Port des Barques

Port des Barques

lundi 3 novembre 2014

Pierre Michon : Le chant espéré de l'ange


 
Dès lors, je descendais presque chaque soir la pente jusqu'au petit banc de pierre sur lequel, après les heures torrides, s'abandonnant au vent léger du large, à tout ce bleu où pesait un volcan et s'enfuyaient des voiles, il s'efforçait d'oublier ou de se souvenir, l'un et l'autre sans doute, l'un puis l'autre, l'un exaspérant l'autre en s'épuisant à le celer, comme sans profit nous faisons tous.
In L'empereur d'occident © Verdier poche 2013, p.20

C'est à Pierre Michon, que revient le privilège d'ouvrir ce blog, dont le titre, Le temps bleu, est tiré, comme l'extrait qui précède, de L'Empereur d'occident, livre paru chez Verdier poche, en 2013.
Le dit empereur vit dans la pourpre des sons et apprend le peu qu'il faut d'amour pour chanter juste.(...)mais suffisant ou non, il n'avait que cela dont il put faire état, puisqu'il ne savait se taire.
Le lecteur, subjugué, le suit dans un univers onirique où les oliviers font une seule mêlée sombre, le soleil naît de brumes vertes, puis prend congé et tout de suite la nuit l'efface, alors n'existe plus qu'une montagne morte sur la mer d'asphalte.
 
Vies minuscules, un premier récit, écrit à 38 ans, révèle Pierre Michon au public et à lui-même, en 1984. Une sorte de résurrection : le chant espéré de l’ange. Le livre reçoit le Prix France-Culture.

Étrangement c'est à deux amis poètes, qu'il doit son édition par Gallimard.
En effet, le poète Louis-René des Forêts, responsable alors du comité de rédaction de Gallimard, soumet au comité de lecture le manuscrit et, devant un refus de Michel Tournier, encourage Pierre Michon à l'étoffer et à le représenter.
Entre temps, Jean Grosjean, poète également, reprend la tête du comité de rédaction et lors de cette seconde présentation répond : « oui ! On publie ».
Pierre Michon est à ce jour l'auteur d'une quinzaine de livres, dont  Rimbaud le  fils, paru en 1991.
Il voue à ce poète une immense admiration et tient en général la poésie en haute estime.
 
Lors d'entretiens, accordés à divers interlocuteurs, il évoque, en 2007, dans Le roi vient quand il veut, sa découverte à l'école publique, dans la Creuse :
Les premières grandes  émotions, ce sont les récitations de l'école primaire. On n'y comprenait rien, l'instituteur non plus. J'avais appris par cœur les cinq ou six premières strophes de « Booz endormi » de Victor Hugo. « Booz s'était couché de fatigue accablé » : ça va. « Il avait tout le jour travaillé dans son aire »: aire ? Et « comme dormait Jacob, comme dormait Judith » : qui c'est, ceux-là ? Ces  instituteurs avaient une croyance dans le texte, une croyance dévote. Ils pouvaient bien ne pas comprendre grand-chose à un poème de Victor Hugo (ils comprenaient bien des choses, mais pas  tout le détail), ils le disaient avec cet éclat, cette voix chantante. Dans la classe, pour les enfants qui venaient du fond de l'arrière-campagne, c'était quelque chose comme de l'incantation qui les subjuguait totalement. Ils sentaient bien qu'il fallait essayer, si on ne comprenait pas tout à fait, de l'aimer quand même. C'était quelque chose à aimer.

 in Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature ©  Albin Michel 2007, p.93
À la question : Pourquoi le roman plutôt que la poésie ? Vous ne rêviez pas d'être Rimbaud ?

Oh, très jeune, si, bien sûr, mais il est vite trop tard pour cette histoire. (…) Et puis, comment dire ? Dans ma façon d'être et de me tenir, c'était trop facile de faire de la poésie : il me suffisait de me mettre au travail tous les jours et de faire des petites unités simples et fortes. Oui, la poésie aurait sans doute rendu compte de ce que j'étais, et ce n'est pas ce que je suis qui m'importe, mais ce que je peux miraculeusement devenir. La poésie n'était pas cette grande chose étrangère qui me changerait miraculeusement en un autre. (…) Rimbaud, je me disais : non, tout de même, ça ne suffit pas. Une œuvre, c'est plusieurs mètres dans cette bibliothèque...
ibid p. 105

 S'il a trop d'ambition ou trop de modestie pour se vouloir poète - il s'en défend à plusieurs reprises - mon propos est de vous faire sentir combien il l'est, bien qu'à la question : « écrivez-vous de la poésie » ? il réponde :
 
J'ai fait une poésie que j'ai publiée dans une revue. C'est tout à fait anecdotique, un truc de trois pages, gentil. Je ne saurais pas le faire longtemps. J'aime le souffle de la prose, sa liberté. La poésie est sujette à des règles, c'est un genre très difficile.

 
ibid p. 138

De son écriture, il dit par ailleurs :
 
Le dispositif d'écriture dont je me sers demande une foi extraordinaire dans l'écrit, dans la langue, dans le verbe. Et cette croyance, chez moi, est à éclipses. Il est rare que j'y croie de nouveau, quand ça  arrive, je fais un petit texte. Et puis ça m'épuise. J'ai écrit chacun de ces textes en peu de jours. Je n'y passe pas beaucoup de temps, mais il y a une telle dépense d'énergie que j'y joue ma peau à chaque fois. (…)

 
ibid p.p.135/136
 
Je crois que la nomination des choses peut leur donner une existence. (…) Je pense que la beauté littéraire doit de même être flagrante, massive, immédiate, absolue.
 
            ibid p. 137
 
En est-il autrement de la poésie ? Écrivain ou poète ne jouent-ils pas à chaque fois leur peau ?

Quelle méprise de se refuser poète, alors qu'il dépeint avec tant de finesse ce que chaque poète éprouve à écrire, dont ce sentiment de dépassement de soi et le vertige qui en découle.
 
Ça a été un sentiment de délivrance extrême le fait de pouvoir écrire la première histoire des Vies minuscules, je suis presque venu au monde avec elle (…) - c'était là tout à coup une sorte d'acceptation, d'acquiescement, ce n'est pas le mot que je cherche, mais enfin ! Du côté du cœur quelque chose s'est laissé aller et a tout de suite trouvé une forme dont maintenant, moi, écrivant, je me souviens. Ma délivrance a cette forme et c'est pourquoi je l'aime tant. Cet émoi, cette émotion d'enfin lâcher mes bottes et d'accepter les choses, eh bien, cela a une forme brève et tendue de ce que j'écris. (…) L'acquiescement ne peut qu'être court et total. C'est une sorte de fil, de voix : l'idéal serait pratiquement de dire tout dans le même souffle, dans la même tonalité et la même intensité. Comme si c'en était le bon aloi, la preuve, ce qui fait sonner juste.
 
ibid p.p.107/108

 
Combien de poètes contemporains pourraient reprendre le discours qui suit à leur compte ?
 
Il y a eu une telle rétention, une telle attente, un tel guet pétrifié, une telle peur que le don d'écrire ne revienne plus, que quand c'est parti, ça se règle en un mois ou deux – en matinées de deux mois. Enfin...Ça n'est pas aussi simple que ça : il y a des pannes, beaucoup de pannes. Mais le mouvement général est là : attente ou panne, et délivrance. Surgissement.
 

ibid p.p.108/109

 
À plusieurs reprises, il évoque le rythme, l'importance des rythmes :

 
J'ai de plus en plus l'impression qu'un texte naît de son propre rythme spécifique, comme si au début il y avait une impulsion donnée, un mètre compliqué qu'on entend pas, qu'on cherche à saisir, qui est peut-être plus compliqué que les mètres poétiques et qui fonctionne pendant tout le texte.

