Port des Barques

Port des Barques

vendredi 25 août 2017

Jacques Ancet un jour un texte



        Cette semaine, je vous propose un extrait bouleversant d'un texte de Jacques Ancet, le poète y
        évoque un marché coloré, bruissant et odorant, de ceux qui s'offrent à nous au quotidien.  
        L'auteur s'y plonge alors pour tenter d'échapper à une douleur, qui le submerge.
        Contempler, humer, ressentir ce qui nous entoure reste une manière de renouer chaque jour avec
        la vie.


                                                            Photo de Roselyne Fritel. Venise 2016


                        

                   En bas, j'ai vu le marché. Sa vie grouillante où, soudain, j'ai voulu me
             perdre. Entrer dans un marché m'a toujours ému. Une sorte d'alacrité me prend.
             Même si, comme aujourd'hui, la solitude m'est insupportable. J'ai marché
             lentement essayant encore de rejoindre le présent, l'incessant jaillissement
             des formes, des couleurs, des odeurs, de bruits, leur vivacité brutale. Un
             instant j'ai cru y parvenir. Mais très vite, ce fut comme une vitre impalpable
             derrière laquelle tout glissait. Des mots me traversaient, des voix m'envelop-
             paient le vent, la lumière, mais je n'étais plus là. Il y avait un matin, peut-être,
             comme celui-ci. Loin. Ma main dans une main. Les formes glissent sur le ciel,
             très haut. Je vois leurs ombres. Je cherche. Odeur d'ail, sacs de pois, fraîcheur
             profonde. Instant d'instants multipliés. Éclats, visages, sifflements. Parfums.
             Jappements, rires. Éparpillé. Bousculé. Abandonné dans l'odeur forte et glacée
             d'un étal de poissonnier : reflets mauves, billes vernissées des yeux fixes,
             bouches béantes. Dérivant. Pains, saucissons, allez monsieur, grelot de pièces.
             Corps dans le fleuve des autres corps. Perdu. Rejeté soudain seul au bord
             du piétinement, entre les cageots empilés, les camionnettes, les voix et leurs
             bouches anonymes, leurs mots simples. Déjà lointaines, brouillées. Titubant,
             étourdi. Plus seul encore dans l'escalier et son silence qui n'en finissait pas.

             (extrait)
             in Le dénouement, éditions publie.net, 2017, p.p.21/22

                            
                                                    Photo de Roselyne Fritel. Venise 2016


         Bibliographie:
  •  Le Dénouement, Jacques Ancet, éditions publie.net 2017
         sur internet:

        

vendredi 18 août 2017

Luiz Mizon un second volet de l'oeuvre


                            1

         Dans quel jeu te caches-tu ?
         dans quel tarot
         usé par des bandits apparaît ton visage ?

         es-tu une femme blessée ?
         une femme lapidée accusée d'adultère
         et de lèse-majesté ?
         es-tu encore vivante ?

         le murmure de ta peau réveille
         mon murmure
         j'écoute un fleuve de poussière doré
         rivière et ruisseau

         c'est toi ou c'est moi ?

         in Le soudeur de murmures, éditions Folle Avoine, 2017, p.25

Ce dernier recueil de Luiz Mizon, paru en mars 2017, suit de peu celui évoqué la semaine précédente. La poésie fuse sous des formes surréalistes de l'écho d'un sonar au chant d'une sirène, tandis qu'un secret fragile se défait sans rien dire au milieu de l'océan.

                            II

         1

         J'écris sur une brique
         la liste de mes choses cassées
         par exemple les sirènes
         les sirènes habillées de sang et de suie
         par le soleil couchant
         appuyées contre le mur
         peint d'argile rose

         et celle qui me tourne le dos en rêvant
         elle dit deux ou trois mots
         sans écho
         et descend l'escalier
         vers une mer plus profonde
         que la vibration du bleu

         ibid p.29

         3

         J'ouvre la fenêtre et ma pensée s'envole
         détachée de ma main

         j'ai un clou
         un marteau un tableau et la mer
         le vent souffle mais je suis fatigué
         j'aime le silence
         d'un voilier immobile
         et son reflet qui danse
         sur la racine du Sud

         ibid p.31


         6

         De la pierre au visage
         du visage à la parole
         de la parole au poème
         combien de tourbillons ?

         chaque tourbillon
         abrite d'autres tourbillons
         puits de lumière qui tourne
         pierre qui a besoin de chanter

         ibid p.34

Ce besoin de chanter des choses, le poète est seul à le percevoir et l'exprimer avec une justesse et une intensité toute personnelle. Transmission unique, que chacun reçoit à sa manière ou pas du tout, mais quand le courant passe, quelle ivresse nous offre ce fabuleux métier de "soudeur de murmures" !


                             IX


          2

          Un arbre pousse sous le ciel déchiré
          camaïeu de lumière noire
          ardoise du vent
          mes chiffres et calculs se sont effacés
          dans la poussière du ciel
          seule une balançoire nous sauve
          du naufrage du requin
          de la tempête

          ibid p.58

Ce dernier poème m'évoque le souvenir d'une modeste planche de bois, pendue par deux cordes à une branche d'arbre et langoureusement bercée par les alizés, à qui je dois mes premières envolées lyriques. Il faut parfois beaucoup de silence et d'ennui pour pénétrer le monde féerique de la poésie.

bibliographie:
  • Le soudeur de murmures, éditions Folle Avoine, 2017
sur internet :





vendredi 11 août 2017

Luis Mizon la mémoire des métamorphoses



    Luiz Mizon Photo de R.Fritel, Sète 2015


 
Photo de R.Fritel, Rano raraku, Île de Pâques

Luis Mizon était présent au Festival de Sète, cet été, une occasion de marier quelques unes des photos rapportées de l'île de Pâques à quelques uns de ses poèmes, tirés de Mata Ki Te Rangi, un recueil paru en 2016, aux éditions Méridianes, qui s'avère être une belle célébration de l'Île dont les yeux regardent le ciel.

                                    Photo de R.Fritel  Cratère du volcan Rano Kau,  Île de Pâques


         Ana-O-Raka

         27° 04' S
         109° 24' 0

         Au fond de la grotte il y a la vie
         la voix
         le rêve
         comme une minuscule rayure au milieu d'un miroir
         d'obsidienne
         elle n'est ni ta vie ni ta voix ni ton rêve
         mais des grappes de raisins sauvages
         pour nous enivrer de lumière

         in Mata ki te rangi, L'île dont les yeux regardent le ciel, éditions méridianes, 2016, p.18



L'océan Pacifique, Île de Pâques 
 
     1
 

    Ahu sans nom
 
    27° 09' S
 
    109° 234O
 
 
     Le dieu est parti
     il a changé de chemin
     brusquement
     devant les roches
     il a fait naître
     un tourbillon bleu
 
     ibid p.3
 

 
 
     XXXXII
 
     Huareva
 
     27° 08' S
     109° 21' O
 
      Comme un temple qui tombe en ruine
      le désir interroge
      les fruits de la terre :
      notre sexe est-il encore notre vrai combat ?
      Le vrai lieu pour notre quête
      de la vie ?
      Un pont ?
      Un puits à creuser entre nous et la divinité ?
 
      ibid p. 65

 
 Photo de R.Fritel, Ahu Tonkariki, Île de Pâques
 
 
       XXXXIV
 
 
      Kao- Kaoe
 
      27° 09' S
 
      109° 25' 0
 
 
       Ils ont volé les plus belles pierres
       pour en faire des esclaves
       ils ont détruit les temples pour en faire des comptoirs
       les administrateurs ignorent
       que chaque pierre est le signal d'une grotte
       d'une rivière
       d'un labyrinthe sans portes
       de la maison de l'homme-oiseau
 
        ibid p.67
 
                                   Photo de Roselyne Fritel, statues de l'Île de Pâques
 

vendredi 4 août 2017

Roberto Juarroz les mots les plus urgents



                     28

         Tu étais le porteur de l'aventure,
         l'hôte de l'insolite,
         maître des allées et venues du miracle,
         dépositaire des rubriques du vent,
         capitaine du bleu inespéré,
         réinventeur général de l'existant.

         Peu importe que les croûtes de la vie
         aient soumis ton panache héraldique.
         Peu importe que ton énorme attente
         se soit enfouie dans des sarcophages polis.
         Peu importe que tes mains toujours ouvertes
         aient été fermées par l'usure.
         Peu importe que tes rêves pour tous
         ne soient devenus un rêve pour personne.

         Il suffit simplement que tu aies été
         ce qu'un jour tu fus :
         une caverne de jeune toux
         dans la grotte vieillie du monde.

                                                              (à Oscar)

in dixième poésie verticale, traduit de l'espagnol par François-Michel Durazzo, éditions Corti, 2012, p.95

 Roberto Juarroz (1925-1995) est né et a vécu en Argentine. Il figure parmi les poètes majeurs de son pays largement traduits en français. Son premier recueil est publié à compte d'auteur en 1958, à Buenos Aires; depuis, toute son œuvre poétique est parue sous le titre de Poésie Verticale.
De son enfance, le poète dit dans un article transcrit par Esprits nomades :

         J'ai passé une enfance relativement heureuse avec des hauts et des bas entre solitude et mystère.(...) Il y avait dans mon enfance deux facteurs importants: la nature (terre simple et dénudée, des champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le ciel, la mer etc..) et la religion ( l'église catholique, des prières, des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l'école religieuse, etc...)

Cette évocation de l'enfance me touche tout particulièrement, la contemplation sans limites de la beauté du monde est en effet une forme d'évasion, qui conduit inévitablement du rêve à l'écriture.

                     41

         Au fond de toute les crevasses
         il y a un corps de glace.
         Même dans les crevasses de l'enfer.

         Et ce corps caché au fond,
         c'est l'espoir même des crevasses,
         même s'il n'a pas de visage.

         Ce corps de glace peut les ouvrir
         et le destin des crevasses est de s'ouvrir,
         s'ouvrir jusqu'à ce que tout ne soit
         plus rien qu'une crevasse.

         ibid p.127

   Le propre des crevasses serait-il aussi de déboucher sur l'Infini ?

                     22

          Une solitude à l'intérieur,
          une autre à l'extérieur.

          Il est des moments
          où les deux solitudes
          ne peuvent se toucher.
          L'homme se trouve alors au milieu
          comme une porte
          inopinément fermée.

          Une solitude à l'intérieur.
          Une autre à l'extérieur.
          Et la porte résonne d'appels.

          La plus grande solitude
          est à la porte.

          ibid p.77

Seule la poésie, verticale et transcendantale, que le poète envisage comme une forme d'éveil initiatique,  peut tenter d'éradiquer le vide ou l'absence de mots, quand elle consent à se faire une autre fête :

          Parfois il paraît que nous sommes au centre de la fête,
          mais au centre de la fête il n'y a personne,
          au centre de la fête il y a le vide,
          mais au centre du vide il y a une autre fête.

Cette auto-citation sert en effet de conclusion à une intervention du poète, au 1er Congrès transdisciplinaire, tenu en 1994, à Arrabida, en Argentine.

Nous pouvons d'instinct, adhérer, sentir et ressentir la force vitale de cette poésie :
         
          La poésie est le sommet de la solitude. De la solitude qui s'accompagne soi-même.

          in Roberto Juarroz, présenté par Michel Camus, Fragments verticaux, n°184, p.104, éditions
         JeanMichel Place/ Poésie 2001.

L'humour reste le compagnon fidèle du poète, il l'aide à relativiser l'inévitable. Après un grave accident cardiaque, Roberto Juarroz écrira:

          La mort nous frôle parfois les cheveux,
          nous dépeigne
          et n'entre pas.

          in Poésie verticale, traduction de Roger Munier. Collection Points Poésie


                     33

         Un pinceau invisible
         rafraîchit de temps en temps les figures visibles
         avec une touche d'invisible.

         Un pinceau visible
         rafraîchit de temps en temps les figures invisibles
         avec une touche de visible.

         Mais les papiers parfois se confondent :
         un pinceau invisible,
         par exemple,
         repeint le visible
         avec une peinture visible.
         Ou un pinceau visible
         repeint l'invisible
         avec une peinture invisible.

         Il doit y avoir un point
         où les deux pinceaux
         font le même travail.
         Un point ou une main.
         Visible ou invisible.
         Ou peut-être les deux.

         in dixième poésie verticale, éditions Corti, 2012 p.107


La philosophie reste une école de vie tant qu'elle brasse "la rumeur de vivre":


                     39

         Un lieu ne se livre
         qu'à celui qui s'y est senti seul.
         Une ville, une forêt ou le néant.

         Peut-être en va-t-il de même
         de toutes les choses
         et est-il nécessaire de s'être senti seul en quelque chose
         pour pouvoir le contenir.

         La solitude préalable dans ce qu'on aime
         est la seule condition indispensable,
         la seule prémisse valable pour l'amour.

                                      (pour Enrique Valiente Noailles)

         ibid p.121

La quinzième poésie verticale est la dernière publication parue du vivant du poète chez Corti, en 2002, dans une belle traduction de Jacques Ancet. Roberto Juarroz y évoque la mort avec philosophie sous la forme d'une visiteuse, dont la venue ne saurait tarder. Rien de désespéré pourtant à cette évocation car il trouvera, jusqu'au matin même de son décès, un sens et une urgence à écrire et à transmettre. La poésie est pour lui l'école du mieux vivre.

                     8

         Le jour où sans le savoir
         nous faisons une chose pour la dernière fois
         – regarder une étoile,
         passer une porte,
         aimer quelqu'un,
         écouter une voix –
         si quelque chose nous prévenait
         que jamais nous n'allons la refaire,
         la vie probablement s'arrêterait
         comme un pantin sans enfant ni ressort.

         Et pourtant, chaque jour
         nous faisons quelque chose pour la dernière fois
         – regarder un visage,
         nous appeler par notre propre nom,
         achever d'user une chaussure,
         éprouver un frisson –
         comme si la première fois ou la millième
         pouvait nous préserver de la dernière.

         Il nous faudrait un tableau
         où figureraient toutes les entrées et les sorties,
         où, jour après jour, seraient clairement annoncé
         avec des craies de couleur et des voyelles
         ce que chacun doit terminer
         jusqu'à quand on doit faire chaque chose,
         jusqu'à quand on doit vivre
         et jusqu'à quand mourir.

         in quinzième poésie verticale, traduction de Jacques Ancet, José Corti, 2010, p.p.31/33


                      15

         La nuit tombe parfois
         comme un bloc de pierre
         et nous laisse sans espace.
         Ma main ne peut plus alors te toucher
         pour nous défendre de la mort
         et je ne peux plus moi-même me toucher
         pour nous défendre de l'absence.
         Une veine jaillie sur cette même pierre
         me sépare aussi de ma propre pensée.
         La nuit devient ainsi
         la première tombe.

         ibid p.51

                    23

         Pourquoi est-ce moi
         qui réunit ces mots
         et non pas un autre qui les brandit
         aux confins où se touchent
         le jardin et le désert ?

         Seuls les mots les plus urgents
         justifient que les dise
         qui est le plus près.

         Et s'il n'y avait personne tout près,
         les dirait l'ombre abandonnée
         du dernier vagabond
         qui est passé par là.

         Les mots impossibles à remettre,
         ceux qui doivent être dits maintenant,
         seront dits même par le vide.

         ibid p.75

À ceux qui respirent en poésie, je propose ces mots de la fin, qui, à en croire le poète, n'en est pas une :

         Il reste encore des mots
         quand on ne respire plus.

         ibid p.177


Bibliographie:
  • Dixième poésie verticale, traduction de F.M.Durazzo, Éditions Corti, 2012
  • Quinzième poésie verticale, traduction de Jacques Ancet, Éditions Corti, 2010
  • Roberto Juarroz, par Michel Camus, éditions Jean Michel Place / poésie, 2001
sur internet :