Port des Barques

Port des Barques

vendredi 21 décembre 2018

Marie-claire Bancquart : "et s'il manquait quelque chose à votre vie"?




          Sommes-nous dans un temps de crise ? Et comment définir celle-ci ? Doublement, je crois.
       Nous avions vécu depuis à peu près les années 1960, une période où les dégâts de la dernière
       guerre avaient été à peu près réparés...et largement oubliés, et où tout semblait de plus en plus
       accessible, grâce aux moyens de communication. Télévisions, téléphones portables, ordinateurs,
       créaient un monde où même les enfants "avaient tout, tout de suite", dans les classes aisées ou
       moyennes de notre Occident. "Tout"? Ce tout n'était vrai que pour une petite partie du monde,
       et il était déjà payé au prix fort par ceux qui en profitaient : simplification et même vulgarisation
       des arts, rapports à la fois trop faciles et peu profonds entre les gens, perte de beaucoup
       d'éléments de la culture traditionnelle, grande puissance de l'argent… Tout cela créait une sorte
       de totalitarisme mou.
           Mais quand l'argent est venu à manquer en Europe, quand de nombreux scandales ont éclaté 
       alors une très brusque baisse de l'optimisme s'est manifestée. Autre élément de la crise: le
       sentiment que le monde autour de nous, est en proie à des violences dont nous sommes
       incapables d'augurer la fin. À ce propos, je mets de coté, dans les lignes que j'écris ici sur la crise,
       ce temps-là de "crise" abjecte, assassine, qu'est la guerre (j'avais treize ans quand s'est terminée
       notre dernière), sous quelque prétexte qu'elle ait éclaté. Pour les poètes qui la vivent, il n'est
       certainement pas d'autre solution que "d'engager" leur poésie contre elle, de souffrir, de
       s'opposer, radicalement. De quelque coté qu'il se trouve, un poète, à mon avis, n'a pas à
       condamner les camps d'extermination, s'il oublie les bombardements de Dresde ou d'Hiroshima.
       Nous ne sommes plus de ce coté de la violence; redoutons toujours sa survenue.
           Mais dans nos conditions, à nous, que peut la poésie? "Changer la vie", comme dit Rimbaud,
      ambition que les surréalistes ont nourrie à sa suite? "Nier notre néant" comme l'écrit Malraux?
      Nous avons aujourd'hui connu une série de déceptions qui nous interdisent de penser ainsi ; nous
      ne songeons pas non plus à la possibilité d'entreprendre une poésie qui apporterait aux gens une
      vie de fraternité et de bonheur, comme le voulait Hugo ou des poètes politiquement engagés.
      Exprimer une révélation divine ? Même les poètes croyants, par exemple Jean-Pierre Lemaire
      ou Philippe Delaveau, tâtonnent aujourd'hui dans ce monde en crise, et n'écrivent plus avec cette
      "foi sans coupage" que prônait Claudel.

       in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? p.p.71/72
       Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014.
      
       Ce texte nous offre l'occasion de relire l'année écoulée avant d'aborder celle à venir et de
       formuler des vœux pour tous ceux qui nous entourent et que nous aimons.

       Pour en savoir plus sur Marie-Claire Bancquart n'hésitez pas à lire, ou relire, l'article rédigé
       précédemment à son propos, grâce au lien indiqué plus bas.
      
       Le Temps bleu fera une pause en cette fin d'année pour mieux vous retrouver le vendredi
       4 janvier 2019.
      
       Bibliographie :
  • L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014.
       sur internet:

vendredi 14 décembre 2018

Nuno Judice pourquoi la poésie en temps de crise



                Le poème dans le monde
        
             Je me souviens d'une maison, et dans cette maison, d'un couloir. À un bout de ce long  
       couloir,  on descendait quelques marches pour trouver une armoire avec des livres;
       à l'autre bout, un meuble avec des chapeaux, des cannes, un miroir. C'est un des souvenirs
       que je garde de  l'enfance, ce parcours entre les livres et le miroir  – ces deux bouts d'un
       chemin que j'ai pris, dans un sens ou l'autre, pour trouver toujours la tentation  de passer
       au-delà du monde réel, celui qui était à l'extérieur du couloir, dans la maison, ou dans la rue.
       Pour continuer de faire ce chemin, je suis arrivé au poème. Je ne sais pas s'il est du coté du
       miroir ou du coté des marches; mais il a été le couloir qui m'a fait passer d'un monde à l'autre,
       qui m'a fait monter vers l'au-delà du miroir, ou descendre jusqu'à ces livres où j'ai rencontré
       les maîtres de mon écriture.
     
       (extrait)

        Nuno Judice in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise?
        Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014, p.83

        Relisant ce livre, par ces jours troublés, je suis tombée sur cette page du poète portugais, qui
        s'interroge sur la place réelle du poème dans le monde actuel. Face à un monde qui bascule
        dans une  violence aveugle, la parole du poète redouble de force et d'actualité mais en quoi
         " contribue-t-elle de manière décisive à la vie de l'esprit – voire à la vie tout court"?

                Le poème est un espace de traversée. On n'y reste pas, on n'y repose jamais. C'est pour ça
                qu'il est lié à la condition humaine et à sa destinée d'errance et d'inquiétude, au-delà des
                miroirs et des livres.
                ibid p.87

Bibliographie:
  • L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014.

vendredi 7 décembre 2018

Béatrice de Jurquet, Rester sur la corde et c'est tout


               Bruits Bruissements

         Un fil ténébreux poursuit la lumière
         dans ces rues que je devrais connaître,
         sur la place ensoleillée
         les mouvements de table,
         un chat a évité le bus, de justesse.
         La jolie rousse à son portable n'a rien vu,
         le bébé dort à l'ombre dans la poussette,
         le chien attaché, qui voudrait
         une caresse, qu'on ne l'oublie pas.

         Rumeur de vie, de tout un peu, de tout un peu, de tout
         à la fois paix de sieste,
         un sourire qui s'élargit, indéfiniment.

         L'espace d'entendre est infini
         et les choses vont ensemble,
         les animaux, les arbres, nos paroles.

         in Si quelqu'un écoute, éditions la rumeur libre, 2017 p.69
   
Béatrice de Jurquet est ariégeoise de naissance. Elle vit à Lyon où elle a fait carrière en tant que psychanalyste; elle en garde un regard très observateur sur le monde et les gens qui l'entourent, qualité qui transparait dans son écriture. Sa terre natale, elle l'évoque ainsi à la première page de son recueil :

          Pays de papier

          C'est dans un village des Pyrénées
          du nom duquel je ne peux que me souvenir.
          Là où ils sont, chez eux,
          dans les montagnes issues de plaques heurtées.
          On y prétend que les arbres pleurent
          pour nous qui prenons parfois la parole, de plus en plus bas.

          De ce coté-ci du monde j'ai un pays à défendre,
          un pays qui n'existe pas qui n'existe
          que d'être écrit.

          Si je t'oublie, mon pays de papier.

          ibid p.13

Le lecteur ému, tenté de répondre à l'appel du titre : Si quelqu'un écoute, découvre alors "une poésie directe, même si elle est faite de pas feutrés et de reculs comme dans certains rêves où l'on croit atteindre et où, pourtant, l'on n'atteint pas" comme l'écrit très justement Gérard Chaliand dans la préface. Ce beau livre est alors la relation lente et pudique d'un profond cheminement.

           J'ai la tête ailleurs.

           Suspendre les pensées.
           Peindre les murs
           d'une couleur de clairière.
           Observer les oiseaux picorer la pluie.
           Boire à la santé des étoiles,
           du tigre chimérique sur l'autre rive
           qui fait le projet d'exister.

           ibid p.15

Apprivoiser ses chimères, leur donner congé pour la journée, et peindre ses murs d'une couleur de clairière ! Quel magnifique programme pour transformer en fête les plus grises journées d'hiver !
Le lecteur se sent requinqué dès la première gorgée de cet élixir poétique !

           Ce qui m'éclaire est une énigme.
           Irréelle,
           profondeur d'un soir.
           Geste,
           quand le geste n'est pas sans voix.
           Ville,
           quand sa tâche est terminée.

           Le récit de plaine sans fin
           s'arrête
           à cette ville,
           devant ses remparts pour nous attendre, irréels aussi.

           ibid p.17

L'auteur se fie aux remparts, bien qu'elle les sache irréels... et face aux multiples questions qui se posent, elle se tourne vers François d'Assise, afin que les esprits continuent de danser en paix…

           Quand j'ai eu tous les âges

           Quand j'ai eu tous les âges les choses
           dans leur nuit se sont mises à dire
           que l'eau douce je l'appellerais ma fille
           sable bruissant je lui dirais mon fils

           Aux animaux
           qui nous regardent toujours dans les yeux
           je parlerais comme à n'importe lequel d'entre nous

           et les esprits qui dansent
           ce sont les mots pour dire qu'on est heureux

           ibid p.63

À nous, qui aurons "tous les âges", d'apprendre à en faire autant.


Bibliographie:

  • Si quelqu'un écoute, Béatrice de Jurquet, La rumeur libre éditions, 2017 .
sur internet :

vendredi 30 novembre 2018

Dialogue imaginaire entre Ilarie Voronca et Jules Supervielle



         Amitié du Poète

                                                   à Jules Supervielle
 
         Le ciel une vitre mal lavée en octobre
         Le vent qui fait les cents pas devant ma porte
         Une rumeur, un orchestre de foire quelque part
         Et le souvenir – feu qui prend mal et qui fume.

         Sont-ce les cris des vignerons, les bruits des tonneaux
         Que l'on range au fond d'une cour vaporeuse ?
         Est-ce la ville où tu es prisonnier, sont-ce les rues
         Très lourdes comme des chaînes attachées à tes pieds ?

         Je pense à toi poète, aux paroles simples
         Que tu regardes comme des œufs à travers la lumière.
         Les contours d'une vie se dessinent à l'intérieur
         Ton œil trouve la forme secrète de toute chose.

         Dans cet automne encore tu me prends par la main
         Tu me mènes dans le jardin désert de ma jeunesse
         C'est que je me suis enivré de ton vin
         Que je me suis drapé dans le manteau de tes poèmes.

         Tu as su parler au berger qui interroge l'orage
         La grêle de tes mots a rafraîchi les tempes
         Du malade. Et au haut des falaises tu as allumé
         De grands feux pour les barques perdues sur les mers.

         Ah! Ton sac est plein d'herbes magiques qui donnent
         La vue aux aveugles, la parole aux muets
         Tu ne crains pas les fauves tapis dans l'homme
         Tu sais tordre le cou à la haine, à l'envie, à la méchanceté.

         Toi, bon jardinier : enlève le bois mort
         De nos âmes. J'aime à te voir marcher
         Avec maladresse, la tête penchée sur l'épaule
         Comme un samovar où bout un chant lointain

         Les choses confiantes te laissent les approcher,
         Tu sais aussi le langage des animaux, des dieux,
         Frères et ennemis t'écoutent comme les arbres
         Qui font signe autour du grand chêne de la forêt.

         Tous sont là : les morts, les vivants, tu leur parles
         Et ta voix se fait pluie ou silence ou fougère
         Elle est la branche du compas qui trace
         De ton centre des cercles au-delà de la vie.

         Ilarie Voronca in Beauté de ce monde ( Poèmes 1940/46), Les Hommes sans Épaules éditions,
         2018, p.p.160/161

Ilarie Voronca, dédiait ce poème d'ouverture à Jules Supervielle. Il m'est venu l'idée de créer à postériori ce dialogue entre eux  :

Jules Supervielle:

          Ma Chambre

          Mon cœur qui me réveille et voudrait me parler
          Touche ma porte ainsi qu'un modeste étranger
          Et reste devant moi ne sachant plus que dire :
          " Va, je te reconnais, c'est bien toi, mon ami,
          Ne cherche pas tes mots et ne t'excuse pas.
          Au fond de notre nuit repartons dans nos bois,
          La vie est alentour, il faut continuer
          D'être un cœur de vivant guetté par le danger."

          Jules Supervielle, in Les amis inconnus, Ma Chambre, Poésie/Gallimard, 1982, p.176


Ilarie Voronca:

           Le Vent

           Je te ressemble Ô vent ! mon frère, comme toi
           Je n'ai jamais droit au repos. Avec envie,
           Je regarde les choses dispensées d'errer
           Je m'accroche aux forêts mais les branches se brisent.

           Et comme toi j'apporte une image étrangère,
           Un goût de sel marin ou les lignes diffuses
           Des montagnes. Sur les places des cités je suis
           Le voyageur qui parle de pays jamais vus.

           Qui donc te chasse ainsi vers le Sud, ou vers l'Est,
           Vas-tu vers le soleil de la femme ? Est-ce l'océan mâle
           Qui te crie des ordres ? comme toi, tantôt riant
           Tantôt en colère, je cours parmi pierres et eaux.

           (extrait)

           Ilarie Voronca, in Beauté de ce monde, Contre solitude, 1945-1946, Les Hommes sans
           Épaules, 2018, p.273


Jules Supervielle:


           Puisque je ne sais rien de notre vie
           Que par ce peu d'herbage à la fenêtre
           Ou par des oiseaux, toujours inconnus,
           Que ce soit l'hirondelle, l'alouette,
           Retournons-en au milieu de ma nuit,
           Ma plume y met de lointaines lumières,
           J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,
           Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi
           Sous le plafond de ma chambre suiveuse
           Qui marche à mon pas, quand tout dort.
        
           Jules Supervielle, ibid Les amis inconnus,  Ma chambre, p.177

Ilarie  Volonca:


            Villes à inventer

            J'ai de belles promenades, des heures limpides,
            Mais mille villes pour les accueillir.
            Des regards aimants, des rires. Ah ! ce vide
            J'ai mille fêtes, mille joies pour le remplir

            J'ai des soirs paisibles pour les chambres
            Qui ne sont nulle part. Du raisin
            Pour les vignes secrètes d'un Septembre
            Qui secoue sa chevelure de pain et de vin

            (extrait)

            Ilarie Voronca, Poèmes inédits (1943-46), p.289

Ilarie Voronca, jeune étudiant roumain, de son vrai nom Eduard Marcus, s'était installé à Paris, en 1933. Il se suicidera au gaz dans sa cuisine, au soir du 4 avril 1946, et sera enterré au cimetière parisien de Bobigny-Pantin.
Jules Supervielle, partagé entre deux pays, quitte la France le 2 août 1939 pour visiter sa famille en Uruguay, il se retrouvera bloqué sur place par la guerre et collaborera, sur place, à des revues éditées par la France Libre, comme Lettres françaises en Argentine et Valeurs en Égypte. Il reviendra à Paris en 1946 .
Se sont-ils revus ou pas? Je ne sais. Leur état de déracinés n'avait pu que les rapprocher.

Avec Christophe Dauphin, chargé de la post-face de ce livre, je citerai en gage d'espoir pour tous ces quelques vers d'Ilarie Voronca :

           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
           Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
           Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
           L'amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
           La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Pour en savoir davantage sur le poète n'hésitez pas à consulter le site des Hommes sans épaules, indiqué plus bas.

Bibliographie:
  • Ilarie Voronca, Journal inédit, suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940-46),  Les hommes sans Épaules éditions, 2018.
  • Jules Supervielle, Le Forçat inconnu, suivi de Les amis inconnus, Poésie/ Gallimard, 1982.
sur internet:



          

        

vendredi 23 novembre 2018

Andrée Chedid dans la forge de son propre feu




         Les saisons du sang

         J'ai des saisons dans le sang

         J'ai le battement des mers
         J'ai le tassement des montagnes
         J'ai les tensions de l'orage
         La rémission des vallées

         J'ai des saisons dans le sang

         J'ai des algues qui me retiennent
         J'ai des hélices pour l'éveil
         J'ai des noyades
         J'ai des leviers

         J'ai des entraves
         J'ai délivrance
         J'ai des combats
         J'ai fleur et paix.

         in Poèmes pour un texte, Fraternité de la parole (1976), Flammarion,1991, p.76

Andrée Chedid réunit dans ce recueil, Poèmes pour un texte, (1970-1991), une grande partie des recueils publiés dans Textes pour un poème, en 1987. Une démarche qui traduit une volonté de creuser toujours plus profond son propre cheminement poétique.
Née au Caire, en 1920, élevée dans des pensionnats, elle obtient un doctorat de L'université américaine du Caire, parle trois langues, l'arabe, l'anglais et le français, avant de rencontrer Louis Chedid, qui devient son époux en 1941. Poète et romancière, elle résidera à Paris à partir de 1946, et y décèdera en février 2011.


À propos de son enfance, elle écrit dans Épreuves du Vivant, paru chez Flammarion, en 1983 :

          Regarder l'enfance

          Jusqu'aux bords de ta vie
          Tu porteras ton enfance
          Ses fables et ses larmes
          Ses grelots et ses peurs

          Tout au long de tes jours
          Te précède ton enfance
          Entravant ta marche
          Ou te frayant chemin

          Singulier et magique
          L'œil de ton enfance
          Qui détient à sa source
          L'univers des regards.

          in Anthologie de la poésie française du XX° siècle, Poésie/Gallimard, 2000, p.164

Si notre avenir se dessine dans l'enfance, notre futur se forge entre choix et épreuves.

         
           Épreuves  du poète

           En ce monde
           Où la vie
           Se disloque
           Ou s'assemble

           Sans répit
           Le poète
           Enlace le mystère

           Invente le poème
           Ses pouvoirs de partage
           Sa lueur sous les replis.

           in Épreuves du vivant, Flammarion, 1963


  Quel beau destin dès lors que celui du poète !


           Épreuves du chant

           Homme de tous lieux

           Otage des mots
           Saisi par des lois
           Arrêté par le temps

           Jamais les meutes ne trancheront ton cri
           Aucun traquenard n'asservira ton rêve

           Toi  dont la voix s'évase
           vers la houle du chant.
         
            in Épreuves du vivant, Flammarion, 1963



          Vivre innove le logis

          Quand l'aube s'éprend de la ville
          J'émerge des linges de l'absence

          Je fracture les serrures du temps
          J'échappe au cerne des mots

          Quand l'aube s'éprend de la ville
          L'avenir élève ses arches
          La mémoire tire braises de l'ombre

          Vivre     innove le logis.

          ibid Visage premier (1970-1972), p.29

La poésie demeure le fondement de sa vie, elle l'anime toute entière.


           L'éclair me tient                                                            

          Je me déchiffre dans les marées
          le va-et-vient des ombres

          Je me nomme
          du nom des noyés
          Tout s'écarte
          Les sables rongent

          Puis       d'un signe
          Je me délie

          Je suis lauriers et certitude

          Le chant plane
          L'éclair me tient.

          ibid p.22

J'ai eu la chance d'entendre et d'approcher Andrée Chedid, à la maison de la Poésie et je peux témoigner de l'authenticité et de la ferveur, qui rayonnaient d'elle.

           Je

          Qui me quitte et m'habite
          Qui me débusque et se dérobe
          Qui dérive tandis que je m'emmure
          Qui se rive alors que je fuis
          Qui est sans grappe
          Qui est la saveur même
          Qui m'assiège et m'écorche
          Me lâche dans les ravins
          Qui est abrupt comme l'écorce
          Humble comme les puits
          Qui est mon bec ou ma lande
          Qui me happe et me traverse
          Me résiste me défie
          Qui me berce et m'emporte
          Qui me réconcilie ?

          in Textes pour un poème, Contre-Chant, Flammarion, 1987, p.263

Se nourrir de ces poèmes ne peut que nous apporter force et ouverture, dans un monde qui a de plus en plus tendance à ignorer l'autre et à se recroqueviller sur lui-même.

Bibliographie:

  • Textes pour un poème, 1949-1970, Flammarion 1987
  • Poèmes pour un texte, 1970-1991, Flammarion, 1991

sur internet:

vendredi 16 novembre 2018

Delimir Resicki, plus tôt ou plus tard selon les saisons





         Saisons

         Ce soir de nouveau
         nous remonterons les aiguilles.
         À deux heures, en réalité, il sera trois heures.
         À trois heures précises, neuf torches
         éclaireront la source de ce fleuve glacial
         qui la nuit dérobait le vieil argent de tes cuisses.
         Le matin arrive une heure plus tôt, la nuit de même.
         Davantage de temps pour les nuages, le silicium et le demi-sommeil.

         Quatre biches vues
         quelques kilomètres avant Osijek
         en partant de la Baranja
         se dissiperont en une brume laiteuse
         chaque fois que j'aurai envie
         comme autrefois de taire ton prénom.

         Mes morts au vieux cimetière du village
         me chuchotaient la veille des mots
         tout simples en quatre langues.

         Comme si, sans lèvres
         les jeunes filles portant mon nom de famille
         devenues servantes et veuves
         et les vieux gars rentrés à pied
         de la guerre et qui ivres parlaient
         parfois de la Russie, du Caucase et de Tachkent
         désormais totalement invisibles dans le miroir
         m'apprenaient toujours de nouveau à parler de moi.

         Un câble en acier empêchait le bac
         tel un chien endormi au bout de la chaîne
         d'être emporté par le fleuve.

         Des centaines d'années se sont écoulées.

         Dans un sac de grains de blé
         j'ai caché une cigale
         pour qu'elle t'ouvre la porte de glace.

         Referme-la à clé lorsque l'été
         sera de retour.

         Celui qui partira en aval
         donnera naissance à une fille plus silencieuse que le clair de lune
         avant un matin d'automne.

         Celui partant en amont reviendra vers tout
         ce qui ne l'attend plus.

         Ces champs qui t'ont recouvert
         de terre gelée sont un voile
         derrière le voile des lampes à huile
         dans la lampe le printemps
         le printemps compte tes heures
         tu es le premier dans sa flamme
         parmi les endormis.

         in À jamais la neige, traduit du croate par Brandika Radic, édition L'Ollave, 2017, p.p.11 et 12

Ce poème de Delimir Resicki, parlera à tous ceux que le changement d'heure perturbe. L'auteur est né en 1960 à Osijek en Slavonie, où il vit encore. Outre la poésie, il est passionné par la photographie. Nous lui devons la photo de couverture de son livre À jamais la neige.


        
 
 
 
La Baranja, dont il évoque avec émotion les paysages, est une province de Croatie, située à cheval entre la Hongrie et la Croatie.
 
Le poème, qui suit, lui est inspiré par le tableau célèbre de Brueghel, Les chasseurs dans la neige :
 

 

Baranja, les chasseurs dans la neige
 
Partez, pour toujours.
 
Ne détruisez plus les vieilles coopératives.
 
Ne clôturez pas les zones de chasse gardées.
 
Le cerf passait
par ce même chemin
des centaines d'années durant.
 
Et hier, en descendant de mon vélo
j'en ai vu un, mort
la tête en sang, il
devait chercher et chercher
le vieux chemin à travers les barbelés.
 
Ces mêmes soirs, ces mêmes matins
ces mêmes aurores et mêmes crépuscules
d'hiver, dans la neige du tableau reviennent
de quelque part au village les chasseurs de Brueghel.
 
Debout ou assis, je restais des heures devant
cette peinture au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
 
Même si je n'y passais qu'une seule journée
il fallait toujours prévoir ce temps.
 
Et puis un après-midi mes jambes
se sont détachées du sol et la porte de tout
ce qui a jamais été recouvert de neige
dans ma vie s'est ouverte. 
                                           
  
 
Résultat de recherche d'images pour "tableau de brueghel les chasseurs dans la neige"

 
L'abattage des porcs dans le coin gauche de la peinture.
 
Une prise modeste, juste un renard porté
sur la perche, à l'épaule d'un des chasseurs.
 
Les chiens qui tournicotent dans les jambes.
 
Les sommets blancs des montagnes en arrière-plan
les oiseaux bizarres dans l'air
au-dessous les patineurs sur glace
qui profitent des derniers rayons de la lumière du jour.
 
Il n'aurait fallu qu'un petit pas pour que
approchant même de très peu cette peinture
je me perde pour toujours dans cet espace où
parce qu'il était si parfait, si paisible
je n'osais m'approcher davantage
même si je sentais déjà entre mes mains
les patins pour la glace du soir.
 
Quelque chose peut-être me disait
de chercher encore
quelque part ailleurs
mes propres chasseurs
qui depuis des années ne chassent qu'avec leur regard
d'autres scènes d'hiver.
 
À Baranja, partir avec eux à l'aube ou au crépuscule
par les champs couverts d'une neige de plusieurs jours
et être le témoin même muet
des traces laissées là par les vivants et les morts
essayant avec tant d'espérance de nous retrouver
transis de froid auprès des barbelés.
 
 ibid  À jamais la neige, édition Galerie l'Ollave 2017, p.p.42/43 
 
 
 Cette écriture tranche par la forme et le ton avec celle de poètes actuels mais nous ouvre à une profonde réflexion sur l'essentiel de la vie.
 
Bibliographie:
  • À jamais la neige, Domaine croate / Poésie, L'Ollave, 2017


vendredi 9 novembre 2018

Mireille Disdero, à chacun son voyage




         Écrits sans papiers

         Le vent se lève. Les grandes pluies vont prendre le large et l'eau va sécher dans les coupelles,
         sous les pots d'argile. Alors j'écrirai. Dans ma tête d'abord. Le meilleur de ce que j'écrirai
         restera sans papiers, comme les hommes qui cherchent un seuil sans le trouver.

         Dans l'errance.

         Ensuite, je cueillerai les images, les mots, les silences, comme on récupère l'eau de pluie,
         avec l'attention de la soif toujours possible. Mais mon témoignage de vie restera sans papiers.
         L'important n'est pas écrit.

         Le vent se lève. Un livre sur la table du jardin. Ses pages s'agitent doucement.

         in Écrits sans papiers, Pour la route, entre Marrakech et Marseille, éditions la Boucherie
         littéraire, collection Sur le billot, 2016, p.7

La plume voyageuse de Mireille Disdero court entre les pages de ce livre entre Marrakech, Marseille et la Provence.  Avec le vent qui se lève, vivons avec elle quelques étapes de cette errance.

         Cachées dans la lumière

          Assis en tailleur, à l'ombre, des vieux jouent aux dominos sur la place qui touche le port.
          Et tout en haut, sur un muret couvert de signes, comme de jeunes aigles, trois gars chassent
          de la pointe du regard.
         
          Fronçant les yeux jusqu'à la ride, ils scrutent les terrasses, les toits et les jardins. Ils aimeraient
          surprendre les filles cachées dans la lumière comme des bijoux de verre poli par la blancheur
          aveuglante de midi.

          Les vieux assis en tailleur se souviennent des vagues de chaleur qui lèchent la peau, là-haut,
          sur le muret couvert de mégots, à Tanger.

          ibid, Vers le détroit de Gibraltar (Tanger-Maroc) p.10

          Battement

          Ça vient en début de nuit, quand le vent cesse, quand on est planté dans le refus de dormir.

          Le marteau du silence...dans les oreilles. On écoute battre son cœur, et, comme quand on
          était petite, on bouche ses oreilles avec ses mains, pour faire le silence du monde, pour
          s'apaiser.

          Mais le bruit du sang, le bruit de la vie qui bat est là, on ne peut l'arrêter. Il faut dormir avec,
          avec ce bruit de la vie en soi...comme un torrent.

          ibid Première nuit de l'autre coté de la mer (Andalousie-Espagne) p.12
   
          À la poussière

          L'homme attend sur un banc. Seul, plié en deux, songeur, peut-être malheureux. Il est en noir
          et blanc. Mais derrière lui, comme sur un écran géant, un mur exulte ses couleurs chaudes qui
          hurlent. Le ciel d'un jour de mistral en rajoute. Alors, dans la ville, les contrastes
          s'affrontent, se cognent… tuent aussi, sûrement.

          Son sac de route coincé entre ses jambes, contre le banc, cet homme est d'ici car il vient
          d'ailleurs. Et ses chaussures, mangées par les chemins, racontent son voyage de poussière
          en poussière.

          ibid Gare Saint-Charles (Marseille-France) p.45

          Un jardin

          Une bastide avec des chats sauvages
          la table blanche
          un parasol crème et des visiteurs
          qui, le dimanche, demandent leur chemin.

          Autour de la maison
          oliviers, abricotiers, mûriers
          du linge qui sèche sous un laurier
          quelques graviers du temps de la mémé
          des pots d'argile et d'autres,
          renversés dans la couleur.

          Contre le grillage, coté levant
          une pierre de voyage
          posée comme une valise
          avec des histoires dedans
          sa terre rouge mariée à l'herbe coupée
          qui sèche sur le pré
          que la brise emporte déjà
          que le vent emmène en voyage…

          Un jardin.

          ibid  La Barben (Provence - France), p.34

L'important n'est pas toujours écrit, à chacun de lire entre les lignes. Plus tard, il suffira de rouvrir ce recueil et de fermer les yeux pour que remontent des images.
S'y glissera pour ma part la haute silhouette blanche du cargo de ligne
reliant Sète à Tanger et vice–versa. Lesté de tous mes rêves, il piquera toujours vers le large, dans la lumière bleue d'un soir d'été.
(voir photo jointe de Roselyne Fritel)

Bibliographie:
  • Écrits sans papiers, Pour la route entre Marrakech et Marseille, éditions la Boucherie littéraire, 2016.
sur internet:

         


vendredi 2 novembre 2018

Sabine Péglion un parfum de distance et d'oubli



         La fenêtre ouvre la nuit
         vagues sombres    si loin
         où l'éclat de la lune
         trace un chemin

         Dans le jardin    le vent
         secoue la glycine
         glisse entre les herbes
         un parfum de distance
         et d'oubli

         in Faire un trou à la nuit, éditions la tête à l'envers, 2016, p.75

Par ce trou fait à la nuit s'insinue la poésie. Elle pointe du doigt le sens de la lumière, la part du vent que tu réclames, alors soudain respirent les vagues sous la lune rouge, qui se lève .

          Quand s'entrouvre la nuit
          elle dépose    ses mots
          sur la soie     des pinceaux
          s'aventure sans bruit
          vers d'étranges tableaux
          où les couleurs se fondent
          où les rives s'estompent

          Quand s'entrouvre la nuit
          elle inscrit les lambeaux
          de rêves déchirés
          d'espoirs désertés
          puis sur la toile fine
          lentement imagine
          ritournelles   rengaines
          berceuses   mélodies

         (extrait)

          ibid p.77

Ainsi viennent parfois les mots aux êtres fervents.

Sabine Péglion est professeur de Lettres et poète, en banlieue parisienne. Sa poésie a fait l'objet d'un précédent article, rédigé par Pierre Kobel et paru sur La Pierre et le sel, en décembre 2017 ( voir plus bas le lien internet ).

