Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 août 2016

Ode à la mer pour ceux qui rentrent et ceux qui ne sont pas partis



         Lieder de la mer qui s'ennuie

         Dès qu'il fait noir la mer s'ennuie
         secoue son sac d'herbes séchées
         remue son eau toute la nuit
         Elle a beau faire et chuchoter
         le soleil restera couché
         Ce poème étant métaphore
         je m'y compare à l'océan
         Mon soleil mon chaud mon aurore
         c'est la douce que j'aime tant
         et la nuit qui m'ennuie si fort
         c'est son absence et mon tourment
         ma vacance et ma marée basse
         mon calme plat et mon temps mort
         ma grise mine et guerre lasse
         triste comme au milieu du port
         le mazout d'un bateau qui a franchi la passe

         Ce poème étant métaphore
         je m'y compare à l'océan
         Mais il ne veut rien entendre
         et refuse (hautain) toute comparaison
         Il est beau il est sel il est vent il est bleu
         il est immense et fou il est avide et tout

         Moi je suis Claude Roy simplement Claude Roy.

                                                                               (Poésies)

         Poème de Claude Roy in Les plus beaux poèmes sur la mer, anthologie d'Yves La Prairie, Le Cherche midi éditeur 1993, p.149




                        **


          Par-dessus bord

          Dès demain je serai fidèle
          Laissez-moi, cette nuit encor
          Hisser l'étoile du poème.
          Qui me sépare de la mort.
          Le ciel ne sera plus le même
          Quand je regagnerai le port.

          Je suis parti pour mes voyages
          Je reviendrai je reviendrai
          Un appel a sonné du large
          Porté par ce vent qui pleurait
          Mais vous dormiez, mes équipages,
          Et j'ai levé l'ancre en secret.

          Je chante ma danse marine
          Les feux sont clairs, haute est la nuit
          Dieu tient la barre et les boulines,
          Traîne la mer derrière lui
          L'étrave taille un drap de lune
          Pour le hamac de mon oubli.

          Si j'avais pu changer de rêve
          Je n'aurais pas quitté le quai
          J'aurais écouté la sirène
          Qui me défendait d'embarquer
          Mais il est tard, trop tard pour elle
          Et demain ne viendra jamais.

                                                                       ( Des îles de silence )
         
          Poème d'Anthony Lhéritier in Les plus beaux poèmes de la mer, anthologie d'Yves La Prairie, Le cherche midi éditeur 1993, p.143


                         **



                     Branle

                          1

           Dans mes prunelles
           J'ai toute la mer en émoi,
           des vagues jumelles
           Qui crèvent en moi.
                   L'amour fragile
                   Doit vivre au branle de la mer,
                   Ma douce, mon île,
                   Dans mes yeux ouverts.


                            2

           Mer, tu m'abuses,
           Tu viens au sable et tu repars.
           De charme et de ruse
           Qui dira la part!
                    D'espoir en peine,
                    Dans ma tête un branle est dansé
                    Devant vous, ma reine,
                    Pour un insensé.


                              3

            Le vent de grève
            Trempe mon cœur au sel marin
            Pendant que s'élève
            L'écho d'un chagrin;
                     Toute ma vie,
                      Dans mes yeux, au sein de la mer,
                      Ce n'est que magie,
                      Branle et doute amer.

                                                                       (D'un autre monde)


             Poème de Per Jakez Hélias, ibid  p.p.147/148



                               **




             Je voudrais pas mourir
             Sans qu'on ait inventé
             La mer à la montagne
             La montagne à la mer...

             Je voudrais pas crever
             avant d'avoir connu...
             le fond vert de la mer
             où valsent des brins d'algue
             sur le sable ondulé.

             Poème de Boris Vian, édité par la Société nouvelle des éditions Pauvert, repris par Yves La Prairie in La mer et ses poètes, Le cherche midi éditeur, 1982, p.177

  

                               **


Yves La Prairie, à l'origine des deux anthologies sur la mer d'où sont tirés ces textes, écrit dans son introduction :
          
Le poète est, par essence, un écrivain sans frontières. Il s'aventure au-delà de l'accessible. Jamais arrivé – sinon il ne serait pas poète – il cherche, il explore. Il sait, lui, que tout reste à inventer, que le monde renaît chaque matin.
Le poète que fascine la Mer, et qui s'essaie à dire et chanter ses lumières, ses calmes et ses emportements, agrandit encore son propre espace de rêve et de méditation puisque la Mer est tout à la fois symbole d'infinité, d'éternité et de mystère.

Bibliographie:
  • Les plus beaux poèmes sur la mer, par Yves La Prairie, Le cherche midi éditions 1993
  • La mer et ses poètes, par Yves La Prairie, Le cherche midi éditions 1982
        
sur internet: à propos des poètes cités

vendredi 19 août 2016

Nicole Drano-Stamberg La rencontre écrit toujours le premier mot



         Tu entras dans le parc. C'est à peine si nous nous
         vîmes. Ce fut un chuchotement. Il y avait de la lumière.
         Beaucoup. Un rayon traversait le feuillage. Il éclairait
         un banc. Au centre. Le langage ne fut pas celui de tout
         le monde. Tout devint phosphorescent.

         Wohin muss ich sterben
         Mourir            où?
         Dans l'infime espace entre le pinceau de soie
         et un peu de brume blanche      sur votre cœur
         quand la rencontre écrit toujours le premier mot.

         in Ciel! Ciel! Des poèmes hirondelles! L'amant hirondelle,  Rougerie 2006, p.p.72/73

Avec L'amant hirondelle un étrange duo s'installe entre deux personnages, assis sur un banc dans un jardin mythique. Le visiteur a tout de l'ange, l'immatérialité et le langage mais sa présence d'amant hirondelle vient combler à l'évidence un vide cruel. L'échange est d'une suave tendresse des premiers mots aux derniers.

         J'attends une manifestation du ciel sur notre terre.
         Si je suis rentré dans ce parc c'est qu'il n'y avait ni
         porte ni fenêtre. de là je peux voir l'invisible, il m'en-
         toure. l'évènement me prend au dépourvu mais j'ai
         une mélodie, un mouvement de sons, un corps qui
         remue, une voix qui viendra en toi, elle longera la tienne.

                               
         Viens           chuchotons.
         Il est inexcusable de se parler à l'oreille
         sans oser quelques mots      plus vrais     plus réels.
         Les lingeries claquent dans le mistral. Balcon d'amour.
         Le ciel restitue un chant capturé aux nuages.

   
         Je sus que tu avais bougé, ton corps ne projetait
         aucune ombre. si j'avais pu chanter, si j'avais eu de la
         voix, je serai venue te rendre visite avec mon chant au
         plus profond de ton corps.
         quand j'ai voulu m'asseoir j'ai trouvé ton message à
         ma place. Tu ne pouvais plus parler et tu écrivais. Sans
         nous briser aux dures parois de la vie nous resterons
         dans une création évidente. tu riais, tu pleurais. Une
         larme tomba sur la page, elle fit une tache claire. De
         ton doigt tu en fis le tour.
         Apparut le poème.

         ibid p.p.110/111/112

Nicole Drano-Stamberg est née à Lodève d'un père occitan et d'une mère autrichienne. Elle faisait déjà partie avec Georges Drano, son mari, de l'équipe du Festival de Poésie de Lodève, une création bien antérieure à celui de Sète.

Installés désormais à Frontignan, où Georges à repris un vignoble, ils écrivent l'un et l'autre et organisent des lectures publiques de poésie dans le cadre de l'Association Humanisme et Culture dont ils sont co-responsables.
Leur langage en effet n'est pas celui de tout le monde. Humanisme est le mot qui les caractérise l'un comme l'autre. Il sont modestes, conviviaux et engagés. On les retrouve à Sète, après avoir œuvré longtemps en Afrique, au Burkina Faso, dans des activités humanitaires et culturelles, soutenant l'écriture poétique lors de rencontres avec des associations locales ou favorisant, à l'occasion du festival, des échanges entre un poète et un jouteur ou des gens de la mer.
Ils disent bien sûr aussi leurs poèmes au cours de lectures.
Un précédent article, rédigé à propos de Georges Drano et intitulé L'invisible présence, est accessible sur Le Temps bleu.

Ici, l'étrange amant hirondelle parle à l'oreille du poète d'une autre face du ciel :

         Un léger crissement
         au creux de l'oreille
         rappelle l'amant hirondelle.  Quelques mots.
         Ils me content une autre face du ciel.      Parfum de lin
         qui glisse avec les huiles,       le temps de lire.

         ibid p.69

Il console et apaise :

         La première fois j'étais assise dans un champ de
         batailles et c'était le monde.
         Disposés en images dans la mémoire, des corps morts,
         sans que personne ne le sache. J'attendais la vision
         d'un jour nouveau. L'espoir était ce parc où il n'y avait
         pas de ville anéantie. Je me lèverai, je sortirai et je te
         rencontrerai.


         Il est à l'extérieur
         il est en nous-mêmes.
         L'amant peut nous sembler loin.
         sa vérité est dans une
         presque absence.

         ibid p.p.70/71

L'amant n'est pas de chair, sa presque présence est toute d'intuition et d'amour et se pose tel un baume sur une douleur masquée.

Le hasard a voulu que je commence ma lecture par les dernières pages du recueil, les premières décrivent un monde où personne ne rencontre personne et où les hirondelles sont aussi des sans papiers.

         C'est un chemin où
         personne       ne rencontre personne.
         Francis Bacon et Vincent Van Gogh
         soudain ont un toucher
         sur ma main.       ils tendent un pinceau.
         offrir un mot                   pour eux
         dans une torche                    en feu.
         Sans papiers                 deux hirondelles.

         ibid Hirondelles sans papiers, p.36

Tout est suggéré mais laisse pressentir l'inattendu d'une rencontre :

         Parfois nous voyons quelqu'un
         il touche à peine terre.
         puis il squatte sous l'auvent de la fenêtre.

        
         Alors je distingue quelque chose
         qui détache les étoiles
         une à une et qui appelle en vain :
         "c'est quelqu'un ou quelqu'autre?"

        
         Si le ventre vide
         trouble le rêve ou la preuve
         de notre existence sans papiers
         alors je bègue le mot pour accueillir ce quelqu'un
         ce quelq'autre au sourire fou.

         ibid p.37

Une question lancinante court entre les lignes, portée par les sempiternels mots: sans papiers.

         Pourrai-je en mourant
         oublier le désir ardent
         de l'amour.



         Garder dans la pupille
         la mémoire du papier qui ne se pose pas
         avec l'empreinte appuyée de lèvres qui aiment

         ibid Hirondelles sans papiers, p.49


"La poésie est une tentative de faire révéler aux mots assemblés sur la page ce qu'ils ont de plus humain, de plus secret. La poésie ouvre la parole pour éloigner la barbarie, l'injustice" écrivait Nicole Drano-Stamberg dans l'avant-propos de son livre, L'Employée de la poésie,  paru en février 2015, chez Le Petit Véhicule.

Elle ajoutait: "en enlevant la peau des mots le( la) poète cherche à atteindre les énergies, le merveilleux de la créature humaine". Chacun y parvient plus ou moins et à sa manière, multipliant ainsi les approches et les regards.

Nicole Drano-Stamberg lisait lors du récent Festival de Sète des extraits de son livre Délicatesse et gravité, paru chez Rougerie en 2012. J'ai noté cette phrase: "seul l'amour fait renoncer à l'immobilité de l'âme".

Dans la vie comme en poésie la rencontre écrit toujours le premier mot, celui qui donnera sa couleur à nos attentes et nos choix.


bibliographie: 
  •  Ciel! Ciel! Des poèmes hirondelles, Rougerie 2006
  • Délicatesse et gravité, Rougerie 2012
  • L'employée de la poésie, Le Petit Véhicule 2015
  • S'il n'y avait plus d'herbe, La Rumeur libre 2015
sur internet :

vendredi 12 août 2016

Le Festival de Poésie à Sète comme si vous y étiez


Le Festival de Poésie Voix vives de méditerranée en méditerrané s'ouvrait, à Sète, le 22 juillet dernier au soir, dans le parc Simone Weil situé dans le haut de la ville. Tous les poètes présents étaient invités à dire chacun un poème dans sa langue, poème repris ensuite en français.

Le lendemain, à 10h du matin débutaient les lectures, qui se succéderaient toute la semaine, d'heure en heure jusqu'à minuit, et conjointement sur toutes les scènes dressées dans la ville.

De16 h à 17h, une lecture, placée sous le vocable Voix croisées, était prévue dans les hauteurs de la ville, dans la cour du Lycée Paul Valéry, qui s'ouvrait aux festivités pour la première fois. J'y assistais et en fais le compte rendu.

Le temps est à l'orage. Deux poètes, Paulo José Miranda et Claudio Pozzani, la violoniste Mélanie Arnal, une comédienne et un présentateur font face au public installé sur des chaises.

Paulo José Miranda, poète, romancier et dramaturge lit en portugais un premier texte, aussitôt repris en français par la comédienne, Isabelle Peuchlestrade.

L'auteur est publié en français pour la première fois par les éditions Al Manar à l'occasion du festival. Il est né en 1965 au Portugal et vit au Brésil depuis 2005, à Fazenda Rio Grande, dans la région métropolitaine de Curitiba.
         

         autoportrait 1

         combien de beauté faudra-t-il décrire
         pour qu'un cœur s'agenouille devant l'existence d'un autre

         combien de verdure verrons-nous dans les champs
         bien avant
         les carillons des cloches dans les villages dans ta bouche

         combien d'enfants le matin sur le chemin de l'école
         pour si peu de mains qui plantent
         un quelconque dessein
         une quelconque graine de dieu

         et tant de dieu
         pour si peu d'humain
         ravivant la flamme à tous les gestes tendres
         aux forêts blanches des grammaires

         Il y en aura encore
         il y en aura peu
         qui dans les décombres d'un livre trouveront
         leur visage dans les mains d'un autre

         in Autoportraits, traduits du portugais par Sofia Queiros, aux éditions Al Manar, 2016, p.7


   Claudio Pozzani lit à son tour des textes de son recueil, Cette page déchirée, paru chez Al Manar en 2012.
Né à Gênes en 1961, poète, romancier et artiste, il est l'organisateur du Festival International de Poésie de Gênes et participe, en tant que présentateur et acteur, à celui de Sète depuis sa création. 

         À ma mère

         Je t'ai vue en face dans cette salle
         moi souillé de sang et de mucus
         toi, bouleversée et curieuse
         J'ai essayé de te dire
         que je n'étais pas sûr de vouloir rester en dehors de toi
         mais les mots que j'avais dans ma tête
         dans ma bouche se pétrissaient mal
         Je venais juste d'apprendre
         que toute la vie aurait été hypocrisie et paradoxe :
         Je t'avais fait souffrir
         je t'avais fait saigner
         et pourtant c'était moi qui pleurais
         et toi qui souriais
         Je t'ai vue en face dans cette salle
         tandis qu'ils m'emportaient
         Il y avait trop de confusion pour te dire combien j'étais heureux
         de donner enfin un visage
         au ventre qui m'avait accueilli
         Et plus tard avec mes collègues
         on discutait de réincarnation
         d'éternel retour, des cours et recours de Vico
         mais j'avais hâte de te revoir
         et de connaître ton homme et votre fils
         dont je sentais la voix ouatée et lointaine
         Je t'ai vue en face dans cette salle
         et je donnerais tout ce que j'ai
         pour m'en souvenir.

         in Cette page déchirée, traduit de l'italien par Viviane Campi, Charles Petit, Marc Porcu,   Monique Baccelli, éditions Al Manar, 2012, p.11

Entre chaque poème, la voix du violon s'élève ardente sous le vent d'orage. Le ciel est zébré d'éclairs et soudain l'averse éclate.

          autoportrait 11

          le ciel se déchire
          il laisse passer l'eau vers le monde

          une odeur de peur couvre le versant de la colline
          de bruits d'animaux angoissés
          et de la tristesse chérie des hommes
          au souvenir d'un jour de chasse

          le coup final au bois est asséné
          et des pas se pressent dans la boue

          celui qui ouvre la porte de la maison
          laisse entrer
          l'image du ciel
          qui l'a ramolli toute la journée
          il ramène à table les mains
          qu'il avait dissimulées dans la terre
          des mains devenues racines

          des mains qui ne se reposent pas
          qui tiennent le visage
          sous l'eau des cieux

          ibid Autoportraits p.17

Les poèmes s'accordent aux rigueurs du ciel, dont le public et les artistes s'accommodent vaillamment. La voix du violon se fait déchirante sous l'averse. C'est là toute la magie du festival.

Claudio Pozzani clame d'une voix tonitruante son poème du renégat, Sono, ou Je suis

           Je suis

           Je suis l'apôtre exclu de la Dernière Cène
           Je suis le garibaldien arrivé trop tard au rocher de Quarto
           Je suis le Messie d'une religion en laquelle personne ne croit
                  Je suis l'exclu, l'outsider, le maudit qui ne cède pas

           Je suis le héros qui meurt à la dernière page
           Je suis le chat borgne qu'aucune vieille ne veut caresser
           Je suis la bête enragée qui mord la main tendue par pitié
                  Je suis l'exclu, l'outsider, le maudit sans âge

           Je suis la vague déferlante qui emporte les serviettes et les transistors
           Je suis le malentendu qui sème la discorde
           Je suis le diable qui a esquivé l'encrier de Luther
           Je suis le film qui se déchire au mauvais moment
                    Je suis l'exclu, l'outsider, un clou dans le cerveau

          Je suis la balle du flipper qui tombe un point avant le record
          Je suis le but contre son camp à la dernière seconde
          Je suis l'enfant qui ricane aux claques de sa mère
          Je suis la peur de l'herbe qui va être fauchée
                   Je suis l'exclu, l'outsider, cette page déchirée.

          in Cette page déchirée p.7

Soudain l'orage tourne bride et s'en va arroser d'autres villes. Paulo José Miranda reprend :

          autoportrait 60

          ensuite nous avons le reste de la vie

          et cela ne suffit pas

          pour découvrir que dans le sein maternel
          il y avait déjà une grammaire

          ibid Autoportraits, p.57

L'heure s'achève, poètes et auditeurs se dispersent, pour rejoindre au plus vite une des multiples lectures, qui s'offrent à chaque coin de rue, sur le parvis d'une église, une placette ou dans un jardin privé. Chacune d'elles est une rencontre privilégiée.

Dans le jardin intérieur de la rue du Génie, de 17h à 18h, Vénus Koury-Ghata, poéte et romancière libanaise, mariée à un Français et installée en France depuis 1972 est présente et couronnée des plus grands Prix. Elle est interrogée aujourd'hui par Gérard Meudal, journaliste et traducteur, à propos de son dernier livre, Les mots étaient des loups.

         Être berger nécessite une parenté de sang avec un loup
         des liens avec un brin d'orge ou de luzerne
         on échange un fromage contre un bâton
         un ballot de laine contre un calendrier
         une brebis pleine contre une fille vierge
         on apprend l'ignorance aux plantes savantes
         l'addition au chien
         et au feu de ne pas ronfler en présence des visiteurs

         in Les mots étaient des loups, Inhumations, Poèmes choisis, Poésie/ Gallimard 2016, p.74

Entre les gouttes qui tombent des arbresinstallée sous un grand parasol, Vénus Koury-Ghata évoque son enfance et sa vie si particulière dans un village du nord du Liban, "entre les orties qui montent à l'assaut des fenêtres et les morts qui ne sont pas morts mais se cachent derrière les façades".

