Port des Barques

Port des Barques

vendredi 24 novembre 2017

Fadwa Suleimane "Deviens qui tu es tu le seras"



         Toi qui t'enfuis du temple d'Apollon
         ainsi qu'une nuée de papillons noirs
         moi je suis cette écriture gravée sur ton front qui t'interpelle :
         " deviens qui tu es tu le seras"

         in Dans l'obscurité éblouissante,traduit de l'arabe par Sali El Jam, éditions Al Manar2017, p.33

Ce bref poème, dit en français par Fadwa Suleimane, restera gravé dans le cœur de tous ceux venus l'écouter, au détour d'une rue de la ville haute, le 25 juillet 2015, lors du Festival de poésie de Sète. L'auteur, alaouite, née à Alep en Syrie en 1970, actrice connue en son pays, s'est élevée contre le gouvernement d'Assad en 2011. Recherchée par les forces de sécurité, elle a dû fuir son pays pour se réfugier en France, en 2O12.

Ce 25 juillet 2017, souriante et résolue, la tête coiffée d'un petit foulard bleu, elle mit toute son ardeur à transmettre ce qui l'animait, avec la ténacité de ceux et celles qui n'ont plus rien à perdre, après avoir tout perdu.
Présentée par Gérard Meudal et interrogée par lui sur son engagement en poésie, elle dît ceci :

"Les arabes sont ancrés dans la poésie, tout est poésie". Notre langue est à l'intérieur de nous et pas dans les décombres".
"J'ai beaucoup aimé être invitée à témoigner, ici. L'avenir n'existe pas, il y a l'instant...et l'avenir est dedans."

Elle devait s'éteindre, 24 jours plus tard, emportée par un cancer.
Dans ma mémoire, son visage juvénile, émacié par la maladie, brûle comme "un charbon en fleurs".


         Dans l'obscurité éblouissante
         mes yeux sont deux tisons qui brûlent sur la peau du vent
         les noms de ceux qui ont pu fuir des missiles
         jusqu'aux profondeurs des mers
         brûlent mon histoire
         sanctifient ma chute

         ibid p.31

         Dans l'obscurité éblouissante
         du froid et du vent
         une parole verdoyante
         une paume à cinq soleils
         illumine l'obscurité éblouissante
         elle m'appelle
         et je ne viens pas

         ibid p.13

         Dans l'obscurité éblouissante

         ma main droite est un pont formé des têtes de mes amis
         et ma main gauche de forêts de bras coupés
         qui continuent à réclamer la paix

         ibid p.45

         Dans l'obscurité éblouissante
         fuyant un massacre
         sortant d'une fosse commune
         plongeant dans les peines de mon peuple
         dans les mers de leur sang et de leurs lambeaux
         jusqu'à ce que le meurtrier occupe la moitié de mon visage
         et les membres des victimes l'autre moitié
         j'ai essayé de les rassembler
         l'œil du tireur d'élite à la tête de la victime
         Sans pleurer ma mort.

         ibid p.47

 Dans un précédent recueil intitulé À la pleine lune, traduit également en français et paru aux éditions Le soupirail, en 2014, elle écrivait : "Devant le trou noir, j'attendrai l'espoir" .


         Dans l'obscurité éblouissante
         les yeux de la Syrie transpercent l'aile de la nuit à travers
         la lumière et disent :
         arrêtez ce massacre

         in Dans l'obscurité envahissante, Al Manar 2017 p.69

Fadwa Suleimane a tenu également à lire à Sète, tel un testament, la fière harangue, qui figure dans ce recueil, à la page 71 :

         Nous jurons au nom du dieu qui est beau :
        
         que nous voulons une Syrie libre et unie et que nous sommes un peuple authentique et fier
         uni par un amour immense de la Syrie et nous jurons que nous sommes des manifestants
         pacifiques et que nous allons persévérer à manifester pacifiquement jusqu'au rétablissement
         de tous nos droits usurpés nous voulons réaliser un État civil et laïque et nous jurons que nous
         voulons des relations transparentes et égalitaires avec tous les pays du monde pour servir
         l'humanité et la civilisation. Nous sommes un peuple civilisé et nous rejetons la violence et
         l'assassinat nous sommes un peuple fier et libre à forte appartenance syrienne car celui qui
         a vécu sur cette terre ressuscitera sur cette terre et nous jurons que nous allons nous débarrasser
         de ce régime qui nous a assassinés
         divisés et mutilés
         et nous jurons au nom de dieu qui est beau
         et de la Syrie
         et de l'amour
         que nous restituerons à la Syrie sa gloire
         et sa civilisation

         ibid Dans l'obscurité envahissante, éditions Al Manar 2017, p.71

Interrogée par Gérard Meudal sur la place incongrue de ce pamphlet politique au milieu de ses poèmes, elle s'expliqua ainsi :

"Ce texte devait être où il est. En Syrie, j'avais proposé de planter des oliviers dans les jardins en mémoire des gens assassinés . Les gens sont venus pour creuser la terre, ils ont planté quatre arbres avec notre accord. J'ai proposé alors aux présents de faire un serment avec leurs mains pleines de terre : "nous jurons au nom de Dieu qui est unique, nous jurons que nous sommes des manifestants pacifiques, nous jurons que nous sommes un peuple civilisé, fier et libre".

Son courage et sa détermination à témoigner en faveur de la paix demeurent, tels un lumignon  
d'espoir pour tous les peuples du monde déchirés par la guerre. Le propre de la poésie est d'être universelle et de faire vibrer les cœurs bien au-delà des frontières de la langue et du temps.

Bibliographie :
  • Dans l'obscurité éblouissante, traduit de l'arabe par Sali El Jam, éditions Al Manar, 2017

sur internet:

vendredi 17 novembre 2017

Jeanne Stefan Ce pays là



         Ce pays là

         Je veux rester dans ce pays là
         vivre la douceur lumineuse des heures
         je veux rester dans ce pays là
         et ne plus compter mes pas
         ni dans les chemins rocailleux
         où les fougères poussent
         ni sur le bord du ciel
         où le soleil en lune
         décroche une petite brume
        (...)
         je veux rester dans ce pays là n'en doutez pas !
        
           (extrait)
           in Ce pays là, écrit et illustré par Jeanne Stefan, Guimiliau, 2015

           La quatrième de couverture de ce mince livret nous dit que Jeanne Stefan est née dans
           le Poitou en 1948, qu'elle se tourne vers la sculpture après des études de psychologie, puis
           travaille les formes comme une couturière, trace des patrons et se mesure avec la matière
           comme le bois ou la pierre.
           Depuis quelques années, elle réalise des collages avec des matériaux divers, tels ceux qui
           illustrent ce livret.









           La Sirène

           À Guimiliau, il y a une sirène
           ne la cherchez pas sur le calvaire
           elle habite dans le bas du village
           elle a le goût pour l'eau salée
           l'eau de la source de Saint Millau n'est
           pas assez vive pour elle
           dès le matin au réveil, elle inspecte les vents
           les feuilles bougent au fond du jardin ?
           Santec sera venteux
           le coq n'est pas sur St Thégonnec ?
           signe de pluie
           mais ...hier elle m'a dit
           j'ai pris deux bains au Dossen
           J'avais de l'eau jusque là
           et vagues sur vagues
           c'était le paradis
           Dieu ! soixante dix ans de paradis !

   Ces noms de lieux à consonance bretonne évoquent la beauté sauvage du nord Finistère : ses riches calvaires Saint Thégonnec et Guimillau ainsi qu'à l'horizon, les créneaux dentelés des Monts d'Arrée avec leur pesant de solitude que les vents ne cessent d'ébranler.

 sur internet :

vendredi 10 novembre 2017

Pierre Reverdy et René-Guy Cadou en écho




      Pierre Reverdy est né en 1889 à Narbonne, il meurt à Solesmes en 1960. René-Guy naît en 1920
      à  Sainte Reine de Bretagne et meurt en 1951, à Louisfert, en Loire-Atlantique. Tous deux
      sont poètes, le second admire tout particulièrement son aîné.
      Il m'a semblé intéressant de rapprocher deux de leurs témoignages à propos de leur choix de
      l'écriture.
      
      René-Guy Cadou rédige ce texte le 9 août 1944 :

           Les secrets de l'écriture

           Je n'écris pas pour quelques-uns retirés sous la lampe
           Ni pour les habitués d'une cité lacustre
           Pour l'écolier attentif à son cœur
           Non plus pour cet enfant paresseux qui sommeille
           Entre mes bras depuis cents ans
           Mais pour cet homme qui dépassé par l'orage
           N'entend pas la rumeur terrestre de son sang
           Ni l'herbe le flatter doucement au visage
           J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons
           La neige pure ainsi qu'une main féminine
           Et le pollen éparpillé sur les gazons
           Aussi l'agneau qui fait le calme des montagnes
           J'écris pour dépasser la crue noire du temps
           Tandis que les oiseaux et les fleurs me précèdent
           À cette auberge au bord du ciel où les passants
           Trouvent des couches étoilées et des vaisselles
           Pleines de fruits et de soleils encourageants
           Mais reste au fond de moi le plus clair de ma vie
           Qui ne supporte pas le poids de la parole
           Ces mots d'amour qui ne seront jamais écrits
           Et la lumière de mon cœur toujours la plus haute
           Aveuglante comme une poignée de sel gris.
                                                                                         9 août 1944

           in René-Guy Cadou, Poésie la vie entière, Poèmes inédits, 1977 p.p 371/372

      Pierre Reverdy, son aîné, témoigne en fin de vie du bonheur des mots dans
      La Liberté des mers, qui ne paraitra que bien après son décès, en 1978 :

                             Le Bonheur des mots

               Je n'attendais plus rien quand tout est revenu,
           la fraîcheur des réponses, les anges du cortège, les
           ombres du passé, les ponts de l'avenir, surtout la
           joie de voir se tendre la distance. J'aurais toujours
           voulu aller plus loin, plus haut et plus profond et
           me défaire du filet qui m'emprisonnait dans ses
           mailles. Mais quoi, au bout de tous mes mouve-
           ments, le temps me ramenait toujours devant la
           même porte. Sous les feuilles de la forêt, sous les
           gouttières de la ville, dans les mirages du désert
           ou dans la campagne immobile, toujours cette
           porte fermée – ce portrait d'homme au masque
           moulé sur la mort, l'impasse de toute entreprise.
           C'est alors que s'est élevé le chant magique dans
           les méandres des allées.
               Les hommes parlent. Les hommes se sont mis
           à parler et le bonheur s'épanouit à l'aisselle de
           chaque feuille, au creux de chaque main pleine
           de dons et d'espérance folle. Si ces hommes par-
           lent d'amour, sur la face du ciel on doit aperce-
           voir des mouvements de traits qui ressemblent à
           un sourire.

           in Pierre Reverdy, Sable mouvant, La liberté des mers, Poésie/Gallimard, 2003, p.51

      Ces mots ne peuvent que conforter dans leur choix d'écrire ceux qui s'essaient
      encore à la poésie et encourager ceux qui la lisent et la divulguent.

Bibliographie:
  • René-Guy Cadou, Poésie la vie entière, Œuvres Poétiques complètes, Seghers 1977.
  • Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie/Gallimard, 2003
sur internet :
  • un article sur René-Guy Cadou rédigé par Roselyne Fritel :
          http://lintula94.blogspot.fr/2016/06/rene-guy-cadou-je-demande-etre-lu.html

vendredi 3 novembre 2017

Jeanne Benameur comment traverser la mer


         Chaque chose était nouvelle

         et pour la première fois
         nos mères portaient au front
         un souci qui n'était pas le nôtre

         in La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017, p.23

Jeanne Benameur est née en 1952 d'un père arabe et d'une mère italienne, à Ain M'Lila, en Algérie, pays qu'elle quittera l'année de ses cinq ans. Elle évoque dans L'enfant qui, livre paru en 2017 chez Actes Sud, ces moments où l'enfance apprend le souci de la vie qui se perd .
Poète, romancière et professeur de Lettres à La Rochelle jusqu'en 2001. Je présenterai ici le poète.

         Aujourd'hui nous faisons revenir dans
         notre bouche les sons que nos mères
         gardaient au secret de leurs palais

         la langue ancienne
         vient rythmer notre souffle

         nous découvrons
         que rien n'est oublié

         au fond de nous
         la langue sauvage de nos mères
         la seule grammaire
         des corps
         vivants.

         ibid p.55

Cet arrachement à l'Algérie, sa terre natale, nous vaut des pages émouvantes :
        
         nos mères
         ont disparu sans bruit
         légères
         de tout ce que déjà elles ne possédaient
         plus

         farine et cendre.