Elle nous entraine, ici, dans une méditation à propos du sens de la vie, que nous faisons volontiers nôtre :

           Que sais-tu
                de ces eaux
           embarquées   dormantes
           sur les rêves     des rives
                 de ce fleuve
           aux calanques de nuages
           éparpillant le jour

          Que sais-tu
               des écueils
          écartés    pulsation
          à fleur de  la détresse
                de ces nacres
          cueillies sur les collines
          tussilages en fossiles

          Que sais-tu
               de la mauve
          s'ouvrant et se mêlant
          aux lambeaux de la nuit
               de ces barges
          à l'étrave éclatée
          lourdes de sable gris

          Que sais-tu
               de ces traces
          s'écorchant à la brume
          en filaments d'argent
               de l'absence
          des passants en allés
          au chemin de halage

                                    Je ne sais rien
                                        que la rumeur    de vivre
                                        ces notes déchirantes
                                        sur la paroi du temps
                                        que nos jours qui dérivent
                                        dans le bleu de l'instant

          in Faire un trou à la nuit, éditions La Tête à l'envers, 2016, p.p.20/21

Chacun sait par contre que l'envers de la nuit n'est pas toujours rose, mais "peu importe la nuit, il faut nager plus loin, peu importe ce vide puisqu'il faut s'y résoudre," insiste le poète, déployant sous nos yeux une force d'âme exceptionnelle, force qui contraste avec son apparence physique toute de féminité et de fragilité.
Apaise-toi, voici le temps venu de trouver, d'accepter d'autres lumières vers d'autres terres. Les terres fécondes de l'écriture poétique tracent le chemin d'une espérance retrouvée. 
Ce recueil, construit d'après le sens de la lumière et la part du vent, fait une place majeure au courage mais aussi à l'acceptation, l'une des qualités les plus rares au monde.

          Elle ne refuse pas
          l'errance des fougères
          l'empreinte des marais
          l'arabesque des joncs
          et cette odeur fragile
          des crépuscules muets

          Elle ne refuse pas
          l'envol des crécelles
          l'attente du héron gris
          ce froissements des ailes
          à l'envers de leurs cris

          la poussière des routes
          les lueurs incertaines
          l'amertume du doute
          les blessures   les remords
          la fêlure du corps

          Elle ne refuse pas
          la poursuite des mots
          ce goût de fer acide
          trouvé au fond des eaux

          Enfouissant sa bouche
          à la lisière des plantes
          elle laisse glisser en elle
          le sommeil de la lise
          la clairière    de l'instant
          l'espérance d'un chant

          l'horizon qui bleuit
          imperceptiblement

          ibid p.p.79/80

L'auteur fait partout un usage intensif de verbes à l'infinitif, des verbes d'action, propres à nouer des liens, tels accueillir, conjurer, traverser, persister, dans une ouverture à l'autre communicative.

          Nommer
          pour conjurer le vide
          pour accueillir la lumière
          d'une présence

          Nommer
          pour traverser le pont
          de l'absence

          Saisir cet instant
          près du jour
          évanescence d'une ombre
          dont on suit les contours

          Les branches de l'arbre
          accrochent le silence du ciel
          On navigue en cet enclos
          de ramures en mâtures

          On persiste   on s'avance

          ibid p.84

Le lecteur se laisse peu à peu gagner par cette forme d'espérance retrouvée, sereine et communicative, qui fait de ce recueil un livre de chevet.
Pas à pas, dans les pas du poète, il persiste et avance, tentant de mieux vivre au rythme de sa propre histoire.

Bibliographie:
  • Faire un trou à la nuit, Sabine Péglion, éditions La tête à l'envers, 2016
sur internet:
         




vendredi 26 octobre 2018

Marie Noël, chanson douce d'automne



                             Chanson

                                                              à Denise


              M'en allant par la bruyère
              – Buisson rouge, buisson blanc –
              Pour cueillir la fleur dernière
              Qui pousse au milieu du vent.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

               Passant vers la clématite
               – Le rouge-gorge est dedans –
               J'ai rencontré la nourrice
               Qui mène au bois ses enfants.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                Les trois plus beaux vont derrière,
                Les trois plus gais vont devant,
                Mais la petite dernière
                Traîne le pied en marchant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                Passant par le champ de trèfle
                – Ses frères sont loin du champ –
                Elle baisse un peu la tête,
                Elle s'arrête en pleurant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " Viens-t'en, ma petite rose,
                Ma mie, avec moi viens-t'en.
                Nous rattraperons les autres
                À travers les pays grands.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                "Donne-moi ta main sauvage
                Qui tient une fleur au vent;
                Donne-moi ton doux visage
                Et ton joli cœur battant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                "Donne-moi ton cœur qui tremble
                Avec son chagrin dedans;
                Nous le porterons ensemble
                Sous mon grand manteau flottant
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " Et j'endormirai ta peine
                Le long des bois en chantant.
                Ta peine d'aujourd'hui même
                Et celles des autres temps.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " La plus vive, la plus folle
                Qui sort du monde au printemps
                Et celle qui vient d'automne
                Pour faire mourir les champs.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

in Marie Noël, L'œuvre poétique, Chants, Stock, 1975, p.p.363/364

sur internet:

vendredi 19 octobre 2018

Paul Verlaine à la fête

 
 
 
 
 
 
 
 
 
Chevaux de bois
 
                                                   Par Saint-Gille,
                                               Viens nous-en,
                                       Mon agile
                                  Alezan.
         
                                       (V.Hugo)
 
 
Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
 
Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre ;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre
Les maîtres sont tous deux en personne.
 
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur
Tandis qu'autour de tous vos tournois
Clignote l'œil du filou sournois.
Tournez au son du piston vainqueur.
 
C'est ravissant comme ça vous saoule,
D'aller ainsi dans ce cirque bête !
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
 
Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
 
Et dépêchez, chevaux de leur âme,
Déjà, voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.
 
Tournez, tournez ! le ciel en velours
D'astres en or se vêt lentement.
Voici partir l'amante et l'amant.
Tournez au son joyeux des tambours.
 
