Retour au pays
1
À plusieurs reprises
J'ai voulu retourner au pays
En poussant un troupeau de poèmes
Je crois qu'on peut encore distinguer les traces des pas du temps
Sur un sentier des montagnes enneigées et un lac
Ou entre un lac et une prairie
Et qui rejoint peut-être la tente
D'où j'étais parti à l'origine
2
Aujourd'hui, c'est l'automne
Je voulais attirer par mes contes merveilleux et mes affabulations
Sous les fruits de la ville
Quelques amantes richement parées
et des enfants immatures
Mais une forêt d'acier acéré
Qui pousse entre mes propos et ma poitrine
Et entre ma poitrine et mon cœur-esprit
Entrave mon regard
3
Parfois
Je sens que je n'ai nulle part où retourner
in Le hachoir invisible, éditions L'Oreille du Loup, 2012, p.57
Cette écriture s'inscrit en tibétain comme une broderie sur la page de ce recueil bilingue, paru à L'Oreille du Loup, en 2012. La traduction française est de Françoise Robin et Élise Mandine, avec des dessins de l'auteur.
C'est là une manière originale de se dépayser pour tous ceux qui sont rentrés ou ne partiront pas cet été.
Jangbu est le nom de plume de Chenkstang Dorje Tsering, né en 1963 à Ando, au Tibet, un pays envahi par la Chine en 1950 lors de l'arrivée au pouvoir de Mao; un pays qui subira ensuite une modernisation accélérée et deviendra, après la fuite du Dalaï-Lama, la région autonome du Xizang, en 1965.
Chaque nuit
Chaque nuit C'est ma grande fête obscure
Plus précisément Dans le sillon des volatiles du sommeil
Envolés
Toi seule te poses, doucement, sur mon épaule
Parfois, tes lèvres chaudes s'agitent dans un murmure d'ailes
Parfois tu t'assois, immobile
Ces causes de bonheur Me
Rendent insensible aux motifs de crainte.
ibid p.25
Au dos du livre, l'auteur précise :
Bien des choses mériteraient une explication
Mais je n'ai pas plus d'idée ni de courage que ça
Pour bâtir une histoire.
Le titre du recueil, Le Hachoir invisible, laisse présager la violence subie.
Les cinq dégénérescences
Tout d'abord, les puits s'assècheront, dit-on
Ensuite, les végétaux disparaîtront, dit-on
Ensuite, les animaux s'en iront, dit-on
Ensuite, les yeux de l'âme perdront la vue, dit-on
Ensuite, il ne restera plus que la dignité, dit-on
Ensuite, les cœurs iront s'écartant, dit-on
Ensuite, la communication s'étiolera
Ensuite... Tout déclinera, dit-on
Mais tout cela est probablement encore loin de nous
ibid p.15
Invention théorique
Que les bons massacrent les méchants
C'est normal
Que les riches dépouillent les pauvres
C'est normal
Que les forts opriment les faibles
C'est normal
Que les supérieurs asservissent les inférieurs
C'est normal
Qu'un individu souffre en prison pour la nation
C'est normal
Et que pour la sécurité de la majorité la minorité soit brûlée vive
C'est encore normal
Mais
Ceux qui n'ont pas le bien du Parti à cœur
Ne sont pas normaux
ibid p.63
Le climat d'oppression se précise . Le poète le dépeint avec l'ironie du désespoir.
Hachoir invisible
Chut, tais-toi
Ils arrivent
Ne parle pas!
Ils pourraient trancher nos langues
Dis-leur un mot gentil, flatte-les
Affiche un sourire
Fais des courbettes
Mais ils nous ont tranché les oreilles
ibid p.17
Celui qui est mort en cage
Des barreaux de fusils
Autour, un insaisissable barbelé de ruses
Secoué par des rafales de vent rouge
Suspendu dans le vide, terrorisé
Isolé par des mensonges et des calomnies cruelles...
Que possèdes-tu d'autre, cage ?
C'est en pensant à cela qu'il est mort
On dit que
La nouvelle de sa mort
Elle non plus
N'est pas sortie de la cage
Pendant de longues années
Pour une raison spéciale
ibid p.53
La quatrième de couverture précise que l'auteur est une des voix majeures et des plus influentes de la poésie tibétaine contemporaine.
Prisonnier
Ceci est une prison normale
Avec un unique prisonnier Il n'est pas accusé à tort
Des gardiens costauds le surveillent avec suspicion
En fumant En s'agitant
Tout en s'abritant de la pluie derrière leur grosse bedaine ruisselante
Comme des grains de blé rebondis à l'automne qui se pressent dans les silos
Le prisonnier est imaginaire Je suis à l'intérieur de son corps
Le chef d'accusation : avoir trop réfléchi
ibid p.35
Un long poème, en 9 chants en l'honneur du Zi, clôt ce recueil.
Le Zi est une sorte d'agate, noire, de forme allongée comme un muscle, avec des lignes blanches comme des os, et des ronds qu'on appelle les "yeux". C'est une pierre mythique, très rare, très précieuse, spécifique au Tibet.
Cette perle, essence de la civilisation tibétaine, précise la traductrice, le poète l'associe au sort fait au Tibet, car les marchands l'achètent et la vendent sans état d'âme ni sens de sa sacralité.
Zi 2
Je suis le cœur d'un peuple
Et une relique issue d'une crémation
Je suis une larme de soleil, retenue depuis mille ans
Mais aujourd'hui, versée
Je suis un œil Je suis la signification originelle et inaltérée
Fruit du polissage de chaque perle
Perle des phrases façonnées dans ma bouche
ibid p.81
Cette voix est bien celle d'un poète qui s'insurge au nom de son peuple et nous en devons l'écho à des éditeurs engagés comme Mireille Montoya, de L'Oreille du loup.
Bibliographie:
- Le hachoir invisible, L'Oreille du Loup, 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire