Port des Barques

Port des Barques

vendredi 5 octobre 2018

Nimrod, à l'origine il y aura le ciel le fleuve l'espace





         Le ciel en octobre raconte le grand fleuve.
         Il fait encore chaud pour la rentrée des classes.
         Ruissellent les jours les heures.
         On y pêche un ciel en attente. L'ange
         Les nuages les pensées l'abandon.
         L'eau raconte le grand fleuve
         sous la paille sous les mimosas.

         C'est un drap suspendu et qui rit.
         Plus vaste que ma vision. Plus serein
         que la remorque des grues couronnées
         Plus souverain que les choses pastorales.

         Menues sont les mailles des filets
         pour un ciel qui bombe le torse sous les oiseaux.
         Il file doux ; le cormoran n'agite plus les eaux.

         J'attends l'accord que prononcera
         le martinet, le grand soigneur du soir .

         Il y aura le ciel le fleuve l'espace.

         J'attends leur accord de tétrarque.

         L'eau coule sur un visage de bonne augure.

         Le grand fleuve sous octobre se raconte.

         in J'aurai un royaume en bois flottés, Art Poétique, Anthologie personnelle, 1989-2016,
         Poésie /Gallimard, 2017. p.50/51

De son vrai nom Nimrod Bena Djangrang est le fils d'un pasteur luthérien. Il naît le 7 décembre 1959, à Koyom, dans le sud du Tchad. Il dira plus tard de son village qu'il fut le seul où tous les enfants aient été scolarisés.
Dans la bible, Nimrod descend en droite ligne de Cham, le deuxième fils de Noé, il y figure comme un personnage biblique de l'après déluge, chasseur réputé et fondateur du premier royaume et de plusieurs villes de Mésopotamie.
Notre poète choisira par la suite d'entrer en écriture sous ce vocable prometteur et sonore.
Faisant des rêves éveillés et des sensations de son enfance un inaltérable trésor, il écrira :
 "J'aurais un royaume tout à moi en bois flottés. Une rivière de diamants en désespoir de cause. Dans le chambranle de la lumière, je ravauderai la porte."


                                        II

         J'ai aimé ma mère j'ai embrassé son destin
         Comme un fils comme un mendiant
         Qui priait en secret les dieux d'allonger
         Ses jours à proportion des miens. Je l'aime
         Comme un exilé saisi par la douleur d'espérer
         Les vœux qu'on remise à peine nés
         Au fond d'un cœur taillé pour le bonheur.
         Au sort, ma mère présentait des comptes
         Sans envier personne     ni même la lune
         Ni même le soleil     elle qui était
         Courageuse sans être mère courage.
         Je pleurais en la voyant si sereine
         Moi que tourmentaient les pressentiments
         En cette zone de l'être où naît un cœur de poète

         ibid Ciels errants, p.80

La mère, le père, le grand frère sont autant de personnages vénérés dans la culture africaine. Nimrod évoque son enfance d'une façon unique avec une richesse de vocabulaire éblouissante et une parfaite maitrise du français, avec des mots qui rappellent les premiers poèmes d'Éloges de Saint-John Perse.

          Certains jours, avec une insistance sans pareil me revient
                             Mon enfance dérobée
          Les routes désertes sans témoin calme plat
          Ce cœur cet espace enivrés au phosphore
                       Mon épitaphe est déjà écrite

          (extrait)

          ibid p.84

          Je t'apprendrai ces pays avares en paroles
          Où la langue s'attache au palais
          comme aux épines d'un verbe osseux

          Je t'apprendrai ces contrées lourdes
          De silence et d'espace, où le cri opère
          Où midi patiemment milite
          Vigilante étant la soif –

          ibid Pluies, etc...p.129


          Ainsi revient le motif des harmoniques.
          Je songe à toi, Faya-Largeau, à tes murs ocre et blanc,
          À tes femmes et leurs lèvres désireuses. Sur les pas
          Des portes, elles nous accueillent le cul à terre.
          Dunes fortes de leur réserve, Tibesti, à l'horizon
          Des dattiers, tu ponctues le charroi du sable.
          Ah, la "déshérente"  richesse et son essaim d'avoine !
          Montagne, voici que je dandine entre deux bosses taciturnes,
          Sollicitant, en aveugle, la grâce de mourir en apesanteur.
          Je cultive le plaisir à bride abattue.

