Tu dis automne
et tu veux dire le vent qui aiguise
son couteau sur ton front
tu veux dire les feuilles rouille qui roulent
en avant de ton pas
tu veux dire les aiguilles du givre qui piquent
l'air l'arbre la peau
Automne son âpre
goût brun
Les amis au front
deviennent amers et bruns
brunis par autre chose que le soleil
La terre rouille et roule
de la lune
jusqu'au fond du ravin où
l'histoire échafaude forteresses
prisons et chausse-trappes
Tu dis automne
mais moi je te dis
pas octobre pas novembre
À toi d'inventer un nouveau calendrier
un autre alphabet
une langue qui saura arrêter
car le temps chute
chute dans l'imprévisible
et nous chutons avec lui
in Été aveugle, éditions Æncrages &Co 2010.
Je m'apprêtais à mettre juste un poème de l'auteur, dont je suis une fidèle lectrice, en pensant à l'automne qui s'avance et aux premiers matins frisquets et à l'incertitude d'un avenir, qui pour beaucoup se profile guerrier.
Mais comment citer Rose Ausländer sans en dire davantage, car ce poème parle à mots couverts d'une tout autre réalité, celle de la seconde guerre mondiale?
Elle naît en 1901, à Czernowitz, en Bucovine, dans une famille juive de langue allemande. La région fait partie de l'empire austro-hongrois. Slaves, latins et juifs qui représentent à eux seuls plus d'un tiers de la population, y cohabitent en parfaite entente.
Ces différentes cultures, unies par la même langue, l'allemand, s'interpénètrent. Beaucoup de poètes, d'artistes, de penseurs émergent de ce milieu linguistique et font de leur ville une cité d'enthousiastes et de partisans engagés.
Rose Ausländer entame pour sa part des études de philosophie et de littérature, auxquelles la mort de son père met brutalement un terme, en 1920.
Elle choisit alors d'émigrer aux Etats-Unis avec celui qui deviendra son premier mari, Ignaz Ausländer. Étrangement, ce nom, qu'elle conservera jusqu'au bout, signifie en allemand: étranger.
La deuxième guerre mondiale la surprend dans sa région natale, où elle est revenue soigner sa mère. La Roumanie, ralliée à l'Allemagne envahit la Bucovine, en octobre 1940.
En l'espace d'une journée, une partie de Czernowitz est déclarée ghetto par la municipalité roumaine. On parque 50.000 juifs dans un quartier où vivaient 5.000 personnes. Pogroms, persécutions, déportations suivent ainsi que des condamnations aux travaux forcés.
Rose Ausländer est privée de son permis de travail, elle et sa mère parviennent à se cacher dans des caves successives du ghetto jusqu'à l'arrivée des troupes soviétiques. Les juifs survivants quittent la ville, transformée en ville fantôme.
"Une cité engloutie. Un monde englouti". Écrire c'était vivre, survivre" dira le poète de ces années d'occupation.
Durant les dix ans à venir, elle séjournera aux Etats-Unis et n'écrira plus qu'en anglais.
Apatride
Munie d'une valise en soie
je parcours le monde
Un pays austère
l'autre formidable
Le choix m'est difficile
je reste sans patrie
in Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011, p.19
Pays maternel
Ma patrie est morte
ils l'ont réduite
en cendres
Je vis
dans mon pays maternel
la langue.
in Mutterland, édité par Helmut Braun, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994
Son premier recueil, L'Arc-en-ciel, avait paru en 1939, le second, Été aveugle, paraît en 1965. Elle a soixante quatre ans.
Cette même année, elle se décide à retourner en RDA, et bénéficie d'une rente d'indemnisation en tant que victime du régime nazi, qui lui permettra de voyager et parcourir l'Europe.
Elle prend une chambre, en 1971, dans la maison de retraite juive Nelly Sachs-Haus, de Düsseldorf, où elle finira sa vie. Alitée durant ses dix dernières années, elle continuera à écrire jusqu'à sa mort, en 1988.
En ces années-là
En ces années-là
le temps gela:
de la glace à perte d'âme
Des toits
pendaient des poignards
La ville était
de verre gelé
Des hommes traînaient
des sacs pleins de neige
sur des bûchers couverts de givre
Une fois un chant tomba
en flocons d'or
sur la neige:
"Connais-tu le pays
où fleurissent les citronniers?"
Un pays où fleurissent les citronniers?
Où fleurit ce pays?
Les bonshommes de neige
ne le savaient pas
La glace foisonna
et plongea
des racines blanches
dans la moelle de nos années
in Été aveugle éditions Æncrages & Co, traduit et présenté par Dominique Venard 2010
Rosa Ausländer posera toujours sur le monde un regard aussi lucide que poétique. Dix-huit années séparent la publication d'Été aveugle (1965) de celle de Seule la mort respire aussi (1983). Ces deux recueils sont selon moi les plus puissants de son œuvre traduite en français.
identité
Des hommes m'ont
privée de moi
Ce qu'ils ignorent
je suis arbre aussi
et oiseau étoile
et l'architecte
bâtisseur de contes
qu'ils ne voient pas
bien qu'ils
atteignent le ciel
in Seule la mort respire aussi sûrement, traduction Hugo Hengl, éditions Harpo & 2013
paume
J'écris
sur ma paume
des lignes de lumière
et d'ombre
Ligne d'amour ligne de vie
une croix
des traits
entre-
croisés
La lettre A
sans l'achever
ibid Seule la mort respire aussi sûrement
En 1985, paraissent en allemand les tomes I et II de son œuvre intégrale, avec Je compte les étoiles de
mes mots. Six autres tomes suivront d'ici 1990.
Le poème suivant , extrait de Je compte les étoiles de mes mots, résume à lui seul le combat discret de toute une vie et la place plénière accordée à la poésie:
Je me consacre
au feu de ces jours
Il me donne
toute sa flamboyance
*
Ich widme mich
dem Feuer dieser Tage
Es gibt mir
seinen lauten Glanz
in Je compte les étoiles de mes mots éditions Héros-Limite, 2011, p.65
Bibliographie
- Été aveugle, éditions Æncrages & Co 2010
- Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011
- Seule la mort respire aussi sûrement, éditions Harpo & 2013
- Écrire c'était vivre, survivre, Chronique du ghetto de Czernovitz et de la déportation en Transnistrie 1941-1944, éditions fario, 2012
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