         ibid p.49

         Depuis
         nos exils se sont renouvelés
         comme les vagues
         chaque fois plus gonflés
         de houle et de mémoire

         comme les vagues d'ici
         nos exils ont gardé
         une lumière intense
         retenue
         vibrante

         entre fond d'océan
         et acier des nuages.

         ibid p.45

Jeanne Benameur se demande comment trouver la forme de ce qui n'a plus la limite familière alors même que nous étions pauvres de pays et que nous ne savions pas voyager ?
Les mains de nos mères avaient glissé sur la poignée des portes, elles avaient fermé à clef ce qu'elles n'ouvriraient plus.
Comment traverser la mer et après l'avoir traversée comment retrouver les mots très loin sur l'autre terre? L'écriture  par bonheur lui ouvre la voie. 

          dans la langue de nos mères
          nous pouvons nous asseoir à la table de
          la cuisine et attendre le soir
          nous avons notre place.

          ibid p.57

          En silence
          lentement
          dans les pages
          qu'elles ne liront jamais
          nous écrivons
          nous habitons.

          ibid p.59

Dans un précédent recueil, Il y a un fleuve, édité lui aussi par Bruno Doucey en 2012,
Jeanne Benameur écrit que "l'oubli est plus vaste".

          L'homme appelle pendant son sommeil
          Il appelle un lieu comme d'autres appellent leur mère.
          C'est un nom étrange.
          C'est un pays monotone et doux.
          C'est son pays.
          L'homme appelle à voix monotone et douce toutes
          les syllabes réunies en une seule.
          Cela fait un son étrange.
          Le son de son pays.

          Qui peut comprendre celui qui appelle tout bas
          son pays?

          in Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012, p.20


Nous la retrouvons en quête de traces dans De bronze et de souffle, nos cœurs, recueil paru en 2014, aux éditions Bruno Doucey et illustré de gravures, réalisées pour la circonstance par le sculpteur sur bronze, Rémi Polack.
L'artiste, sculpteur et plasticien, vit à La Rochelle, où l'un de ses bronzes figure en front de mer. Le thème de l'envol et de la chute est au cœur des gravures réalisées par lui pour illustrer ce recueil.

Jeanne Benameur dira de cette alliance poèmes–gravures qu'elle est celle "du poids et de l'envol". Les gravures de Rémi Polack étant à ses yeux "le lieu idéal où des mots, porteurs d'une joie inattendue, venaient tout naturellement s'inscrire" .
 

 

          Dans les traces

          Tu cherches des traces pour border ta vie
          quelque chose qui limite le chemin
          te permette d'avancer
          Toi entre le ciel et la terre
          tu as toujours été appelé
          là
          là-bas
          ici
          et encore sur l'autre berge
          plus loin         où ?

          Entre ciel et terre
          il n'y a pas de lieu inscrit

          Il faut chercher
          encore et encore

          Si tous les lieux se valent
          alors pourquoi choisir

          S'en remettre aux empreintes
          qui encordent et disent une route
          Les seuls vrais liens
          Ceux que les hommes et les femmes qui marchaient
          ont laissé sur la route
          et dans l'air

          Tu cherches

          Trouver
          invisible
          l'empreinte d'une main
          où poser la tienne
          d'un pas
          où mettre le tien
          Tu apprends
          lentement
          la confiance
          dans les traces de ceux
          qui ont
          disparus.

          in De bronze et de souffle, gravures de Rémi Polack, éditions Bruno Doucey, 2014, p.p.63/65

Là où il y a des traces, il y a immanquablement le signe d'un possible passage :

          Le passage

          Il n'y a plus de point où appuyer son regard

          Les mondes se sont ouverts
          à l'exacte mesure
          de ton corps

          C'est le temps du passage

          Le souffle est sans limite
          La joie du sang vif
          a ouvert
          les paumes de tes mains
          effacé
          toute trace ancienne

          C'est l'essor

          Aucun regard ne peut retenir
          Il faut        passer 

          Le corps apprend
          la nudité nouvelle
          de
          l'air

          C'est le temps
          de l'horizon
          vagabond.

          in De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey 2014 p.71

Forts de notre expérience, nous savons que toute création est une aventure de très longue haleine mais que les voix de poètes jalonnent au quotidien ce chemin. À nous de les entendre et d'en rayonner.

Bibliographie:
  • Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012
  • De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey, 2014
  • La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017
sur internet :