Port des Barques

Port des Barques

vendredi 30 octobre 2015

Trois poètes palestiniens: l'éraflure d'une voix



          Qui suis-je pour vous dire
          ce que je vous dis?

          J'aurai pu ne pas exister,
          la colonne aurait pu tomber
          dans une embuscade
          et la famille, diminuer d'un garçon,
          celui-là même qui écrit ici ce poème,
          lettre après lettre,
          saignement après saignement,
          sur ce canapé,
          avec un sang noir qui n'est ni l'encre du corbeau
          ni sa voix,
          mais la nuit entière,
          pressée goutte après goutte,
          par la chance et le don.

         La poésie y aurait gagné
         si lui, nul autre, n'avait été une huppe
         au-dessus de la béance du gouffre.
         Il a peut-être dit:
         Si j'avais été un autre que moi,
         je serai devenu moi, encore une fois.

        (extrait) in Le lanceur de dés et autres poèmes, traduits de l'arabe par
        Elias  Sanbar,  éditions Actes Sud 2010. pp.68/69

Ce long poème de Mahmoud Darwich a fait le tour du monde, dès sa publication en juillet 2008, un mois avant sa mort à Houston, aux Etats-Unis, au cours d'une opération à cœur ouvert.

Il est né en mars 1941, à Birwa près de Saint Jean d'Acre. Son village est rasé en 1948 et remplacé par une colonie de peuplement, sa famille trouve refuge au Liban puis rentre clandestinement, l'année suivante, en Galilée. Scolarisé dans un village proche, il apprend l'hébreu avec son institutrice juive.

En 1960, il adhère au PC galiléen, un militantisme qui lui vaut d'être emprisonné à plusieurs reprises, et interdit de séjour.  Il vit pendant douze ans à Beyrouth, séjourne à Tunis puis à Paris.
En 1996, il lui est possible  de rentrer, non pas en Galilée, mais à Ramallah, territoire autonome palestinien. Il vit alors en alternance entre cette ville et Amman, en Jordanie.
Il a créé au Liban, précédemment, la revue littéraire Al-Karmil, ouverte sur la littérature et la poésie palestiniennes et les littératures du monde, dont Israël. "Débattre avec l'autre, le connaître" est la ligne directive de cette revue. Le centre culturel Sakakini de Ramallah en devient le siège.

Partageant depuis toujours la même terre et la vie instable et itinérante de nombre de ses congénères, il  acquiert auprès de son peuple, par ses écrits, une forte popularité. Ses poèmes sont copiés en éditions pirates, chantés, calligraphiés. Il a sur scène une forte présence à chacune de ses lectures.

Interrogé en mai 2003 par le journal français La Vie, sur sa venue à la poésie, il répond:

          Je ne sais pas au juste comment j'ai rencontré la poésie. Aucun de nous ne sait comment il s'est découvert lui-même. Dans la maison de mon grand-père, j'avais souvent l'occasion d'écouter de grandes épopées populaires arabes, toujours traversées de poèmes. Elles me fascinaient. En particulier, le rythme, la cadence. Si je me lançais dans une analyse plus freudienne, je dirais que j'étais maigrichon et que le seul terrain sur lequel je pouvais espérer battre mes copains était celui du verbe.
J'avais peut-être 12 ans quand on nous a demandé, à l'école, de célébrer le jour anniversaire de l'indépendance d'Israël. Le jour où nous les Palestiniens, sommes devenus des réfugiés. J'ai écrit un poème où je disais toute ma mélancolie d'avoir à fêter un tel évènement. Le gouverneur militaire israélien m'a convoqué. Il m'a menacé. Il m'a interdit d'écrire de nouveaux vers. Il m'a donné ce jour-là ma première leçon sur l'importance et le pouvoir de la poésie.
Depuis, ma conception de la poésie a beaucoup évolué. Ma vie durant, j'ai dû affronter la question de l'engagement en littérature. Je sais désormais, que la poésie n'est pas une arme. C'est une essence. C'est la résidence de l'homme sur terre. Elle évoque ce qui est commun à tous les hommes: la justice, le refus de la répression. Je sais qu'elle n'utilise pas les moyens de la guerre, et qu'elle est pourtant résistance. Célébrer la vie, c'est résister à l'oppression. En ce sens très large, l'engagement ne s'oppose pas à la poésie. En revanche, elle cesse d'être elle-même si elle se change en prédication ou en mots d'ordre.

Dans un autre long poème, Le Puits, il célèbre ainsi la nature et la création:

(...)
          Sois fort mon double et brandis le passé dans tes mains
          Telles les cornes d'une chèvre
          Prends place auprès de ton puits
          Les cerfs de la vallée se retourneront peut-être vers toi
          Et ta voix, ta voix, apparaîtra
          Image de pierre du présent brisé
          Je n'ai pas encore accompli ma brève visite à l'oubli
          Je n'ai pas emporté tous les instruments de mon cœur
          Ma cloche sur le vent des pins
          Mon échelle adossée au ciel
          Mes astres autour des toits
          Et l'éraflure de ma voix brûlée par le ciel ancien
          Et j'ai dit au souvenir
          Que la paix soit sur vous, paroles spontanées de la grand-mère
          Qui nous transportent à nos jours blancs sous sa somnolence
          Mon nom résonne du timbre de la livre d'or ancienne à la porte du puits

         (...)
      in La terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l'arabe par Elias Sanbar, Poésie/Gallimard 2000, p.324

L'éraflure de ma voix brûlée par le sel ancien, cette voix ardente s'élève toujours du puits et il en reste trace chez les deux poètes palestiniens, présents au dernier Festival de Sète, en 2015, Bashir Shalash et Walid Alwairki, qui figurent, l'un et l'autre, dans l'Anthologie Sète 2015, Voix vives de méditerranée en méditerranée, publiée par Bruno Doucey.

Bashir Shalash est poète, journaliste et éditeur. Il est né en 1978, en Galilée. Il a étudié la littérature arabe et la philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem puis les sciences politiques et le journalisme à Berlin.
Depuis 2011, il a créé, à Yaffa, sa maison d'édition et a publié deux recueils.

 Il disait ses poèmes, en arabe, dans la rue des Trois journées, le 1er août dernier, à Sète. En voici quelques vers, relevés lors de leur lecture en français:

           Je suis dur avec les mots, je les fouette et les crible d'oubli (...) Peut-être les entrainerai-je vers les terres de la poésie.

           **
           Nuages

           Comme un agneau menteur, un nuage est venu et reparti, (...) nos ombres fissurées par la canicule, il nous a laissé captif  (...)

            **
           
             L'oubli n'a pas de frère dont il se vanterait (.........) nous sommes les frères de l'oubli (....)
Nous frappons nos torses fendus, quand nous oublions nos noms.

            **
            Statue
           
            Baisse ta voix pour ne pas réveiller les morts de leur somnolence sous l'herbe.

(On retrouve le rythme et la cadence évoqués par leur aîné: "baisse ta voix", prononcé dans sa langue par le poète résonnait comme un roulement de tambour.)

            Baisse ta voix pour que les colombes posées sur mon épaule ne fuient pas

            **

            Aussi loin que tu sois le message parviendra et personne d'autre que toi ne le liras (bis)

            **
   
            Ici finit la terre
            Ici elle commence (bis)

Ces injonctions répétées ne donnent qu'un  bref avant-goût de cette écriture, que vient compléter un poème, traduit de l'arabe par Siham Bouhlal, qui figure dans l'Anthologie de 2015.

            N'écoutons pas...

            N'écoutons pas la huppe
            Et ne croyons pas le corbeau
            Car nos noms nous accompagnent dans les étendues blanches
            Parsemés de sel, et nos jours sont absence
            Nous possédons une poignée d'eau de chaque rivière
            Traversée un jour, et une part
            De la vapeur du mirage
            Quand la terre nous est étroite, nous marchons
            Sur les cadavres des anciens, nous éclairons les nuits
            Par la distraction, le jeu taquin
            Et par le lait des nuages
            Nous dansons sur des chants
            Quand nous vient une inspiration mystérieuse
            Trop fine à décrire et lorsque nos pieds saignent
            Sur le chemin du narcisse sauvage
            Nous gardons nos rêves loin de la fourberie de nos frères
            Et le ressac des mots en nous, et la brume
            Nos amants possèdent tant de royaumes et, eux comme nous,
            finiront poussière.

            in Anthologie Sète 2015, Voix vives de méditerranée en méditerranée, traduit de l'arabe par
            Siham Bouhlal, éditions Bruno Doucey 2015, p.156

