Port des Barques

Port des Barques

vendredi 23 avril 2021

Robert Walser, l'impertinent et son talent, pour notre plus grand plaisir

               Le Talent 
 
      Il était une fois un talent qui passait ses journées dans sa chambre, regardait par la 
fenêtre et jouait les paresseux. 
      Ce talent savait qu'il avait du talent, et ce savoir stupide, inutile, lui donnait à penser toute 
la journée. 
      Des personnes de qualité avaient dit bien des choses flatteuses au pauvre jeune talent, lui 
donnant même de l'argent à l'avenant. Cela fait quelquefois plaisir aux riches, dans leur noble munificence, de soutenir un jeune talent; mais en échange, ils attendent de ce Monsieur  
À-vot'bon-cœur-m'sieur-dames qu'il soit bien sage et reconnaissant. 

Or notre remarquable jeune talent n'était pas du tout sage, poli et reconnaissant, mais exactement 
le contraire, c'est à dire impertinent.
      Prendre de l'argent parce qu'on a du talent et faire l'impertinent par-dessus le marché, 
c'est vraiment le plus haut de tous les sommets de l'impertinence. Cher lecteur, je te préviens: 
un jeune talent de cet acabit est une fripouille, et je t'en supplie: ne contribue jamais de quelque 
façon que ce soit à son encouragement. 
      Notre jeune talent aurait dû aller sagement et poliment dans le monde pour amuser ces dames 
et messieurs par sa drôlerie et son talent; mais il renonçait de bon cœur à un devoir aussi pénible, 
préférant rester chez lui, où il tuait le temps avec toutes sortes de fantaisies prétentieuses, égoïstes 
et égocentristes.
      Oh, le misérable, l'infâme coquin! Quel orgueil, quelle insensibilité, quelle suprême absence de modestie !
       Toute personne qui apporte son soutien à des talents court le risque d'avoir un jour à poser un 
revolver sur sa table, pour avoir une arme chargée à portée de main, prête à tirer à bout portant sur 
d'éventuels agresseurs. 
       Si je ne me trompe, n'importe quel talent, un jour, écrit à son gentil capitaliste au grand cœur la lettre suivante: 
       " Vous savez que je suis un talent et qu'à ce titre, j'ai besoin d'une assistance continuelle. Où 
prenez-vous l'audace, monsieur, de me faire faux bond et donc, de me laisser périr ? Je crois avoir le droit de recevoir de nouvelles substantielles  avances. Malheur à vous, parfait misérable, si vous ne m'envoyez pas au plus vite ce qui est nécessaire à ma vie de patachon. Mais je sais bien que vous n'avez pas du tout le goût du risque et que, par conséquent, vous n'oserez pas rester insensible à d'ignobles revendications de brigand."

       Avec le temps, n'importe quel bienfaiteur et bailleur de fonds reçoit ce genre de lettres, voilà 
 pourquoi je crie bien fort : il ne faut rien donner ni accorder à un talent. 
       Le talent qui nous occupe se rendait bien compte qu'il aurait dû travailler un peu; mais il 
préférait baguenauder et ne rien faire. 
       C'est qu'avec le temps, justement, un talent suffisamment reconnu et apprécié devient un 
personnage qui en prend à son aise. 
        Grâce à ses scrupules, le talent parvint finalement à s'arracher à son talentueux bonhomme de chemin, si je puis dire. Il alla s'exposer au monde, c'est à dire qu'il se mit en route, et loin de tout soutien, il redevint lui-même. 
        À mesure qu'il apprenait à oublier que quelqu'un puisse être obligé de lui accorder un quelconque encouragement, il s'habituait à prendre l'entière responsabilité de sa vie et de ses actes. 
        Un mouvement de probité et un sursaut de vaillance le distinguèrent, le grandirent, et c'est seulement grâce à cela, croit-on, qu'il ne périt pas lamentablement. 

in Vie de poète, de Robert Walser, paru aux Éditions Zoé, 2006, p.p.111/112/113

Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous convie vivement à lire, grâce au lien ci-dessous, un bel article de Jean Gédéon, paru le 17/01/2013 sur La pierre et le sel sous le titre: 
Robert Walser, poète germanophile. 
 
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/01/robert-walser-po%C3%A8te-germanophone.html 

Bibliographie:

       Vie de poète, Robert Walser, Éditions ZOE, septembre 2006

vendredi 16 avril 2021

Amir Or, qui étais-je – je ne m'en souviens pas


       Qui étais-je – je ne m'en souviens pas,
       j'erre sur un chameau,
       la lune est mon témoin ; 
       s'il tombait et succombait – 
       j'enfouirais mon visage 
       entre sable et sable. 

       Donne-moi un œil pour éjecter 
       le cerveau dans le feu 
       et parmi tout ce qu'il y a 
       danser à vide tel un tourbillon 
       jusqu'à ce que je tombe là comme une ombre. 

       Laisse la soif boire l'eau du puits pour qu'après nous 
       elle demeure comme un souvenir ardent et carillonne en annonçant 
       que la nuit tombe et que le troupeau approche 
       comme le bébé vers le sein 
       quand tout devient un, que les ténèbres enveloppent à nouveau 
       la tente et le cœur, 
       c'est alors que moi aussi je reviens - sonorité sans début 
       chant sans fin, sans aucune parole : 

       Qui étiez-vous tous ? Je ne me souviens pas - seule une 
       langueur et un désert. 
       Je n'ai pas de demain, rien que maintenant, pas de sépulture, 
       rien qu'une étoile 
       et de là, comme la faim, je viens vers le cœur 
       qui n'en finit pas 

                   et là, je me brise - 
       le tout et le rien, comme des vagues. 
       Si je n'ai pas de moi, alors qui est dedans ?
       Une langueur et un désert.

       Amir Or, traduit de l'hébreu et de l'anglais par Isabelle Dotan,
       in Dédale, maelstrOm reEvolution, 2016, p.p.66/69 

Ce texte d'Amir Or s'accorde parfaitement aux temps d'incertitude que nous traversons. Qui sommes-nous et qui voudrions être face à l'inconnu que nous réserve l'avenir?

Lors d'un voyage itinérant à dos de chameau dans le Sahara algérien, en 1980, j'ai souvenir de m'être endormie, chaque soir, à la "belle étoile" dans mon sac de couchage, à ras du sol et dans 
un lieu chaque fois différent . 
Réveillée par le lever de la lune, j'allais alors marcher autour du campement dans un tête à tête  étrange et fabuleux avec le désert! 
Une nuit, m'étant égarée entre des allées de colonnades de pierre dressées, toutes semblables, 
j'ai su, dans un frisson, ce que voulait dire  "perdre ses certitudes"!

Bibliographie:

Dédale , Amir Or, in Maelström REEVOLUTION, 2016

sur internet:

https://www.inventoire.com/amir-or-portrait-dun-poete-engage/

vendredi 9 avril 2021

Pierre Chapuis, le plaisir de glisser "d'un pas suspendu"

        Aval 

       

       Vert, à pas de velours.

       Verdure à l'intérieur de la verdure, qui coule au fond du jour 
       (vertige!), entraîne avec soi (avril comme un glissement de terrain) 
       pente et contre-pente vers l'azur à retrouver plus bas où flottent 
       dans les cerisiers (au fond se soi leur déploiement) bannières et banderoles. 

       in D'un pas suspendu, Pierre Chappuis, paru chez José Corti, 1994, p.16 

Printemps bienvenu, régénère nos corps et nos cœurs, imprègne-nous de ta ferveur! 
Ce poète suisse, décédé le 2/ 12/ 2020, allait dans la vie d'un pas suspendu... Je n'ai de lui qu'un nom tracé sur la couverture d'un recueil, mais j'aime l'imaginer, refugié désormais aux portes du paradis, en compagnie de Philippe Jaccottet et avançant à ses côtés d'un pas furtif, qui ne dérange rien, ne laisse pas de traces, avec "sur les lèvres, qu'un nouveau chant, à naître". 

Soleil levant 

Débarrassé des brumes accumulées au pied de la colline, ne 
plus toucher terre, uni au vent.
     À peine effleure-t-on la cime des arbres.

Étincellement : d'un coup de sabre, le chemin tranche dans 
le vif de la forêt.
    Avec le soleil, dans la foulée. 

ibid p.21

Je garde un souvenir très vif des longues marches en famille, à l'automne, en forêt de Fontainebleau. Sous les hêtres dorés et les chênes roux, parmi les crosses des fougères 
et les mauves bruyères, nos narines s'imprégnaient des senteurs d'humus et de champignons.

À l'image du poète, je me nourris de ces précieux souvenirs :
 
         D'un pas d'ombre 

         D'un pas qui ne comble aucun vide, un pas d'ombre qui ne 
         dérange rien, ne défait pas la blancheur de la nuit, ne donne pas 
         quittance du chemin parcouru.

         Marcher, non : glisser muettement.

         Tout à élargir son champ de connaissance (par pans, un "redéchiffrement" 
         presque à la dérobée), le regard ne heurte plus de confins. 
         Perdues sont les montagnes au loin dans la pâleur. 

         ibid p.14


Bibliographie:

Pierre Chappuis, D'un pas suspendu, José Corti, 1994

sur internet:

Il vous suffira d'aller sur internet avec le nom du poète sur le site de  poezibao pour trouver plusieurs notes à propos de Pierre Chapuis.

 

vendredi 2 avril 2021

Mireille Fargier-Caruso ou comment se revigorer aux lumières d'avril

  
                  Lumière d'avril 
         les jours sortent de l'ombre 

       tu respires l'âcreté de la terre 
 la sève par-dessous pousse sans relâche 
   efface ta fatigue dedans dehors mêlés 
l'arbre de Judée s'enflamme et consume l'hiver 

revient la saison des bouquets d'anémones 
  robes d'été et clins d'œil des jonquilles 
  les jours s'allongent allègent nos départs 

       la clarté le mouvement te portent 
         tu sarcles les herbes et les mots 
            ça continue ça recommence 

            le temps nous brûle mais 
  on se fait croire au neuf de l'éternel retour 

                  on l'espère on l'attend 
 comme on attend le thème en écoutant du jazz 

                              lumière 
                         lumière d'avril 

          rien que pour nous ça recommence 

in Comme une promesse abandonnée, de Mireille Fargier-Caruso, p.72, Éditions Bruno Doucey, 
mai 2019

          Peut-être simplement 

                la démesure 
         nous donne un devenir 
             ô combien précaire 

         dans cet élan vers vous 
        passionnément heureux 

qui remplit l'espace jusqu'au bord 

ibid p.74

Dans l'incertitude, qui nous accompagne jour après jour et depuis tant de mois, la poésie reste une amie fidèle et n'en est que plus précieuse.
Fermant les yeux, me revient en mémoire le visage chaleureux de Mireille Fargier-Caruso, tandis que s'allège miraculeusement l'instant. 
Faire le peu que nous savons faire, en poète ou en lecteur assidu, demeure précieux. 

Je vous invite vivement à lire ou relire des textes de l'auteur présentés précédemment sur le Temps bleu et sur La Pierre et le sel grâce aux liens indiqués ci-dessous:


Bibliographie:

Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier-Caruso, Éditions Bruno Doucey, 2019

sur internet:

Mireille Fargier- Caruso, Coûte que coûte un peu de beauté, sur La Pierre et le sel, le 7/06/2019