          ibid Tibesti, p.p. 132/133

L'évocation de l'Afrique avec l'éléphant majestueux, dont il fait son totem protecteur, s'oppose alors à son vécu en métropole au cours d'un hiver glacial passé au coin du feu dans ces deux poèmes, qui figurent face à face sur une double page, au chapitre Les superbes :

            L'éléphant                                                          Ma Véranda

            J'ai souvenir de cet éléphant                              Moi le pauvre de ce canton
            Qui s'éloignait comme se déploie                      Je tiens en haute estime
            Le dédain. Il avait vu                                         Cette pauvreté qui m'a laissé
            Senti évalué le petit point                                  Libre de toutes obligations
            Dans l'espace que j'étais                                    L'hiver me rappelle
            Ça n'entravait ni le ciel ni l'herbe                      Au confort bourgeois
            Pas plus que l'infini qui au loin                         Assis là près de mon poêle
            Témoignait de ce qu'on se serait dit                  J'écris un poème
            Moi qui éprouvais si fort                                   Sur l'or qui court
            L'écho d'une parole commune                           Dans l'herbe jusqu'au
                                                                                       Pied du grand tilleul
            ibid Les superbes, p.94                                      ibid Les superbes, p.95


La solitude poignante de l'éléphant évoque à l'évidence la sienne : le destin mien n'a pas résisté au dépeçage. Lui reste l'allure, métronome des émotions. La douleur, cependant, n'a pas réussi à le vaincre. Chaque jour, l'éléphant s'éloigne, s'éloigne mon autoportrait…
Il est toujours cruel d'être amené à rompre avec ses origines. La plaie masquée, qui s'en suit, demeure inguérissable malgré tout l'apport d'une double culture.

                                               8

           Qui me redonnera l'odeur de la maison d'enfance
           Ses murs maculés de mes peintures naïves
           Cette feinte fraîcheur cette réelle présence
           Quand la pénombre devient une amie de haut lignage

           J'inhale une forme d'angoisse sans lendemain

           Dieu est mon orgueil je ne manquerai de rien
           Toutes les peines du cœur ne valent pas
           La douleur d'avoir à composer avec le soleil

           L'espérance l'usure la pensée – quelle barbarie faite
           Aux murs quel danger gravé sur leur partition
           J'inhale une forme de bonheur sans raison

                                               9

             C'est toujours près des murs que la vieillesse survient.
          Près du grand âge – et sa dîme de paille, sa redevance de
          bonheur rapaillé. Le sourire édenté d'une grand-mère se
          réchauffe au soleil de décembre comme un lézard, le lézard
          le véloce...Grand-mère l'enlève d'une main attendrie, qui
          est l'art de sourire des vexations. Et quand tu reviens à la
          maison sous le coup de dix heures, quand la faim te creuse,
          révélant quelque chose en toi de très vieux, mais que tu
          accueilles dans l'accueil que te fait grand-mère, tu éprouves
          le sentiment du retour, l'abandon qui est le retour au cœur
          du pays patient. La paille vient reposer à tes flancs comme
          une attelle.

             Car les dieux sont là, au milieu des gens de peu, des gens
          de paille, ceux qui n'ont ni discours ni recours à la pensée,
          et qui se contentent du mur chaud où ils réchauffent leurs os.

          (extrait)

          ibid Les murs, p.p.189/190

La modestie, la culture et la chaude humanité de Nimrod nous valent ces merveilleux passages, qui dilatent le cœur et l'esprit et réchauffent le cœur.
Je vous conseille très vivement de lire également le très bel article de Jacques Décréau, écrit et paru en mai 2012, sur La Pierre et le sel, dont vous trouverez le lien internet plus bas.

Bibliographie:
  • J'aurais un royaume de bois flottés, Anthologie personnelle 19896-2016, Poésie/Gallimard, 2017
sur internet:

       






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