"Je puise en moi-même quand j'écris, dit-elle, et c'est devenu une force salvatrice. Quand un sujet ne veut pas me lâcher, je commence à le dire en poésie puis je le dis ensuite dans les moindres détails dans un roman. Beaucoup de mes romans vont avec un poème. La langue poétique est plus rapide que la langue littéraire. Aux enfants que je rencontre, je dis: écrire un roman c'est escalader la pente d'une montagne et planter le drapeau. Écrire de la poésie c'est dégringoler la montagne jusqu'en bas dans une grande poussière sans rien comprendre."

Gérard Meudal n'a même plus besoin d'animer le débat, Vénus se raconte et le public vibre au toucher de sa voix. Un instant unique d'une émouvante intensité.

Reste la possibilité d'acheter le recueil et de le lire. Pour ce, il suffit de descendre sur la Place du Pouffre, où se dressent les tentes blanches des éditeurs, et où se tiennent également d'heure en heure des rencontres avec auteurs et éditeurs.
Je vous conseille vivement d'ouvrir les liens enregistrés plus bas pour en savoir davantage sur ces poètes.

Les dernières lectures en musique s'achèveront vers une heure du matin.
Il faut une santé de fer aux organisateurs, aux accompagnateurs et poètes pour tenir le rythme toute une semaine mais, comme chacun sait, la poésie est une drogue douce, qui a ses adeptes... Le matin suivant, toute l'équipe recommence dès 10h ...

Bibliographie:
  • Autoportraits de Paulo José Miranda, éditions Al Manar 2016
  • Cette page déchirée de Claudio Pozzani, éditions Al Manar 2012
  • Les mots étaient des loups de Vénus Khoury-Ghata, Poésie-Gallimard 2016
sur internet:

vendredi 5 août 2016

Jangbu Le temps d'un dépaysement



         Retour au pays

         1

          À plusieurs reprises
          J'ai voulu retourner au pays
          En poussant un troupeau de poèmes
          Je crois qu'on peut encore distinguer les traces des pas du temps
          Sur un sentier des montagnes enneigées et un lac
          Ou entre un lac et une prairie
          Et qui rejoint peut-être              la tente
          D'où j'étais parti à l'origine

          2

          Aujourd'hui, c'est l'automne
          Je voulais attirer par mes contes merveilleux et mes affabulations
          Sous les fruits de la ville
          Quelques amantes richement parées
          et des enfants immatures
          Mais une forêt d'acier acéré
          Qui pousse entre mes propos et ma poitrine
          Et entre ma poitrine et mon cœur-esprit
          Entrave mon regard

          3

          Parfois
          Je sens que je n'ai nulle part où retourner

          in Le hachoir invisible, éditions L'Oreille du Loup, 2012, p.57

Cette écriture s'inscrit en tibétain comme une broderie sur la page de ce recueil bilingue, paru à L'Oreille du Loup, en 2012. La traduction française est de Françoise Robin et Élise Mandine, avec des dessins de l'auteur.
C'est là une manière originale de se dépayser pour tous ceux qui sont rentrés ou ne partiront pas cet été.









Jangbu est le nom de plume de Chenkstang Dorje Tsering, né en 1963 à Ando, au Tibet, un pays envahi par la Chine en 1950 lors de l'arrivée au pouvoir de Mao; un pays qui subira ensuite une modernisation accélérée et deviendra, après la fuite du Dalaï-Lama, la région autonome du Xizang, en 1965.

         Chaque nuit

         Chaque nuit    C'est ma grande fête obscure
         Plus précisément       Dans le sillon des volatiles du sommeil
         Envolés
         Toi seule te poses, doucement, sur mon épaule
         Parfois, tes lèvres chaudes s'agitent dans un murmure d'ailes
         Parfois tu t'assois, immobile
         Ces causes de bonheur      Me
         Rendent insensible aux motifs de crainte.

         ibid p.25

Au dos du livre, l'auteur précise :

          Bien des choses mériteraient une explication
          Mais je n'ai pas plus d'idée ni de courage que ça
          Pour bâtir une histoire.

Le titre du recueil, Le Hachoir invisible, laisse présager la violence subie.

         Les cinq dégénérescences

         Tout d'abord, les puits s'assècheront, dit-on
                 Ensuite, les végétaux disparaîtront, dit-on
                 Ensuite, les animaux s'en iront, dit-on
                 Ensuite, les yeux de l'âme perdront la vue, dit-on
                 Ensuite, il ne restera plus que la dignité, dit-on
                 Ensuite, les cœurs iront s'écartant, dit-on
                 Ensuite, la communication s'étiolera
                 Ensuite... Tout déclinera, dit-on

         Mais tout cela est probablement encore loin de nous

         ibid p.15

         Invention théorique

         Que les bons massacrent les méchants
         C'est normal
         Que les riches dépouillent les pauvres
         C'est normal
         Que les forts opriment les faibles
         C'est normal

         Que les supérieurs asservissent les inférieurs
         C'est normal
         Qu'un individu souffre en prison pour la nation
         C'est normal
         Et que pour la sécurité de la majorité la minorité soit brûlée vive
         C'est encore normal
         Mais
         Ceux qui n'ont pas le bien du Parti à cœur
         Ne sont pas normaux

         ibid p.63

Le climat d'oppression se précise . Le poète le dépeint avec l'ironie du désespoir.

         Hachoir invisible

         Chut, tais-toi
         Ils arrivent
         Ne parle pas!
         Ils pourraient trancher nos langues

         Dis-leur un mot gentil, flatte-les
         Affiche un sourire
         Fais des courbettes

         Mais    ils nous ont tranché les oreilles

         ibid p.17



         Celui qui est mort en cage

         Des barreaux de fusils
         Autour, un insaisissable barbelé de ruses
         Secoué par des rafales de vent rouge
         Suspendu dans le vide, terrorisé
         Isolé par des mensonges et des calomnies cruelles...
         Que possèdes-tu d'autre, cage ?
         C'est en pensant à cela qu'il est mort
         On dit que
         La nouvelle de sa mort
         Elle non plus
         N'est pas sortie de la cage
         Pendant de longues années
         Pour une raison spéciale

         ibid p.53

La quatrième de couverture précise que l'auteur est une des voix majeures et des plus influentes de la poésie tibétaine contemporaine.

          Prisonnier

          Ceci est une prison normale
          Avec un unique prisonnier Il n'est pas accusé à tort
          Des gardiens costauds le surveillent avec suspicion
          En fumant        En s'agitant
          Tout en s'abritant de la pluie derrière leur grosse bedaine ruisselante
          Comme des grains de blé rebondis à l'automne qui se pressent dans les silos

          Le prisonnier est imaginaire Je suis à l'intérieur de son corps
          Le chef d'accusation : avoir trop réfléchi

          ibid p.35


        
Un long poème, en 9 chants en l'honneur du Zi, clôt ce recueil.

Le Zi est une sorte d'agate,  noire, de forme allongée comme un muscle, avec des lignes blanches comme des os, et des ronds qu'on appelle les "yeux". C'est une pierre mythique, très rare, très précieuse, spécifique au Tibet.

Cette perle, essence de la civilisation tibétaine,  précise la traductrice, le poète l'associe au sort fait au Tibet, car les marchands l'achètent et la vendent sans état d'âme ni sens de sa sacralité.

         Zi 2

         Je suis le cœur d'un peuple
         Et une relique issue d'une crémation

         Je suis une larme de soleil, retenue depuis mille ans
         Mais aujourd'hui, versée

         Je suis un œil    Je suis la signification originelle et inaltérée
         Fruit du polissage de chaque perle
         Perle des phrases façonnées dans ma bouche

         ibid p.81

Cette voix est bien celle d'un poète qui s'insurge au nom de son peuple et nous en devons l'écho à des éditeurs engagés comme Mireille Montoya, de L'Oreille du loup.

Bibliographie: 
  • Le hachoir invisible, L'Oreille du Loup, 2012
sur internet :