 
                                             Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872
 
                                                    version de Romances sans paroles
 
in Verlaine, Sagesse, Livre de Poche 2016, p.247

                                                                                                 avec des photos de Roselyne Fritel
  
 
 



vendredi 12 octobre 2018

Michel Butor, une journée selon l'auteur


 
       Le tonitruant écrivain et poète que fut Michel Butor, décrivait ainsi dans son Anthologie nomade, le défilé des heures :

       Les heures

          D'abord la nuit, sa longueur, sa langueur, les sommeils, les respirations qui soulèvent les
      draps, les retournements, les ronflements, gémissements, les petites lampes des insomnies,
      les cauchemars, les sueurs froides, les apaisements, les tombereaux de souvenirs qui se déversent
      pêle-mêle, se tamisent en rêves et nous construisent ces visions dont nous nous réveillons pantois,
      assistant à leur dislocation-dissolution tandis que nous cherchons à nous les raconter, sauf
      quelques fois où elles traversent ces premières lueurs si froides, la gelée blanche sur le zinc des
      toits qui devient perles sur les capucines, et puis les citrons se mordorent en aigrettes et pennons
      sur la ville où circulent les premiers tramways ou bus, les premiers métros et vélos, pétaradent
      les premiers motards.

           Les persiennes se plaquent sur les pierres des façades anciennes; les odeurs de café et de pain
      grillé montent par les escaliers de service jusqu'aux mansardes où les étudiants se rendorment en
      récitant machinalement leurs codes, leurs tables, listes ou vocabulaires. Après ceux des
      boulangeries les rideaux de fer des autres commerces se relèvent à grand fracas. Les ouvriers
      pointent dans les usines. Les machinent à écrire commencent à crépiter. Ceux qui faisaient la
      queue devant les magasins généraux se bousculent dans les vestibules et se dispersent parmi les
      comptoirs, interrogeant les tissus, essayant les vêtements, écoutant les explications des vendeurs.
      La foule monte et descend les escaliers de métal, remplit les quais en repérant les affiches neuves
      et parcourant distraitement les titres d'un journal par-dessus l'épaule d'un voisin tandis que le
      convoi s'ébranle.

           Les ombres raccourcissent. De longues langues de soleil viennent lécher le fond des cours
      bruyantes du choc des casseroles d'où montent des fumets de bœuf mode, fromages coulants,
      cafés, tabacs. Et tout recommence dans la lourdeur. Les chefs de service à l'haleine vineuse ne
      mâchent pas leurs mots. Les secrétaires étouffent de légers bâillements; les hôtesses deviennent
      acariâtres.

            Les derniers appels de l'astre en perdition transforment les vitres en plaques de cuivre
      sur les fenêtres occidentales. Les lustres s'allument dans les appartements reculés, les
      lampadaires dans les bibliothèques, les enseignes sur les cinémas, les réverbères dans les rues,
      les girandoles dans les restaurants, les flambeaux dans les vestibules des théâtres et les torchères  
      dans les jardins des riches. La délivrance enfin, dans le bruit, la bousculade, l'heure de pointe, le
      retour chez soi avec une autre effervescence; et bientôt les arômes des potages, les journaux
      télédiffusés, les discussions sur la politique et le sport; les phares des voitures qui balaient les
      balcons, les sorties des premières séances, les queues pour les prochaines, on s'écrase sur les
      boulevards.

             Les rues désertes, les ruelles menaçantes, les derniers craquements dans les bois, les derniers
      pas dans les sentiers, le chant du rossignol, le clapotis des vagues sous la pleine Lune, le
      hululement d'une chouette perchée sur les fils électriques, la dégustation des alcools, les dernières
      manches, les derniers adieux, les derniers rangements; encore quelques pages pour terminer le
      roman policier, savoir enfin; les dernières lueurs, les dernières odeurs, le premier sommeil.

      in Anthologie nomade, Poésie / Gallimard, 2011, p.p. 320/321/322

      Voici, contée de manière très prosaïque par son auteur, une journée, qui semble déjà très datée. Par chance, une fois sur scène, Michel Butor animait de sa gestuelle et de la chaleur de sa présence tout ce qu'il disait, et il en disait beaucoup!!! 
La chance de l'avoir vu sur la scène du théâtre de La Maison de la Poésie reste pour moi un souvenir inoubliable.

Je vous invite vivement à consulter, grâce aux liens indiqués plus bas, les autres articles écrits à propos de l'auteur, dont ceux de Jean Gédéon, d'Hélène Millien et de moi-même parus sur La Pierre et le sel .

Bibliographie:
  • Anthologie nomade, Poésie/ Gallimard, 2011
sur internet:

vendredi 5 octobre 2018

Nimrod, à l'origine il y aura le ciel le fleuve l'espace





         Le ciel en octobre raconte le grand fleuve.
         Il fait encore chaud pour la rentrée des classes.
         Ruissellent les jours les heures.
         On y pêche un ciel en attente. L'ange
         Les nuages les pensées l'abandon.
         L'eau raconte le grand fleuve
         sous la paille sous les mimosas.

         C'est un drap suspendu et qui rit.
         Plus vaste que ma vision. Plus serein
         que la remorque des grues couronnées
         Plus souverain que les choses pastorales.

         Menues sont les mailles des filets
         pour un ciel qui bombe le torse sous les oiseaux.
         Il file doux ; le cormoran n'agite plus les eaux.

         J'attends l'accord que prononcera
         le martinet, le grand soigneur du soir .

         Il y aura le ciel le fleuve l'espace.

         J'attends leur accord de tétrarque.

         L'eau coule sur un visage de bonne augure.

         Le grand fleuve sous octobre se raconte.

         in J'aurai un royaume en bois flottés, Art Poétique, Anthologie personnelle, 1989-2016,
         Poésie /Gallimard, 2017. p.50/51

De son vrai nom Nimrod Bena Djangrang est le fils d'un pasteur luthérien. Il naît le 7 décembre 1959, à Koyom, dans le sud du Tchad. Il dira plus tard de son village qu'il fut le seul où tous les enfants aient été scolarisés.
Dans la bible, Nimrod descend en droite ligne de Cham, le deuxième fils de Noé, il y figure comme un personnage biblique de l'après déluge, chasseur réputé et fondateur du premier royaume et de plusieurs villes de Mésopotamie.
Notre poète choisira par la suite d'entrer en écriture sous ce vocable prometteur et sonore.
Faisant des rêves éveillés et des sensations de son enfance un inaltérable trésor, il écrira :
 "J'aurais un royaume tout à moi en bois flottés. Une rivière de diamants en désespoir de cause. Dans le chambranle de la lumière, je ravauderai la porte."