 

ibid p.115

 
Plus loin, à la question : Peut-on parler de lyrisme pour qualifier votre œuvre ? Il répond :

 
Bien sûr. Si l'on entend par lyrisme ce qui chante, je ne peux pas écrire sans chanter. C'est pour cela que la prose me paraît souvent décevante : parce que ça ne chante pas. C'est la poésie qui chante. J'aimerais faire chanter la prose comme l'ont fait Mallarmé, Proust ou Faulkner. Ou bien si l'on considère le lyrisme comme expression de soi, là également, on peut dire que mon œuvre est lyrique.

 
ibid p.180
 
Quittons Le roi vient quand il veut, titre qui illustre superbement l'inspiration, sur l'affirmation qui suit :Écrire, c'est changer le signe des choses, transformer la douleur en jouissance présente, faire de l'art avec la mort.
 

ibid.p.196
 

Plongeons dans quelques-unes de ses pages fabuleuses :

 
Ainsi dans L'empereur d'occident :

De ces objets saugrenus, de ces bois noirs de crasse, de ces peaux vides et de ces joncs creux, de ces languettes de cuivre, s'échappa soudain, au-dessus des joueurs tout à l'heure fanfarons et maintenant sérieux, dans cette pose qui est du cabotinage mais aussi un bizarre recueillement, s'échappa et régna quelque chose d'étonnant ; quelque chose de souffrant, comme si tout ce qui brise le cœur avait été rassemblé là et à plaisir mis en œuvre par un despote cruel, mais quelque chose d'inexplicablement triomphant comme le sourire du tyran, de gai comme le matin sur la mort du tyran. Le port se taisait, les femmes rapprochées écoutaient : le passage d'un césar n'alanguit pas de la sorte leurs gestes, agrandit moins leurs yeux, met moins de douceur dans les mains rudes soudain désoccupées et ballantes, rendues à la seule imminence de l'amour, peut-être de quelque chose de pire, de plus abandonné. Sa mère souriait.

 
 (...)
 
Les traversées sont longues, la mer est ennuyeuse, on a peur des naufrages, on a peur de se souvenir ; on a le temps d'apprendre, de la bouche d'un compagnon plus vieux, le peu qu'il faut d'Homère et de Virgile, le moins encore d'Ovide, pour composer des chants où les images qu'ils ont une fois pour toutes décidées se succèdent dans un nouvel ordre, s'enrichissent d'un mot et s'appauvrissent d'un autre, étonnent et troublent par cet écart infime. (…) On a le temps enfin de dévêtir sa protectrice pour un autre usage que la danse, et d'apprendre le peu qu'il faut d'amour pour chanter juste.

 
In L'empereur d'occident © Verdier poche 2013, pages 27/ 28 /29

 

Qu'il soit poète ou non, « le peu d'amour qu'il faut pour chanter juste », Pierre Michon le porte inscrit au plus intime de lui.
 
 

Quelle que soit l'époque qu'il choisisse pour thème, il donne chair et voix à toute sorte de petites gens. Intensité et brièveté sont la règle, qui captent aussitôt le lecteur.
 

Ainsi des  Vies minuscules, de son premier livre, qui font partie de ses souvenirs.

 

La chandelle s'éteint, un rossignol s'évade du sureau ; peut-être vers Saint-Goussaud entend-on grincer la porte vermoulue de l'église — mais c'est aussi bien celle d'une étable, ou deux branches  ennemies dans un fourré. Des étoiles fuient, ou des salamandres d'or quand on bat le briquet derrière les vitraux baignés d'herbe. De quoi encore se plaint la nuit, où des chiens s'exténuent, aveugles et   tonnants ? Quel vieux drame de famille se perpétue dans la gorge des coqs ?  L'ombre crossée des fougères s'épaissit dans la montée. Des Épées de lumière barrent les chemins, à moins que ce ne soit la lune enfin levée, sur des bouleaux. Quittons ce feuillage ; le sureau à dépéri, je crois, vers 1930.
 
in Vies minuscules, Vie d'Antoine Peluchet © Gallimard folio 2005, p.p.45/46

 
 
Ma mère donc, un jour d'octobre, me conduisit dans cette maison magique d'où je pensais sortir papillon. La butte que couronne le lycée porte des marronniers qui se défeuillaient ; le haut bâtiment où des briques éteintes alternent avec des granits perdait superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir. Il me parut multiple, orthogonal et fatal, caverneux comme un temple, une caserne de lanciers ou de centaures ; je n'eusse pas été surpris que le Panthéon, ou aussi bien le Parthénon, dont je ne connaissais que les noms et que je confondais l'un et l'autre, y ressemblassent. C'est que là aussi se tapissait le Savoir, bête antique, inexistante et pourtant goulue, qui vous prive de votre mère et vous livre, à dix ans, à un simulacre du monde ; de cela s'émouvait le vent dans les marronniers démontés.

