Port des Barques

Port des Barques

vendredi 5 août 2016

Jangbu Le temps d'un dépaysement



         Retour au pays

         1

          À plusieurs reprises
          J'ai voulu retourner au pays
          En poussant un troupeau de poèmes
          Je crois qu'on peut encore distinguer les traces des pas du temps
          Sur un sentier des montagnes enneigées et un lac
          Ou entre un lac et une prairie
          Et qui rejoint peut-être              la tente
          D'où j'étais parti à l'origine

          2

          Aujourd'hui, c'est l'automne
          Je voulais attirer par mes contes merveilleux et mes affabulations
          Sous les fruits de la ville
          Quelques amantes richement parées
          et des enfants immatures
          Mais une forêt d'acier acéré
          Qui pousse entre mes propos et ma poitrine
          Et entre ma poitrine et mon cœur-esprit
          Entrave mon regard

          3

          Parfois
          Je sens que je n'ai nulle part où retourner

          in Le hachoir invisible, éditions L'Oreille du Loup, 2012, p.57

Cette écriture s'inscrit en tibétain comme une broderie sur la page de ce recueil bilingue, paru à L'Oreille du Loup, en 2012. La traduction française est de Françoise Robin et Élise Mandine, avec des dessins de l'auteur.
C'est là une manière originale de se dépayser pour tous ceux qui sont rentrés ou ne partiront pas cet été.









Jangbu est le nom de plume de Chenkstang Dorje Tsering, né en 1963 à Ando, au Tibet, un pays envahi par la Chine en 1950 lors de l'arrivée au pouvoir de Mao; un pays qui subira ensuite une modernisation accélérée et deviendra, après la fuite du Dalaï-Lama, la région autonome du Xizang, en 1965.

         Chaque nuit

         Chaque nuit    C'est ma grande fête obscure
         Plus précisément       Dans le sillon des volatiles du sommeil
         Envolés
         Toi seule te poses, doucement, sur mon épaule
         Parfois, tes lèvres chaudes s'agitent dans un murmure d'ailes
         Parfois tu t'assois, immobile
         Ces causes de bonheur      Me
         Rendent insensible aux motifs de crainte.

         ibid p.25

Au dos du livre, l'auteur précise :

          Bien des choses mériteraient une explication
          Mais je n'ai pas plus d'idée ni de courage que ça
          Pour bâtir une histoire.

Le titre du recueil, Le Hachoir invisible, laisse présager la violence subie.

         Les cinq dégénérescences

         Tout d'abord, les puits s'assècheront, dit-on
                 Ensuite, les végétaux disparaîtront, dit-on
                 Ensuite, les animaux s'en iront, dit-on
                 Ensuite, les yeux de l'âme perdront la vue, dit-on
                 Ensuite, il ne restera plus que la dignité, dit-on
                 Ensuite, les cœurs iront s'écartant, dit-on
                 Ensuite, la communication s'étiolera
                 Ensuite... Tout déclinera, dit-on

         Mais tout cela est probablement encore loin de nous

         ibid p.15

         Invention théorique

         Que les bons massacrent les méchants
         C'est normal
         Que les riches dépouillent les pauvres
         C'est normal
         Que les forts opriment les faibles
         C'est normal

         Que les supérieurs asservissent les inférieurs
         C'est normal
         Qu'un individu souffre en prison pour la nation
         C'est normal
         Et que pour la sécurité de la majorité la minorité soit brûlée vive
         C'est encore normal
         Mais
         Ceux qui n'ont pas le bien du Parti à cœur
         Ne sont pas normaux

         ibid p.63

Le climat d'oppression se précise . Le poète le dépeint avec l'ironie du désespoir.

         Hachoir invisible

         Chut, tais-toi
         Ils arrivent
         Ne parle pas!
         Ils pourraient trancher nos langues

         Dis-leur un mot gentil, flatte-les
         Affiche un sourire
         Fais des courbettes

         Mais    ils nous ont tranché les oreilles

         ibid p.17



         Celui qui est mort en cage

         Des barreaux de fusils
         Autour, un insaisissable barbelé de ruses
         Secoué par des rafales de vent rouge
         Suspendu dans le vide, terrorisé
         Isolé par des mensonges et des calomnies cruelles...
         Que possèdes-tu d'autre, cage ?
         C'est en pensant à cela qu'il est mort
         On dit que
         La nouvelle de sa mort
         Elle non plus
         N'est pas sortie de la cage
         Pendant de longues années
         Pour une raison spéciale

         ibid p.53

La quatrième de couverture précise que l'auteur est une des voix majeures et des plus influentes de la poésie tibétaine contemporaine.

          Prisonnier

          Ceci est une prison normale
          Avec un unique prisonnier Il n'est pas accusé à tort
          Des gardiens costauds le surveillent avec suspicion
          En fumant        En s'agitant
          Tout en s'abritant de la pluie derrière leur grosse bedaine ruisselante
          Comme des grains de blé rebondis à l'automne qui se pressent dans les silos

          Le prisonnier est imaginaire Je suis à l'intérieur de son corps
          Le chef d'accusation : avoir trop réfléchi

          ibid p.35


        
Un long poème, en 9 chants en l'honneur du Zi, clôt ce recueil.

Le Zi est une sorte d'agate,  noire, de forme allongée comme un muscle, avec des lignes blanches comme des os, et des ronds qu'on appelle les "yeux". C'est une pierre mythique, très rare, très précieuse, spécifique au Tibet.

Cette perle, essence de la civilisation tibétaine,  précise la traductrice, le poète l'associe au sort fait au Tibet, car les marchands l'achètent et la vendent sans état d'âme ni sens de sa sacralité.

         Zi 2

         Je suis le cœur d'un peuple
         Et une relique issue d'une crémation

         Je suis une larme de soleil, retenue depuis mille ans
         Mais aujourd'hui, versée

         Je suis un œil    Je suis la signification originelle et inaltérée
         Fruit du polissage de chaque perle
         Perle des phrases façonnées dans ma bouche

         ibid p.81

Cette voix est bien celle d'un poète qui s'insurge au nom de son peuple et nous en devons l'écho à des éditeurs engagés comme Mireille Montoya, de L'Oreille du loup.

Bibliographie: 
  • Le hachoir invisible, L'Oreille du Loup, 2012
sur internet :

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