                                        II

         J'ai aimé ma mère j'ai embrassé son destin
         Comme un fils comme un mendiant
         Qui priait en secret les dieux d'allonger
         Ses jours à proportion des miens. Je l'aime
         Comme un exilé saisi par la douleur d'espérer
         Les vœux qu'on remise à peine nés
         Au fond d'un cœur taillé pour le bonheur.
         Au sort, ma mère présentait des comptes
         Sans envier personne     ni même la lune
         Ni même le soleil     elle qui était
         Courageuse sans être mère courage.
         Je pleurais en la voyant si sereine
         Moi que tourmentaient les pressentiments
         En cette zone de l'être où naît un cœur de poète

         ibid Ciels errants, p.80

La mère, le père, le grand frère sont autant de personnages vénérés dans la culture africaine. Nimrod évoque son enfance d'une façon unique avec une richesse de vocabulaire éblouissante et une parfaite maitrise du français, avec des mots qui rappellent les premiers poèmes d'Éloges de Saint-John Perse.

          Certains jours, avec une insistance sans pareil me revient
                             Mon enfance dérobée
          Les routes désertes sans témoin calme plat
          Ce cœur cet espace enivrés au phosphore
                       Mon épitaphe est déjà écrite

          (extrait)

          ibid p.84

          Je t'apprendrai ces pays avares en paroles
          Où la langue s'attache au palais
          comme aux épines d'un verbe osseux

          Je t'apprendrai ces contrées lourdes
          De silence et d'espace, où le cri opère
          Où midi patiemment milite
          Vigilante étant la soif –

          ibid Pluies, etc...p.129


          Ainsi revient le motif des harmoniques.
          Je songe à toi, Faya-Largeau, à tes murs ocre et blanc,
          À tes femmes et leurs lèvres désireuses. Sur les pas
          Des portes, elles nous accueillent le cul à terre.
          Dunes fortes de leur réserve, Tibesti, à l'horizon
          Des dattiers, tu ponctues le charroi du sable.
          Ah, la "déshérente"  richesse et son essaim d'avoine !
          Montagne, voici que je dandine entre deux bosses taciturnes,
          Sollicitant, en aveugle, la grâce de mourir en apesanteur.
          Je cultive le plaisir à bride abattue.

          ibid Tibesti, p.p. 132/133

L'évocation de l'Afrique avec l'éléphant majestueux, dont il fait son totem protecteur, s'oppose alors à son vécu en métropole au cours d'un hiver glacial passé au coin du feu dans ces deux poèmes, qui figurent face à face sur une double page, au chapitre Les superbes :

            L'éléphant                                                          Ma Véranda

            J'ai souvenir de cet éléphant                              Moi le pauvre de ce canton
            Qui s'éloignait comme se déploie                      Je tiens en haute estime
            Le dédain. Il avait vu                                         Cette pauvreté qui m'a laissé
            Senti évalué le petit point                                  Libre de toutes obligations
            Dans l'espace que j'étais                                    L'hiver me rappelle
            Ça n'entravait ni le ciel ni l'herbe                      Au confort bourgeois
            Pas plus que l'infini qui au loin                         Assis là près de mon poêle
            Témoignait de ce qu'on se serait dit                  J'écris un poème
            Moi qui éprouvais si fort                                   Sur l'or qui court
            L'écho d'une parole commune                           Dans l'herbe jusqu'au
                                                                                       Pied du grand tilleul
            ibid Les superbes, p.94                                      ibid Les superbes, p.95


La solitude poignante de l'éléphant évoque à l'évidence la sienne : le destin mien n'a pas résisté au dépeçage. Lui reste l'allure, métronome des émotions. La douleur, cependant, n'a pas réussi à le vaincre. Chaque jour, l'éléphant s'éloigne, s'éloigne mon autoportrait…
Il est toujours cruel d'être amené à rompre avec ses origines. La plaie masquée, qui s'en suit, demeure inguérissable malgré tout l'apport d'une double culture.

                                               8

           Qui me redonnera l'odeur de la maison d'enfance
           Ses murs maculés de mes peintures naïves
           Cette feinte fraîcheur cette réelle présence
           Quand la pénombre devient une amie de haut lignage

           J'inhale une forme d'angoisse sans lendemain

           Dieu est mon orgueil je ne manquerai de rien
           Toutes les peines du cœur ne valent pas
           La douleur d'avoir à composer avec le soleil

           L'espérance l'usure la pensée – quelle barbarie faite
           Aux murs quel danger gravé sur leur partition
           J'inhale une forme de bonheur sans raison

                                               9

             C'est toujours près des murs que la vieillesse survient.
          Près du grand âge – et sa dîme de paille, sa redevance de
          bonheur rapaillé. Le sourire édenté d'une grand-mère se
          réchauffe au soleil de décembre comme un lézard, le lézard
          le véloce...Grand-mère l'enlève d'une main attendrie, qui
          est l'art de sourire des vexations. Et quand tu reviens à la
          maison sous le coup de dix heures, quand la faim te creuse,
          révélant quelque chose en toi de très vieux, mais que tu
          accueilles dans l'accueil que te fait grand-mère, tu éprouves
          le sentiment du retour, l'abandon qui est le retour au cœur
          du pays patient. La paille vient reposer à tes flancs comme
          une attelle.

             Car les dieux sont là, au milieu des gens de peu, des gens
          de paille, ceux qui n'ont ni discours ni recours à la pensée,
          et qui se contentent du mur chaud où ils réchauffent leurs os.

          (extrait)

          ibid Les murs, p.p.189/190

La modestie, la culture et la chaude humanité de Nimrod nous valent ces merveilleux passages, qui dilatent le cœur et l'esprit et réchauffent le cœur.
Je vous conseille très vivement de lire également le très bel article de Jacques Décréau, écrit et paru en mai 2012, sur La Pierre et le sel, dont vous trouverez le lien internet plus bas.

Bibliographie:
  • J'aurais un royaume de bois flottés, Anthologie personnelle 19896-2016, Poésie/Gallimard, 2017
sur internet: