Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 janvier 2018

Charles Juliet Gratitude encore et davantage

 
         Sans ces mots
         que j'ai taillés
         que serais-je
         devenu

         comment
         aurais-je
         pu ne pas
         sombrer

         comment
         aurai-je pu
         bâtir la maison
         que j'ai dû
         édifier pour
         me construire

         in L'Opulence de la nuit, À l'intime du silence, 2010 p.110

Quel poète n'a pas songé à écrire ces mots en relisant sa vie ? La droiture et la simplicité avec laquelle Charles Juliet tente la chose et se met à nu devant son lecteur, sont émouvantes, surtout
quand on sait le profond abandon qu'il a dû surmonter pour se construire.

En fin de vie, le voici qui parle avec émerveillement de L'Opulence de la nuit et j'éprouve un immense plaisir à partager avec vous ce qu'il en dit :

         Frémissement
         à l'intime
         du silence

         un murmure
         d'abord indistinct

         puis des mots cristallisent
         se nouent les uns aux autres

         avec et sans moi
         un poème se dicte
         me fait don d'une vie
         plus intense que la vie

         ibid p.111

         Une rumeur
         à peine audible
         mêlée à une poussée
         un appel

         elle hausse le ton
         se précise

         des mots étouffés
         vite perdus

         je me sonde
         les cherche
         tâtonne
         au sein du silence
         qui les a repris

         ce qui voudrait
         éclore
         ne cesse de coaguler
         se défaire
         se recomposer

         ne cesse de s'absenter
         et de réapparaître

         ibid p.112

         des mots plus vaillants
         luttent  s'imposent   se nouent
         donnent consistance
         à ce qu'il faut
         engendrer

         la main entre en action
         transcrit le poème
         qui lui est dicté
         que dit-il

        ibid p.113

Il est question tout au long de ce recueil de joie mêlée de douleur, de lucide ivresse, de ces sentiments qui font la trame tragique de la vie tandis que, par ailleurs, persistent la paix et la lumière.
Le poète s'appuie sur cette continuelle croissance, cette lente élévation pour nous mener à la plénitude d'un simple galet, qu'une main caresse.
Cette parole rare, longuement méditée, exige un abandon intérieur à tout ce qui vient, d'où peut jaillir une infinie gratitude.
Le poète n'hésite pas à poursuivre coûte que coûte vers l'oasis, que se veut le dernier chapitre de son livre :

         La faim qui me tenaille, il est rare qu'elle me hisse jusqu'à l'inoubliable festin...
À plusieurs reprises ma frêle embarcation a chaviré, tout ce qu'elle contenait, livres, savoir, possessions diverses, tout est passé par le fond et force m'a été de lâcher prise, de consentir à disparaître ... alors des courants m'ont poussé, porté puis déposé sur une plage, une lumière
d'aurore inondait l'oasis où j'allais maintenant vivre.

On n'invente pas ce genre de propos sans avoir traversé l'épreuve et être de nouveau habité du désir d'écrire et de témoigner. La force de la poésie repose sur ce partage, que Charles Juliet en soit
vivement remercié.
Je vous engage si vous souhaitez en savoir davantage à ouvrir le lien suivant. Il s'agit d'un article plus étoffé, écrit par moi en 2012 sur La Pierre et le sel :

         http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/11/charles-juliet-le-refus-de-renoncer.html

Bibliographie:
  • L'opulence de la nuit,  P.O.L éditeur, 2010

vendredi 19 janvier 2018

Maître Akeji La lumière d'orient en occident

    

     En décembre dernier, j'eus le plaisir de découvrir lors d'une conférence passionnante de Jean-Paul
     Deremble, à l'Espace culturel de la Cathédrale de Créteil, la vie et l'œuvre d'un calligraphe
     japonais contemporain, Maître Akeji, dont les œuvres seront exposées du 18 au 28 janvier 2018
     sur les  cimaises du même lieu.
     Je vous invite vivement à ne pas manquer ce rendez-vous exceptionnel.
    
                                                                       


     Maître Akeji est le descendant d'une longue lignée de samouraïs, plonger dans son œuvre de
     calligraphe est passionnant, car celle-ci relève d'une mystique particulière à l'Asie.
     Mort et vie s'y conjuguent pour donner l'élan, ce n'est pas vie ou mort par exemple mais
     vie et mort, en même temps. Le tenant et l'aboutissant invitent à la création.
     Tout est toujours vivant, totalement neuf et totalement ancien. François Cheng et Fabienne
     Verbier en témoignent chacun à leur manière : "l'intérêt pour cet art traverse le temps" dit
     Fabienne Verdier.
     La calligraphie reste l'expression éblouissante d'une vie intérieure, elle exige une grande dextérité
     de la main qui l'exprime.

     Par l'audace du trait et de la couleur, Maître Akeji nous ouvre à l'émotion de l'espace infini.
                                                                    
    
    
    
                                                           Hi no Kokoro, Esprit du feu
    

     Les  liens proposés ci-dessous offrent un riche aperçu de cet art.

     Bibliographie:

    Le sabre et le pinceau, Poèmes du Japon ancien, Calligraphies du Maître Akeji,
    chez Albin Michel, 2003
    
    sur internet:
 

vendredi 12 janvier 2018

Dana Shishmanian j'ai besoin de silence pour m'entendre dire





                 Lundi, le jour est si gris, Mardi, l'eau s'ensource, Mercredi, c'est juste une perte
         d'espace-temps, Jeudi, du tréfonds de la pourriture je crie, Vendredi, une larme noire nous
         précède dans l'abîme, Samedi, avec l'orteil gauche j'ouvre les portes de l'air, Dimanche,
         l'air hivernal soleil (enfin !)
         C'est au fil des jours que l'on entre dans ce recueil, écrit tel un pamphlet afin qu'une oreille
         attentive en perçoive la révolte et s'en émeuve :

                 Vendredi
     
                 Une larme noire nous précède dans l'abîme
                 comme un seau à la fontaine abolie
                 ( cette tour inversée)
                 un ébruitements de feuilles mortes c'est l'automne
                 se dit le mort rassuré bientôt la neige
                 fera taire les cris des oiseaux
                 j'ai tant besoin de silence se dit-il pour m'entendre dire
                      j'ai besoin de silence pour m'entendre dire
                                  j'ai besoin de silence pour m'entendre dire
                 il s'est tu dans sa tête
                 et c'est alors que j'ai senti tout d'un coup le poids
                 de sa vie comme une couette de feuilles et de neige
                 (et ces cris ces soupirs ne cesseront plus jamais
                 et je serai à jamais Lusignan et Biron la déesse et la fée
                
                 (extrait)
                 in Néant rose, L'Harmattan, 2017, p.12

Ce dernier recueil, paru en novembre 2017, Dana Shishmanian en  fera lecture
le mardi 16 janvier 2018, de 19h à 21h, à l'Espace L'Harmattan, 21 bis rue des Écoles, Paris 5ème,

Son titre, Néant rose, volontairement satirique, donne le ton à l'ensemble des poèmes :
on ne s'apitoie pas, on pointe du doigt, on dénonce, puis on passe outre...

Sa couverture rose vif reproduit un tag de rue, géant, photographié par l'auteur.
Un visage nous regarde et nous tire la langue avec lassitude et insolence mais il est écrit
à côté à l'encre rouge : Tête Haute ! 
Garder l'humour et jusqu'à l'épuisement, reste de mise pour la gente féminine!


                  Pied de nez

                  La poésie n'a que faire
                  de votre politiquement correct
                  traduit en censure.
                  elle se moque de vos dogmes
                  laïques catholiques politiques économiques
                  éthiques ludiques civiques et iques et iques
                  et iques et iques !
                  Hic et nunc
                  elle sautille elle frétille
                  elle s'expose
                  fait irruption
                  répartit des baffes dans l'assemblée
                  nationale
                  renvoie dos à dos
                  l'escroc et sa victime
                  l'angelot et le menteur
                  fait la danse du ventre s'hystérise
                  hypnotise
                  magnétise
                  plonge ensuite
                  dans une dépression profonde
                  se soigne aux antalgiques
                  aux analgésiques
                  aux biochimiques
                  jusqu'à ce qu'excédée
                  elle empoigne son toubib par le cou
                  et aille se noyer avec
                  dans un bassin vide

                  Le lendemain matin au petit déjeuner
                  elle ouvre le journal
                  et s'étonne pour la énième fois
                  de l'imbécilité des gens
                  de la folie de ce monde
                  de la patience de Dieu

                   Non, elle n'est pas laïque.

                   ibid. p.p. 73/74

   J'ai adoré la liberté de ce pied de nez, de si bonne augure en ce début d'année !

   Le poème, Sur la berge, célèbre la sensualité et la musique des mots :
  

                   Sur la berge

                   Découvrir des mots
                   les sentir les toucher
                   s'en parfumer la bouche
                   les scander en alternant les silences
                   les contempler vibrer flotter dans l'air
                   les entrecouper créer la surprise
                   du " que cela veut-il dire "
                   travailler la syntaxe extorquer à la sémantique
                   ses jus la rendre transparente
                   aux arabesques de vos objets
                   décoratifs
                   Ô mes consoeurs
                   mes frêles confrères
                   quel plaisir exquis vous découvrez-là
                   à faire ainsi de la poésie
                   par-ci par-là une nostalgie
                   une réflexion – un songe qui bouge
                   agitant la surface de vos jours desséchés
                   une entorse au sens, absconse
                   et pas de rime c'est obsolète
                   on est affranchi à vie on est poète
                   contemporain

                   Des aventures sans but ni retour
                   des suicides par la pensée
                   des tueurs en série de l'esprit
                   des tortures de la chair de l'âme
                   des âpres labeurs du repentir
                   des morts et résurrections dont vit la poésie
                   vous n'en savez rien
                   tant mieux je vous bénis
                   heureux prétendants
                   tenez-vous bien sur la berge
                   loin du tourbillon qui de l'abîme projette
                   au-delà du vide interstellaire
                   restez ainsi
                   indéfiniment
                   sans même y regarder
                   vous vous briseriez
                   à y entrer