La terre nous est étroite fait visiblement allusion au titre d'un des recueils de Mahmoud Darwich, de même l'emploi de mots comme la huppe et le corbeau.
La huppe fasciée est le symbole de la Reine de Saba et aussi l'emblème national de l'état d'Israël. Elle fait partie, dans le Coran, des 5 animaux que Mahomet interdit de tuer.
Le corbeau, dans le Coran, gratte la terre pour montrer au frère meurtrier comment ensevelir le cadavre de son frère assassiné.
D'autres images suggèrent le désert, au propre comme au figuré, ses sables volatiles, ses lumières éphémères, ses mirages en passe de s'évanouir et son inévitable aridité.
Il se dégage de l'ensemble du poème une mélancolique douceur, de celle qu'on éprouve en ces lieux d'une sublime beauté mais où la mort a souvent le dernier mot.
Les étendues blanches, de l'un, rejoignent les jours blancs, de l'autre. L'amour de la terre ancestrale est omniprésent avec le souvenir de tous les peuples qui l'ont foulée.
Quelle émouvante musique que celle du ressac des mots en nous! Quelle preuve d'humour que la place réservée au jeu taquin, et quelle inventive distraction que le lait des nuages!

Autant d'images, qui  rappellent à quel point la poésie est au cœur de la langue arabe.
Un proche, qui apprenait cette langue, m'expliquait que le mot "poésie" en arabe décrit à lui seul le retour du seigneur du désert: " l'homme descend de sa monture, quitte ses sandales et s'assied sous la tente pour faire le récit de son voyage, tandis que les femmes s'empressent, alentour."

"Être palestinien, ce n'est pas une profession, disait Mahmoud Darwich dans un entretien accordé au journal Le Nouvel Observateur, en février 2006. C'est aussi affirmer qu'un être humain, même dans le malheur, peut aimer l'aube et les amandiers en fleur.(...) j'ai choisi d'être malade d'espoir. La poésie est fragile. C'est ce qui fait sa puissance."
Les deux poètes palestiniens, présents au Festival de Sète en 2015 semblent bien de cette lignée.

Walid Alswairki, poète et traducteur, est né en 1967 à Jeftlek en Palestine. Il passe son enfance et sa jeunesse dans un camp de réfugiés palestinien au nord de la Jordanie. On le retrouve plus tard à l'Université de Yarmouk de ce pays, où il étudie la littérature française puis à l'Université de Franche-Comté, où il prépare un diplôme de littérature comparée. Matière qu'il enseigne par la suite, à l'Université de Yarmouk, avant de rejoindre l'ambassade de France à Amman, en tant qu'attaché de presse.
Il a publié un recueil de poèmes, Ailes blanches du désespoir, en 2006.

Je n'ai pas eu l'opportunité de l'entendre mais j'ai beaucoup aimé son Ultime escalier, qui figure dans l'anthologie de Sète.

          Ultime escalier

         Il suffit d'un grand arbre
         Pour que je fixe longuement le soleil

         Il suffit d'une herbe brisée
         Pour que j'avance dans le vent

         Il suffit d'une grande plaine pour que
         L'âme escalade cette montagne

         Il suffit de deux mains amoureuses
         Pour que je descende,
         Paisible comme un ruisseau,
         Le petit escalier de ma mort.

         in Voix vives de méditerranée en méditerranée, Anthologie Sète 2015, éditions Bruno Doucey,
         2015, p.154.

D'une belle fluidité, ce poème reprend les thèmes chers à Mahmoud Darwich et à la poésie arabe en général : l'arbre, l'herbe, le vent, l'eau, l'amour. Survient la chute, bouleversante: il suffit de deux mains amoureuses pour que je descende, paisible comme un ruisseau, le petit escalier de ma mort .
Le lecteur, en suspens sur la marche, est confronté soudain à sa propre mort...Cette trouvaille est la marque d'un grand poète.

Mahmoud Darwich, dans son entretien accordé au Nouvel Observateur, en février 2006, ajoutait :
          La poésie a la fragilité de l'herbe. L'herbe paraît si vulnérable, mais il suffit d'un peu d'eau et 
         d'un rayon de soleil pour qu'elle repousse.

 Bashir Shalash et Walid Alswairki assurent la relève en faisant, tels leur maitre, chanter la beauté dans un pays, où elle a été mutilée, saccagée et où l'on vit en deçà de la vie.
Découvrons-les et faisons-les découvrir.

Bibliographie:
  • Le lanceur de dés et autres poèmes, Actes Sud 2009
  • La terre nous est étroite, Poésie/Gallimard 2000
  • Voix Vives de méditerranée en méditerranée, Anthologie Sète 2015, éditions Bruno Doucey 2015
sur internet

http://mahmoud-darwich.chez-alice.fr/etudes/outre_voix.html



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