 

ibid, Vies Minuscules, Vies des frères Bakroot p.95

 
À travers les vitraux un grand soleil affluait sur les marches du chœur ; mille oiseaux au-dehors chantaient, l'odeur touffue des lilas semblait celle, polychrome et  violente, des vitraux ; dans la flaque d'or sur la pierre grise, Bandy chamarré entra à l'autel de Dieu. L'homme était beau, sûr, et d'un geste si juste bénissant les fidèles qu'il les tenait d'autant plus à distance, à bout de bras. J'aurais voulu pleurer et ne pus que m'extasier : car les mots soudain ruisselèrent, ardents contre les voûtes fraîches, comme des billes de cuivre jetées dans une bassine de plomb ; l'incompréhensible texte latin était d'une netteté bouleversante ; les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au Verbe ; l'ampleur des finales, culminant avec l'exact retour du prêtre dans l'envol d'or de la chasuble au Dominus vobiscum, était une basse insidieuse de tam-tam fascinant l'ennemi, le nombreux, le profus, le créé. Et le monde rampait, se rendait : au terme de cette nef soudain ensoleillée sans effet, au sein de cette campagne si verte, dans les odeurs et les couleurs, quelqu'un, au verbe embrasé, savait se passer des créatures.

 

ibid, Vies minuscules, Vie de Georges Bandy p.p.182/183

 

Dans un tout autre registre dans Le Roi du bois, il dépeint avec sensualité la rencontre inattendue d'un jeune gardien de porcs avec une demoiselle impudique.

 

À dix pas de moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint, chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une fille très parée qui riait, elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un rêve ces mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa.
 

In Le Roi du bois © Verdier 1995, p.p.14/15

 

Dans Vie de Joseph Roulin, il campe le facteur immortalisé par Van Gogh, à Arles, apprenant par une lettre le suicide du peintre.

 

Que Vincent eût absorbé du plomb lui aussi, cela ne l'étonna guère. Car ses étonnements il y avait longtemps qu'il les avait dans la peau et qu'ils ne le quittaient plus, qu'il les gardait bien cachés sous  le petit plumet de l'alcool et la routine postale comme sa calvitie l'était sous sa casquette, mais inchangés et juvéniles encore, sans qu'il le sût ; sans qu'il sût même que c'était de l'étonnement, c'est-à-dire du vide, la terreur de ce vide et du goût pour cette terreur, car il avait mis dessus des convictions, des idées, garde-fous comme l'absinthe et la casquette.

 
in Vie de Joseph Roulin © Verdier 2012, p.20

 
Et enfin dans Corps de roi, dans un passage consacré à Flaubert et  Madame Bovary, il joue les philosophes.

 

Ce que chantent les oiseaux c'est que pour l'instant le livre est fini, le livre est suspendu. Le recours en grâce est accepté, non, on ne peut tout de même pas ôter le masque, il tient trop bien, mais on peut oublier qu'il existe et sentir le vent de l'aube entrer par les joints. On n'est pas de bois, on jouit des arbres. Le monde au-delà de la Seine est fait de chaumes d'or, de javelles éclatantes, de hêtraies lointaines où le cœur bat . Dans les laiteries des fermes des petites filles trempent leur doigt dans du lait, l'écrèment ; sous le regard d'un homme une fille rit d'être comblée tout à l'heure, des monstres humains oublient qu'ils sont des monstres. Le monde se passe de prose.
 
In Corps du roi © Verdier 2002, p.46
 
S'il n'y a plus de prose, c'est que la poésie, par la grâce du vent, occupe toute la place. Profitez-en.
  

Bibliographie consultée
 

Le roi vient quand il veut , Propos sur la littérature © Le livre de Poche 2010

L'empereur d'occident © Verdier poche © 2013

Vie de Joseph Roulin © Verdier 2012

Le Roi du bois © Verdier 1995

Vies minuscules © Gallimard folio 2005

Corps du roi © Verdier 2002

 
Sur internet
 
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