                   Quant à vous mes amis vous en faites pas pour moi
                   oui j'expierai aussi ce dernier péché d'orgueil
                   comme toutes les autres tentations
                   Je n'ai pas demandé à notre père
                   de ne pas m'y soumettre

                   ibid p.p.71/72

  Il y a de la sagesse et de l'humour noir entre les lignes de ce qui s'avère une émouvante relecture de
  vie :

                   Mercredi entre deux peurs

                  L'attirance de l'angoisse vient sans doute
                  de ce qu'il est plus rassurant de se rétrécir
                  que de s'exposer au large
                  la peur protège de la vraie peur
                  la peur c'est quand on se fait petit sous les autres
                  la vraie peur c'est de fondre dans la félicité
                  se perdre ne plus pouvoir distinguer
                  non je refuse de joindre les deux
                  je resterai au milieu tant que je pourrai
                  tenir au bout de mon souffle
                  ce corps de signes qui me remplace

                  ibid p.17

"Je vis dans le cadavre du temps mon temps à moi / depuis l'après-midi d'été où je n'ai plus pu /
vivre un instant de plus" écrit plus loin l'auteur dans Vendredi à l'orange.
Confidence bouleversante que le lecteur reçoit les mains jointes et qui résonne longuement en lui,
d'autant plus que le poème s'achève par ces mots : Vendredi soir une orange vint tomber dans mon sein.
Vie intime et mystère sont à l'origine de poèmes, qui exigent de faire des miracles sur soi-même.
Dana Shishmanian livre plus d'elle même que jamais avec une douce détermination, à son image. Qu'elle en soit vivement remerciée !

En guise de conclusion et d'apaisement, je citerai quelques-uns des beaux haïkus de l'auteur, qui figurent dans ce recueil, sous le titre : Cent et un haïkus en quête d'auteur

                  Laisse pousser l'arbre
                  de la racine de ton corps –
                  des oiseaux viendront

                                  *

                  Des feuilles rouge sang, braise
                  d'un incendie oublié
                  raviveront ton cœur

                                  *

                  Faut monter plus haut –
                  finis mascarades et jeux
                  c'est l'heure – tu es seul

                                   *

                  Une fois là, chante, danse,
                  ne te cache pas dans l'oubli –
                  sinon, tu reviens

                  ibid p.p. 107/108

Pour en savoir davantage sur le poète, je vous suggère d'ouvrir les liens ci-dessous pour lire deux autres articles parus à son propos sur le Temps bleu.
  

          

Bibliographie :  Dana Shishmanian,  Néant rose, L'Harmattan, 2017

sur internet:

  


jeudi 4 janvier 2018

Xavier Grall, bonjour le monde




          Va le temps

         Après un doux automne et un tranquille novembre, les vents sont venus. Vous le dirai-je ?
    Je les attendais, les espérais. Depuis plusieurs mois, il me semblait que quelque chose manquait
    à mon univers, un souffle à mes jours et une musique à mes nuits. Oui, c'étaient les grands vents
    de l'hiver.
         Ils sont revenus en force, et comme redoublant de puissance, de s'être fait attendre. Ce sont
    parfois de profondes poussées qui viennent de l'océan et tournent et retournent dans la cour,
    rageant de buter contre l'obstacle des pierres et des briques. Ce sont parfois des miaulements,
    des ululements, des feulements qui surgissent du Sud, plaintes de bêtes inconnues, blessées,
    malheureuses. Ce sont enfin des vents d'une sombre méchanceté qui matraquent les pigeons
    et soulèvent les arbres dans d'irrésistibles lévitations. ceux-là, on les croiraient désireux de
    chambouler les haies et les demeures, de détruire jusqu'au monde lui-même.
          Tels sont les vents de Bretagne. Là-bas, il y a le mistral, et la tramontane, et le vent d'autan.
    À chaque contrée, son bruit et ses tempêtes.
           J'écris dans l'ombre et le fracas. À cette seconde, j'écoute sur France-Culture un hommage
    à Max Jacob. C'est très beau. Il est question des sept collines de Quimper, des pluies, des prières.
    Et moi, je pense aux vents mauvais, qui, à Drancy, sifflaient dans les poumons de Max, au cœur
    catholique, éclaté, du poète. Bon vent à son âme... Je pense à mon ami Georges Perros que nous
    enterrâmes il y a un an, à Tréboul, par une journée également secouée de bourrasques. quel
    tréboulement, cher Georges !
            Mais à Paris, quel temps fait-il, mes camarades ? Et vous, entendez-vous seulement les
    vents ? Je crains qu'ils ne soient ni de votre souci, ni de votre paysage. Les miens, qu'ils soient
    funèbres ou allègres, me parlent de la vie qui va. La vie qui va, le temps qui va à Botzulan, ici,
    là-bas, partout...
            Bonjour le monde !

                                                                                                                            21-XII-78

    in Xavier Grall, Les vents m'ont dit, Calligrammes, 1991, p.58

bibliographie:
  • Xavier Grall, Les vents m'ont dit, Calligrammes, 1991
sur internet: