je n'ai pas encore accompli ma brève visite à l'oubli
          Je n'ai pas emporté tous les instruments de mon cœur
          Ma cloche sur le vent des pins
          Mon échelle adossée au ciel
          Mes astres autour des toits
          Et l'éraflure de ma voix brûlée par le ciel ancien
          Et j'ai dit au souvenir
          Que la paix soit sur vous, paroles spontanées de la grand-mère
          Qui nous transportent à nos jours blancs sous sa somnolence
          Mon nom résonne du timbre de la livre d'or ancienne à la porte du puits

         (...)
      in La terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l'arabe par Elias Sanbar, Poésie/Gallimard 2000, p.324

L'éraflure de ma voix brûlée par le sel ancien, cette voix ardente s'élève toujours du puits et il en reste trace chez les deux poètes palestiniens, présents au dernier Festival de Sète, en 2015, Bashir Shalash et Walid Alwairki, qui figurent, l'un et l'autre, dans l'Anthologie Sète 2015, Voix vives de méditerranée en méditerranée, publiée par Bruno Doucey.

Bashir Shalash est poète, journaliste et éditeur. Il est né en 1978, en Galilée. Il a étudié la littérature arabe et la philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem puis les sciences politiques et le journalisme à Berlin.
Depuis 2011, il a créé, à Yaffa, sa maison d'édition et a publié deux recueils.

 Il disait ses poèmes, en arabe, dans la rue des Trois journées, le 1er août dernier, à Sète. En voici quelques vers, relevés lors de leur lecture en français:

           Je suis dur avec les mots, je les fouette et les crible d'oubli (...) Peut-être les entrainerai-je vers les terres de la poésie.

           **
           Nuages

           Comme un agneau menteur, un nuage est venu et reparti, (...) nos ombres fissurées par la canicule, il nous a laissé captif  (...)

            **
           
             L'oubli n'a pas de frère dont il se vanterait (.........) nous sommes les frères de l'oubli (....)
Nous frappons nos torses fendus, quand nous oublions nos noms.

            **
            Statue
           
            Baisse ta voix pour ne pas réveiller les morts de leur somnolence sous l'herbe.

(On retrouve le rythme et la cadence évoqués par leur aîné: "baisse ta voix", prononcé dans sa langue par le poète résonnait comme un roulement de tambour.)

            Baisse ta voix pour que les colombes posées sur mon épaule ne fuient pas

            **

            Aussi loin que tu sois le message parviendra et personne d'autre que toi ne le liras (bis)

            **
   
            Ici finit la terre
            Ici elle commence (bis)

Ces injonctions répétées ne donnent qu'un  bref avant-goût de cette écriture, que vient compléter un poème, traduit de l'arabe par Siham Bouhlal, qui figure dans l'Anthologie de 2015.

            N'écoutons pas...

            N'écoutons pas la huppe
            Et ne croyons pas le corbeau
            Car nos noms nous accompagnent dans les étendues blanches
            Parsemés de sel, et nos jours sont absence
            Nous possédons une poignée d'eau de chaque rivière
            Traversée un jour, et une part
            De la vapeur du mirage
            Quand la terre nous est étroite, nous marchons
            Sur les cadavres des anciens, nous éclairons les nuits
            Par la distraction, le jeu taquin
            Et par le lait des nuages
            Nous dansons sur des chants
            Quand nous vient une inspiration mystérieuse
            Trop fine à décrire et lorsque nos pieds saignent
            Sur le chemin du narcisse sauvage
            Nous gardons nos rêves loin de la fourberie de nos frères
            Et le ressac des mots en nous, et la brume
            Nos amants possèdent tant de royaumes et, eux comme nous,
            finiront poussière.

            in Anthologie Sète 2015, Voix vives de méditerranée en méditerranée, traduit de l'arabe par
            Siham Bouhlal, éditions Bruno Doucey 2015, p.156

La terre nous est étroite fait visiblement allusion au titre d'un des recueils de Mahmoud Darwich, de même l'emploi de mots comme la huppe et le corbeau.
La huppe fasciée est le symbole de la Reine de Saba et aussi l'emblème national de l'état d'Israël. Elle fait partie, dans le Coran, des 5 animaux que Mahomet interdit de tuer.
Le corbeau, dans le Coran, gratte la terre pour montrer au frère meurtrier comment ensevelir le cadavre de son frère assassiné.
D'autres images suggèrent le désert, au propre comme au figuré, ses sables volatiles, ses lumières éphémères, ses mirages en passe de s'évanouir et son inévitable aridité.
Il se dégage de l'ensemble du poème une mélancolique douceur, de celle qu'on éprouve en ces lieux d'une sublime beauté mais où la mort a souvent le dernier mot.
Les étendues blanches, de l'un, rejoignent les jours blancs, de l'autre. L'amour de la terre ancestrale est omniprésent avec le souvenir de tous les peuples qui l'ont foulée.
Quelle émouvante musique que celle du ressac des mots en nous! Quelle preuve d'humour que la place réservée au jeu taquin, et quelle inventive distraction que le lait des nuages!

Autant d'images, qui  rappellent à quel point la poésie est au cœur de la langue arabe.
Un proche, qui apprenait cette langue, m'expliquait que le mot "poésie" en arabe décrit à lui seul le retour du seigneur du désert: " l'homme descend de sa monture, quitte ses sandales et s'assied sous la tente pour faire le récit de son voyage, tandis que les femmes s'empressent, alentour."

"Être palestinien, ce n'est pas une profession, disait Mahmoud Darwich dans un entretien accordé au journal Le Nouvel Observateur, en février 2006. C'est aussi affirmer qu'un être humain, même dans le malheur, peut aimer l'aube et les amandiers en fleur.(...) j'ai choisi d'être malade d'espoir. La poésie est fragile. C'est ce qui fait sa puissance."
Les deux poètes palestiniens, présents au Festival de Sète en 2015 semblent bien de cette lignée.

Walid Alswairki, poète et traducteur, est né en 1967 à Jeftlek en Palestine. Il passe son enfance et sa jeunesse dans un camp de réfugiés palestinien au nord de la Jordanie. On le retrouve plus tard à l'Université de Yarmouk de ce pays, où il étudie la littérature française puis à l'Université de Franche-Comté, où il prépare un diplôme de littérature comparée. Matière qu'il enseigne par la suite, à l'Université de Yarmouk, avant de rejoindre l'ambassade de France à Amman, en tant qu'attaché de presse.
Il a publié un recueil de poèmes, Ailes blanches du désespoir, en 2006.

Je n'ai pas eu l'opportunité de l'entendre mais j'ai beaucoup aimé son Ultime escalier, qui figure dans l'anthologie de Sète.

          Ultime escalier

         Il suffit d'un grand arbre
         Pour que je fixe longuement le soleil

         Il suffit d'une herbe brisée
         Pour que j'avance dans le vent

         Il suffit d'une grande plaine pour que
         L'âme escalade cette montagne

         Il suffit de deux mains amoureuses
         Pour que je descende,
         Paisible comme un ruisseau,
         Le petit escalier de ma mort.

         in Voix vives de méditerranée en méditerranée, Anthologie Sète 2015, éditions Bruno Doucey,
         2015, p.154.

D'une belle fluidité, ce poème reprend les thèmes chers à Mahmoud Darwich et à la poésie arabe en général : l'arbre, l'herbe, le vent, l'eau, l'amour. Survient la chute, bouleversante: il suffit de deux mains amoureuses pour que je descende, paisible comme un ruisseau, le petit escalier de ma mort .
Le lecteur, en suspens sur la marche, est confronté soudain à sa propre mort...Cette trouvaille est la marque d'un grand poète.

Mahmoud Darwich, dans son entretien accordé au Nouvel Observateur, en février 2006, ajoutait :
          La poésie a la fragilité de l'herbe. L'herbe paraît si vulnérable, mais il suffit d'un peu d'eau et 
         d'un rayon de soleil pour qu'elle repousse.

 Bashir Shalash et Walid Alswairki assurent la relève en faisant, tels leur maitre, chanter la beauté dans un pays, où elle a été mutilée, saccagée et où l'on vit en deçà de la vie.
Découvrons-les et faisons-les découvrir.

Bibliographie:
  • Le lanceur de dés et autres poèmes, Actes Sud 2009
  • La terre nous est étroite, Poésie/Gallimard 2000
  • Voix Vives de méditerranée en méditerranée, Anthologie Sète 2015, éditions Bruno Doucey 2015
sur internet

http://mahmoud-darwich.chez-alice.fr/etudes/outre_voix.html



vendredi 23 octobre 2015

Christian Bobin : "cette brusque décision de ne jamais désespérer"

Christian Bobin a ses "aficionados," dont je suis. Chacun de ses livres est une plongée en poésie, prise pour art de vivre. Contempler, méditer, savourer avec lui sont d'inoubliables instants.
L' année 2015 voit la sortie de deux de ses livres, dits de célébration, si différents pourtant l'un de l'autre. J'ai parlé précédemment du premier sur Le Temps bleu, en mai dernier, il s'agissait de L'épuisement, paru en folio chez Gallimard en février 2015.

Le second, Noireclaire se veut un hommage posthume à sa première compagne, Ghislaine. Il parlera bien sûr à tous ceux et celles qui ont perdu un être cher, mais sa prose va bien au delà, il raconte la constance douce d'un accompagnement, qui défie le temps et l'usure des os. Son langage reste infiniment poétique, parce que la poésie lui colle à la peau et qu'il la vit au quotidien.

           J'ouvre un livre et c'est le ciel que j'ouvre: les fantômes chinois marchent sur la page en effaçant leurs pas. Ils ne sont plus eux-mêmes mais confidences de rivières, soies de feuillage, rumeur de nuages blancs.

Je veux tuer Christian Bobin.

in Noireclaire aux éditions Gallimard 2015, p.41

Par bonheur cet assassinat n'aura pas lieu et je vous propose de poursuivre avec moi cette découverte, dans un joyeux désordre.

           Je sens mon visage s'éclairer comme si le livre sur lequel je me penche était une bougie.

ibid p.26

           Lire prend mes mains, mon visage, mon temps, ma réserve d'espérance et change tout ça en silence, en bonne farine lumineuse de silence.

ibid p.46

           Un rien de plus et les poumons du langage éclatent, comme ceux des plongeurs qui remontent trop vite du fond de l'océan.

ibid p.27

          La vie d'écriture, à quoi la comparer sinon à la rêverie de l'oiseau, qui contemplant le ciel vide, oublie un instant la faim qui ravage le minuscule labyrinthe de ses entrailles?

ibid p.24

          L'écriture, quand je ne lui donne pas la main, je lui réserve toutes mes pensées, comme ce paysan qui au fond de son lit pense à ses bêtes, aux soins qu'il faudra leur donner au matin. Qui m'a appris à écrire? Sans doute la voûte bleutée des hortensias, le temps que mettait Dieu à venir et bien sûr ta nonchalance – cette brusque décision de ne jamais désespérer.
 
ibid p.15
 
           Le poète perce quelques trous dans l'os du langage pour en faire une flûte. Ce n'est rien mais le rien parle de l'éternel.
 
Personne n'est aussi seul que le son d'une flûte.
 
ibid p.63
 
            Quand une joie monte du papier blanc jusqu'à ma main, j'ai la certitude que personne n'est perdu.
 
ibid p.49
 
            La pluie fait ses écritures. Derrière le paravent des gouttes d'eau, des oiseaux prophétisent.
 
ibid p.15

 Pour conclure cette relation inédite de son dernier livre, je citerai cette phrase, qui figure sur la quatrième de couverture:
 
           C'est si beau ta façon de revenir du passé, d'enlever une brique au mur du temps et de montrer par l'ouverture un sourire léger.
 
            Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre.
 
ibid p.19
 
 
Bibliographie:
 
  1. Noireclaire, éditions Gallimard, 2015
Sur internet:
 
un article écrit le 2 mai 2015 sur Le Temps Bleu à propos de son livre
 L'épuisement paru chez Folio Gallimard en février 2015, dont voici le lien:
 
 
 
 

vendredi 16 octobre 2015

Rosa Ausländer: "dialogue avec la braise"

          Pas octobre pas novembre

         Tu dis automne
          et tu veux dire le vent qui aiguise
          son couteau sur ton front
          tu veux dire les feuilles rouille qui roulent
          en avant de ton pas
          tu veux dire les aiguilles du givre qui piquent
          l'air l'arbre la peau

          Automne son âpre
          goût brun
          Les amis au front
          deviennent amers et bruns
          brunis par autre chose que le soleil

          La terre rouille et roule
          de la lune
          jusqu'au fond du ravin où
          l'histoire échafaude forteresses
          prisons et chausse-trappes

          Tu dis automne
           mais moi je te dis
           pas octobre pas novembre
           À toi d'inventer un nouveau calendrier
           un autre alphabet
           une langue qui saura arrêter
           car le temps chute
           chute dans l'imprévisible
           et nous chutons avec lui

           in Été aveugle, éditions Æncrages &Co 2010.

Je m'apprêtais à mettre juste un poème de l'auteur, dont je suis une fidèle lectrice, en pensant à l'automne qui s'avance et aux premiers matins frisquets et à l'incertitude d'un avenir, qui pour beaucoup se profile guerrier.
Mais comment citer Rose Ausländer sans en dire davantage, car ce poème parle à mots couverts d'une tout autre réalité, celle de la seconde guerre mondiale?

Elle naît en 1901, à Czernowitz, en Bucovine, dans une famille juive de langue allemande. La région fait partie de l'empire austro-hongrois. Slaves, latins et juifs qui représentent à eux seuls plus d'un tiers de la population, y cohabitent en parfaite entente.
Ces différentes cultures, unies par la même langue, l'allemand, s'interpénètrent. Beaucoup de poètes, d'artistes, de penseurs émergent de ce milieu linguistique et font de leur ville une cité d'enthousiastes et de partisans engagés.

Rose Ausländer entame pour sa part des études de philosophie et de littérature, auxquelles la mort de son père met brutalement un terme, en 1920.
Elle choisit alors d'émigrer aux Etats-Unis avec celui qui deviendra son premier mari, Ignaz Ausländer. Étrangement, ce nom, qu'elle conservera jusqu'au bout, signifie en allemand: étranger.

La deuxième guerre mondiale la surprend dans sa région natale, où elle est revenue soigner sa mère. La Roumanie, ralliée à l'Allemagne envahit la Bucovine, en octobre 1940.
En l'espace d'une journée, une partie de Czernowitz est déclarée ghetto par la municipalité roumaine. On parque 50.000 juifs dans un quartier où vivaient 5.000 personnes. Pogroms, persécutions, déportations suivent ainsi que des condamnations aux travaux forcés.
Rose Ausländer est privée de son permis de travail, elle et sa mère parviennent à se cacher dans des caves successives du ghetto jusqu'à l'arrivée des troupes soviétiques. Les juifs survivants quittent la ville, transformée en ville fantôme.
"Une cité engloutie. Un monde englouti". Écrire c'était vivre, survivre" dira le poète de ces années d'occupation.

Durant les dix ans à venir, elle séjournera aux Etats-Unis et n'écrira plus qu'en anglais.


           Apatride

            Munie d'une valise en soie
            je parcours le monde
            Un pays austère
            l'autre formidable
            Le choix m'est difficile

            je reste sans patrie

            in Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011, p.19



            Pays maternel

            Ma patrie est morte
            ils l'ont réduite
            en cendres
            Je vis
            dans mon pays maternel
            la langue.

            in Mutterland, édité par Helmut Braun, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994

        

Son premier recueil, L'Arc-en-ciel, avait paru en 1939, le second, Été aveugle, paraît en 1965. Elle a soixante quatre ans.
Cette même année, elle se décide à retourner en RDA, et bénéficie d'une rente d'indemnisation en tant que victime du régime nazi, qui lui permettra de voyager et parcourir l'Europe.
Elle prend une chambre, en 1971, dans la maison de retraite juive Nelly Sachs-Haus, de Düsseldorf, où elle finira sa vie. Alitée durant ses dix dernières années, elle continuera à écrire jusqu'à sa mort, en 1988.

            En ces années-là

            En ces années-là
            le temps gela:
            de la glace à perte d'âme

            Des toits
            pendaient des poignards
            La ville était
            de verre gelé
            Des hommes traînaient
            des sacs pleins de neige
            sur des bûchers couverts de givre

            Une fois un chant tomba
            en flocons d'or
            sur la neige:
                  "Connais-tu le pays
                   où fleurissent les citronniers?"
            Un pays où fleurissent les citronniers?
            Où fleurit ce pays?
            Les bonshommes de neige
            ne le savaient pas

            La glace foisonna
            et plongea
            des racines blanches
            dans la moelle de nos années

            in  Été aveugle éditions Æncrages & Co, traduit et présenté par Dominique Venard 2010

Rosa Ausländer posera toujours sur le monde un regard aussi lucide que poétique. Dix-huit années séparent  la publication d'Été aveugle (1965) de celle de Seule la mort respire aussi (1983). Ces deux recueils sont selon moi les plus puissants de son œuvre traduite en français.

identité


            Des hommes m'ont
            privée de moi

            Ce qu'ils ignorent
            je suis arbre aussi
            et oiseau étoile

           et l'architecte
           bâtisseur de contes

           qu'ils ne voient pas
           bien qu'ils
           atteignent le ciel

           in Seule la mort respire aussi sûrement, traduction Hugo Hengl, éditions Harpo & 2013


         
paume
 
 
           J'écris
           sur ma paume
           des lignes de lumière
           et d'ombre
 
           Ligne d'amour ligne de vie
           une croix
           des traits
           entre-
           croisés
 
           La lettre A
           sans l'achever
 
           ibid Seule la mort respire aussi sûrement
 
 
En 1985, paraissent en allemand les tomes I et II de son œuvre intégrale, avec Je compte les étoiles de
mes mots. Six autres tomes suivront d'ici 1990.

Le poème suivant , extrait de Je compte les étoiles de mes mots, résume à lui seul le combat discret de toute une vie et la place plénière accordée à la poésie:

            Je me consacre
            au feu de ces jours

            Il me donne
            toute sa flamboyance

                       *

            Ich widme mich
            dem Feuer dieser Tage

            Es gibt mir
            seinen lauten Glanz

            in Je compte les étoiles de mes mots éditions Héros-Limite, 2011, p.65


Bibliographie

  1. Été aveugle, éditions Æncrages & Co 2010
  2. Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011
  3. Seule la mort respire aussi sûrement, éditions Harpo & 2013
  4. Écrire c'était vivre, survivre, Chronique du ghetto de Czernovitz et de la déportation en Transnistrie 1941-1944, éditions fario, 2012

vendredi 9 octobre 2015

Liat Kaplan: "La rive de la blessure"


        À ce sujet-là: moi

        Près d'un peuplier desséché, superbe
        Un héron frotte une fine patte contre l'autre
        Dans l'écume de l'eau des poissons vivants dévorent un poisson mort
        La tunique des monts s'obscurcit

        Et un oiseau se tient
        Un moment au bord du lac, regarde,
        Remue un peu le bec
        En silence.

        Moi aussi.

Ce poème de Liat Kaplan fait partie d'un ensemble de textes, choisis par elle pour le dernier Festival poésie Voies vives de Méditerranée en Méditerranée, à Sète, en juillet 2015, textes magnifiquement traduits par Colette Salem et réunis sous le titre de Présent intérieur, qu'elle a bien voulu me confier.

À la soirée d'ouverture du Festival, je suis séduite par le poème qu'elle lit en public. Je choisis d'aller l'entendre,  dans le cadre d'une rencontre radiophonique enregistrée en direct pour Radio Aviva, dans l'impasse Brouillonnet, à Sète. Liat Kaplan est interrogée par Monica Zerbib, en même temps que le poète français, Roger Dextre.
À la question de son interlocutrice: Qu'est-ce qui vous a amenée à la poésie? Elle répond:

        Je ne peux m'en souvenir, j'ai grandi avec la poésie avant de savoir lire, et j'ai parlé poésie avant de savoir écrire. J'ai publié beaucoup plus tard, à l'âge de 40 ans. Pour la continuité, j'enseigne la poésie et la pratique. Elle est pour moi un présent, un travail et jamais une idée. La poésie est musique. J'écris beaucoup de poésie, j'ai du mal à la publier et à la dire. Je n'ai pas de processus d'inspiration, parfois le poème est très court et devient un livre par la suite... J'ai toujours un carnet dans ma poche quand je me promène.


Je suis frappée par la manière dont elle dit son premier texte en hébreu, d'une voix sonore et rythmée,  articulant lentement et avec une grande douceur alors que le poème se révèlera "percutant" dans sa version française, d'autant plus qu'elle s'adresse à elle-même!

         En réponse à la question de savoir ce que tu peux bien foutre encore ici

         Qu'est-ce que tu fous là? Y a rien à voir. Dégage, dégage, va-t-en, va-t-en d'ici déjà,
         C'est terminé. Qu'est-ce que tu fous là? Rien d'autre que l'obscurité qui gagne. Ils ne parlent pas ta langue.
         Un autre langage, menteur, qui dit: Ciel. Ici. Elle. Qu'est-ce que tu vois?
         La beauté ruisselante des rues de ta ville est contaminée. Pars éloigne-toi de ton pays,
         de ton lieu natal. Va dans tout autre pays, vers une langue étrangère. Il est presque
         trop tard déjà. Pars, va-t-en d'ici. Ici les vases sont brisés. Tu ne vois donc pas? La nuit tombe.Demain il ne fera pas jour. Tu vois ce que je vois? Ça fait mal? Ça fait mal.
         Le couchant somptueux est d'un orange affreux. Il est terrible ce lieu, notre maison.
         Voilà que la demeure du Seigneur est la demeure des morts. D'un rouge insoutenable.
         Affamé affamé. Qu'est-ce que tu fous encore ici? L'amour brouille
         la vue. Écris mot à mot sur tes outils: ici tout
         n'est rien. Tu vois. Qu'est-ce que tu en dis? Pars, éloigne-toi d'ici. Va-t-en.
         Tu vois ce que je vois? L'amour est aveugle. Va-t-en d'ici,
         la mer elle-même reflue. Qu'est-ce que tu fous ici à te complaire aux bords de la plaie?

Tout un passé culturel et religieux transparaît au travers de ce texte et ailleurs nombre de phrases font  référence à la Genèse ou aux Psaumes.
 "Quitte Israël!" semble  retentir aux oreilles du poète comme un ordre et paraît le seul échappatoire. Mais je ne le peux pas, ajoute-elle tristement.
Or à l'heure où je rédige cet article, la tension entre Palestiniens et Israéliens atteint de nouveau son paroxysme.

À la question posée: "est-ce un devoir de s'engager en politique?" Liat Kaplan répond sans hésiter:
           
" Il n'y a pas d'autre façon d'être. Nous sommes frères et cousins. On ne peut rien faire mais on le fait. On ne peut rester silencieux."
Le poème précédent figure, sous une traduction plus édulcorée, dans l'anthologie, D'un burin de fer, Vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004, établie par Tal Nitzán et éditée par Al Manar en 2013, avec une préface de Sylvie Germain.
Le suivant, qu'elle dira aussi à Sète, y figure également, à la page 210; il y est fait plusieurs allusions à l'Exode.
 
         C'est le moment
 
         Et si le désastre s'en suit
         et que nous donnons main libre à vie pour vie
         œil pour œil
         dent pour dent
         main pour main
         pied pour pied
         brûlure pour brûlure
         blessure pour blessure
         meurtrissure pour meurtrissure
         œil pour dent pour main pour pied pour brûlure pour blessure pour meurtrissure pour vie
         pour vie
         et tout le peuple entend le tonnerre
         nous élèverons un autel de terre
         et le désastre viendra
         nous nous tiendrons éloignés
         et les nuées des ténèbres régneront
         et nous nous tiendrons loin l'un de l'autre la nuit durant.
 
Toutefois, la poésie de Liat Kaplan ne se résume pas uniquement à une poésie engagée, elle est une poésie sensible et originale, de tous les instants. Elle touche à tous les sujets, prend toutes les formes. L'ensemble des 29 textes présentés au Festival de Poésie, Voix Vives, à Sète en 2015 en témoigne.  
La biographie de leur auteur, qui figure au programme, est celle-ci, je la transcris brièvement:

Liat Kaplan, née en Israël en 1956, est éditrice (recueils et anthologies de poésie), poète et professeur d'écriture créative. Elle a publié à ce jour six ouvrages de poésie  traduits en plusieurs langues, dont By the river of Kvar ( Carmel 2006) et Between waters, en 2010, ainsi que des ouvrages en collaboration avec d'autres artistes peintres, photographes et compositeurs.
Liat Kaplan vit à Tel-Aviv et enseigne à l'Université Hébraïque de Jérusalem.

Jugez-en vous même.
 
           La plus belle chose au monde
 
           Tes poils de barbe te perçant la peau des joues,
            un triangle de drap haletant sur l'os de ta mâchoire,
            tes cils tremblants à l'instant
            où la lumière perce la cime du pin sylvestre,
            perce l'air, la vitre,
            les rêves brouillés dans mes cheveux.
            La lumière toute-puissante s'étale, insolente, dans ton souffle lourd.
            Tu dors comme toi seul
            le peux: aspirant l'air, renouvelant tes cellules,
            plongé dans le puits de l'oubli, recroquevillé et te ressouvenant.
           
            La plus belle chose au monde,
            c'est le fier profil de ton sommeil.
 
             Deux femmes en cuisine
 
             C'est pile comme ça, dans la cuisine, que je veux ma belle venir vers toi, par derrière,
             en un toucher dénudé, fragile, sur le parquet nu. Tu es gracile et
             nu-pieds, le blanc de ta chemise de nuit taché du sang du mort-mignon.
             C'est pile comme ça, dans le fouillis de la cuisine: raisins figues grenades éclatées
             de chaque coté compotiers fatigués, amas de myrtilles,
             taches de confiture, vins retenus dans la panse des gargoulettes,
             femmes ventrues déposant doucement
             leur chair colorée sur des fauteuils et des coussins.
             Nos fœtus morts chantent,
             en vain la ville se dresse par toutes les fenêtres. On l'a déjà écrit.
             Tu verses du camphre, de l'huile de noix de coco et de l'essence d'amandes amères.
             Une volute de lettres monte et ne s'apaise pas. Nous formons une rigole lisse et lointaine.
             Pile comme ça, dans la cuisine, je te pénètre, je suis en toi.
 
             Texte, textile
 
             Je ne fais rien.
             Je tisse le temps comme un tisserand japonais,
             j'écris le lieu. Les fils de la chaîne horizontale
             disparaissent peu à peu dans la trame du soir.
             Des rêts de mots translucides piègent l'espace
             comme un papier de riz retenant le bond d'une panthère.
             Je ne fais rien,
             les phrases se filent une à une d'une main patiente,
             la mèche est roulée en boule, trempée dans l'indigo,
             des veinules bleues s'étirent en texte asymétrique,
             tâche et transparence émanent l'une de l'autre.
             Quand on exposera mes tissus,
             les textures dorées séduiront les passants,
             tous les yeux, toutes les mains pénétreront les tissus
             dès que le gardien aura le dos tourné.
 
De la même veine sont ces deux haïkus, instants poétiques éphémères mais intenses:
 
             Écurie vidée
             Un moineau entre deux cuves
             Boit à l'abreuvoir
                        **
            Mouettes sur l'eau
            Doucement le soir renonce
            À ses couleurs
                       
La présence d'une voix, jusqu'alors inconnue et qui éveille en vous tant d'échos, fait partie de la magie des rencontres du Festival de Poésie de Sète. L'émotion est multiple et différente selon qu'elle atteigne ou non, en chacun,  "la rive de la blessure."

         Seul celui qui touche

        Seul celui qui ne touche pas, tu le sauras,
        ne te quitte pas. Celui qui aime brûle seul
        dans le noir, recroquevillé dans l'énorme poing
        de l'ourse solitude démesurée.

        Dans un recoin de Tel-Aviv mes yeux
        se referment sur eux-mêmes, bourgeonnant
        comme la floraison de plastique rouge
        de deux arbres improbables
        sur la place de Milan. Je ne sais rien d'autre
        que le soleil d'hiver. Je pense encore
        à toi: exil et nostalgie. Les sécrétions corporelles
        se mêlent en un corps familier qui se livre à l'autre.

        Qu'est-ce que le voisinage sinon la vie dans un foyer étranger,
        écoulement vers un corps différent. Le giron est vide derechef.
        Seul le palais rond étreint la langue. Le désir
        comme un coït, roule de solitaire
        à solitaire. Nous nous détachons l'un de l'autre à notre corps défendant
        comme le soleil, qui délaisse les monts d'Edom
        chaque matin pour briller toute la route, jusqu'à la mer.

        Touchants et délaissés nous ramons seuls dans l'obscurité
        vers le Je qui n'est pas moi, vers l'unique Tu.

Si l'écoute de l'autre, en ce qu'il a de plus précieux à partager, pouvait comme à Sète gagner toutes les rives de la Méditerranée, nous pourrions peut-être, comme le souhaitait Germaine Tillion à propos de l'Algérie, "faire décélérer la violence, faire baisser la terreur, entre le pouvoir d'un coté et le non-pouvoir de l'autre".

Au poète, la voix et à nous le soin de l'entendre...

         Les lèvres crispées de l'horizon

"Cria-t-elle jusqu'à n'être plus qu'une voix, la cigale?" Ses larves sont enfouies dans la terre
  dix-sept ans durant, elles vivent une heure puis sont dévorées. Nous tairons-nous jusqu'à en être muets? 
 
Entre-temps nous nous terrons dans nos maisons. Les rues sont vides. seule la plage bruisse de monde.
Les oiseaux, tous des corbeaux, atterrissent sur leurs ombres. La mer, large, verte, vaine, vaine, scintille.
Dans les lèvres crispées de l'horizon se cache l'orange de l'ultime lueur du jour. Ici le temps se fêle.
Soudain c'est la pluie. Le jaune perce la terre de Palestine: oseille sauvage, chrysanthème, aneth, tournesol, sénevé, souci et soleil. Demain la floraison tournera
aux chaumes de l'été et nous passerons, anecdotiques, aux pages d'oubli de l'Histoire.
 Nouvelles du raid sur Balata et des gens battus à la gare routière. L'herbe aux ânes pousse
 à présent au Mémorial. Depuis les cercles infinis de la création, la vie comme pause
 et néant – je ne vois que deuil et désolation. Pour autant, c'est le printemps. Nous l'ignorons.
 Terre aimée, minuscule, dévorante. Ténèbres frais du jour, jour après jour, inéluctables comme le couchant.
 On ne peut se tremper deux fois dans le même sang. Le corps incline déjà vers le soir, à présent lui seul
  existe. Comme la mer, comme la mer sans sauvegarde, à nos risques et périls
 "Cria-t-elle jusqu'à n'être plus qu'une voix?"
 
 
Bibliographie
 
  • D'un burin de fer, Vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004, aux éditions Al Manar 2013
  • Présent intérieur, un ensemble de poèmes inédits de Liat Kaplan, traduits par Colette Salem



        


       




       

       

       

vendredi 2 octobre 2015

Basta ou l'importance de dire non

Dans le cadre du Festival d'automne à Paris, le Théâtre de la Colline présentait, jusqu'au 27 septembre 2015, une pièce italienne, sous titrée en français, inspirée par une image forte du roman Le justicier d'Athènes de l'écrivain grec, Pétros Márkaris, écrit en 2011: "Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni",  (Nous partons pour ne plus vous donner de soucis).

Quatre femmes grecques, associant somnifères et vodka, se suicident ensemble dans leur logement et laissent ce mot, soigneusement rédigé, posé sur la table à coté de leurs cartes d'identité:
     
          Nous sommes quatre retraitées, sans familles. Nous n'avons ni enfants, ni chiens. D'abord, on nous a réduit nos retraites, notre unique revenu. Puis nous avons cherché un médecin qui nous prescrive nos médicaments, mais les médecins étaient en grève. Quand ils les ont enfin prescrits, on nous a dit à la pharmacie que nos mutuelles n'ont plus d'argent et que nous devons payer de notre poche. Nous avons compris que nous étions un poids pour l'État, les médecins, les pharmacies et toute la société. Nous partons pour vous éviter cette charge. Quatre retraitées en moins, cela vous aidera à mieux vivre.

Antonio Tagliarini et Daria Deflorian en ont fait une pièce-boomerang, qui interpelle acteurs et public.

Pièce qui débute, étrangement, par un artifice: "le refus d'en dire plus", formulé après un bref conciliabule avec ses partenaires, par l'actrice (et metteur en scène) Daria Deflorian.
Refus, qu'elle argumente par l'importance de dire non, un non qui soulève à son tour la question:  Faut-il s'en contenter? Question, à laquelle elle répond par un nouveau non, qui nous vaudra d'entendre la suite de la pièce.
Selon les deux metteurs en scène, il s'agit devant le public "d'une déclaration de profonde impuissance, une impuissance cruciale à représenter. Un jeu performatif, qui , pendant le travail, devient de plus en plus sérieux et définitif. Ce n'est pas seulement la question de la représentation qui vacille, mais aussi notre capacité, en tant qu'individus sur scène face à d'autres individus, à trouver une réponse constructive à la débâcle – avant tout morale – qui nous entoure. Incapables, impuissants. Mais conscients de cela."

C'est à cette prise de conscience que les acteurs vont s'exercer sur scène et tenter de nous entraîner durant l'heure, intensément vécue, qui suivra.
Leur manière à eux, selon Daria Deflorian, de dire:
          
        Parlons-en du suicide. Parlons-en des idées qui nous traversent, de la honte éprouvée à montrer aux autres ce que l'on peut éprouver quand on est en détresse et de la manière de surmonter cette honte? Parlons-en de l'urgence de dire non: non pas un non passif, négatif, mais ce non vital, qui devient une forme de survie".

Sur scène, les acteurs seront les personnages supposés mais aussi eux -mêmes, exprimant de derniers désirs insoupçonnés, ainsi celui de "se marier avec son meilleur ami, à 70 ans, pour l'avoir fait au moins une fois dans la vie" ou "d'apprendre in extrémis au moins les premiers rudiments du sirtaki."
L'émotion ressentie par le public passe par là, chacun est amené à s'identifier au futur suicidé et à s'interroger sur ses propres désirs et manques.

L'état dramatique de la Grèce n'est qu'un moyen utilisé pour débattre de nos choix de société, déclare
Daria Deflorian, dans l'entretien accordé à Angela de Lorenzis, le 3 juin 2015 . Son autre spectacle, Reality, donné au Théâtre de La Colline, du 30 septembre au 11 octobre prochain va dans le même sens.

         À travers notre regard sur la crise, nous cherchons à explorer artistiquement le point de rupture, le moment où l'humain atteint sa limite et se brise. Si les protagonistes des deux spectacles sont de vieilles personnes, c'est justement parce qu'elles incarnent, d'un coté, une fragilité qui nous concerne tous, de l'autre, la banalité de vies ordinaires derrière lesquelles se cache la singularité extraordinaire de chaque existence. L'âge, la fragilité, l'inutilité de la vie de ces femmes âgées ne répondent plus aux impératifs d'utilité, de productivité, de réussite que la société contemporaine nous impose et, comme tous ceux qui ne rentrent pas dans ces critères, elles en sont exclues: en ce sens, et en tant qu'artistes, nous tentons de partager le même principe d'inutilité. (...) Nous explorons la merveilleuse beauté de vies à la marge: une marginalité qui ne veut pas dire émargination mais qui révèle, au contraire, toute la force, la poésie de tant de créatures "invisibles" qu'il faut sauvegarder, comme les lucioles.

Je partage ce message avec toutes les lucioles, qui, de jour comme de nuit, lisent ce blog dans leurs temps bleus et se nourrissent de poésie.