Port des Barques

Port des Barques

samedi 28 mars 2015

Omar Youssef Souleimane: "Je ne suis plus personne"

Le 15 mars dernier le théâtre de la Comédie Nation accueillait, entre ses murs pour un récital poétique, le poète irakien Salah Al Hamdani, réfugié politique vivant en France depuis 40 ans, ainsi que le jeune poète syrien Omar Youssef Souleimane, réfugié politique, en France depuis trois ans.

L'un et l'autre disaient leurs poèmes, tantôt en français tantôt en arabe. Ceux, inédits, d'Omar Youssef Souleimane, traduits de l'arabe au français par Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny, étaient repris en français, par cette dernière.
Arnaud Delpoux accompagnait magnifiquement ce récital à la guitare et au piano. Un moment de chaleureuse amitié nous était partagé.
La musique voilait de nostalgie les regards des exilés. 

    Une seule frappe sur le piano
    Fera fondre autour de moi les pierres de l'oubli
    Afin que se glissent hors de leurs nids les serpents de la mémoire

écrit Omar Youssef Souleimane dans son recueil bilingue, La mort ne séduit pas les ivrognes, édité par L'Oreille du Loup, en 2014. Cette maison a l'art de faire découvrir des talents et des voix étrangères.
Je souhaite en faire de même en mettant l'accent sur la poésie d'Omar Youssef Souleimane, afin de donner une plus large audience à ce jeune poète, dont les mots parlent d'eux-mêmes.

               Je ne suis plus personne

    Je connais ce couchant qui sommeille sur le dos d'un chien roux
    Je connais ce nuage aguicheur comme les vêtements d'une adolescente
    Je connais les murs blancs de l'enfance
    Je connais l'odeur de propreté qui se promène nue devant les boutiques
    Je connais la griffure du chat gravée sur le trottoir de l'immeuble
    C'est mon village
    Mais où sont les pierres lavées par la fumée
    Où est l'odeur de poudre si proche
    Où est mon frère, je nous vois debout sur le balcon à attendre les égorgeurs
    Où sont les doigts déchiquetés de l'enfant
    La bombe a-t-elle raté sa cible aujourd'hui
    La balle du sniper a-t-elle atteint ma mémoire
    Je me frotte les yeux derrière le balcon du temps
    Je tends ma main vers la rose dans son verre pour retrouver le sens de la vie
    Je le touche à peine qu'il redevient sable
    Et mes doigts pierre
    Depuis un an je vis dans une banlieue près de Paris
    Mais elle est mon village
    Mon village!
    Peut-être le miroir du village qui est en moi
    Peut-être le miroir du village où je suis toujours
    Mais il a disparu

    Peut-être, peut-être
    Une seule certitude confirmée par le couloir sombre devant la porte de l'appartement:
    Je ne suis plus personne

     in La mort ne séduit pas les ivrognes, L' Oreille du Loup 2014, p.11et 13

La quatrième de couverture de ce recueil nous apprend l'essentiel à propos de l'auteur. Ses poèmes se chargeront du reste:

Omar Youssef Souleimane est né en 1987 à Qutayfeh (Syrie) sur les plateaux du Qalamoun, au nord de Damas. Après avoir étudié la littérature arabe à Homs, il est correspondant pour la presse syrienne de 2006 à 2010 et collabore à plusieurs journaux arabes. Il est l'auteur des livres de poésie, Chansons de saisons (2006), Je ferme les yeux et j'y vais (prix koweitien Saad Al Sabbah, 2010), Il ne faut pas qu'ils meurent (2013).
Après avoir participé aux manifestations pacifiques en mars 2011, il a été recherché par les services de renseignements syriens. Il entre alors en clandestinité, quitte son pays et obtient en 2012 l'asile politique en France. Il suit actuellement une spécialisation en langue et littérature arabes à Paris 8.

             Il s'est passé quelque chose

     Quelque chose est survenu en un temps lointain
     Je ne me souviens ni de son nom ni de sa forme
     cette chose est présente devant moi
     Comme l'éclat d'un couteau à midi dans le désert

     Et sans avoir mon apparence
     Elle me suit comme mon ombre

     Entre des murs recouverts de boue et de folie
     Sous un toit d'où la solitude goutte en abondance
     Et fort peu la rouille
     Cette chose m'apparaît comme un trou dans la mémoire
     Je l'entends comme un murmure circulant dans les caves étouffantes
     Son écho rebondit dans ma bouche
     Comme s'il sortait de moi

     Peut-être un dieu qui me rendit visite un jour sous l'aspect d'un être aimé
     Ou bien une fourmi qui salua de ma part un enfant d'un battement de paupières
     Sans que j'y prête attention
     Une chose qui ne cesse de m'animer
     Comme une partie de moi
     Oubliée en un temps lointain

     ibid, p.55

Cette écriture se passe de tout commentaire, il suffit de s'y plonger pour mesurer ce qu'est l'exil forcé, l'ampleur du désastre, sa douleur et toutes ses conséquences.
      
      Au matin
      Avec du verre brisé le vent écrivait quelque chose qu'alors je ne compris pas
      Maintenant, deux ans ont passé
      Dans cet exil ma voix est devenue sans voix
      Le vent creuse dans les ruines de ma bouche
      La vie est une vie mitoyenne de la mort
      La vie loin de la mort est une mort
 
      (extrait) ibid p.21, traduction d'Aïcha Arnaout
 
Le poète rejoint une parole universelle, qu'il nous revient de relayer et faire circuler. Elle dénonce l'intolérance, l'injustice, la haine, la violence, la guerre, les dictatures, qui jettent hors de chez eux des peuples entiers.
 
Plus loin, tel Salah Al Hamdani qui sut l'accueillir en frère, Omar s'imagine après des années d'exil:
 
            La tombe du réfugié
 
      Demain quand je serai vieux
      De jeunes réfugiés d'un pays lointain me rendront visite
      Leurs paupières la liberté
      Leurs yeux des étoiles
      Leurs bras des mots
      Que j'ai oubliés sur les herbes de mon pays depuis de longues années
 
      Je distinguerai sur leurs traits mes yeux que je ne vois plus désormais
      Et je verrai
      Le réfugié n'est enterré que dans sa langue
      Il l'a enterrée comme une graine dans son cœur quand il est devenu réfugié
      Elle s'épanouira quand son corps s'anéantira
      Et grandira
      Grandira au point de devenir une tombe
 
      J'ignore cela maintenant
      Je le saurai quand ils m'interrogeront sur mon pays
      Je leur répondrai avec des feuilles de citronnier enfouies dans un vieux cahier
 
      ibid p.49

Plusieurs poèmes inédits d'Omar furent dits durant cette soirée. Il a bien voulu m'en confier quelques uns que je reproduis ici, dans une traduction de Salah Al Hamdami et Isabelle Lagny.

            Nous n'avons plus le temps

      Oui! J'avouerai tout ce que tu voudras
      Je suis l'assassin des idées
      un agent du diable ou d'Allah
      un trafiquant de nuages en Méditerranée jusqu'au nombril de ma bien-aimée!
      Fais ton réquisitoire, nous n'avons plus le temps

     De la fenêtre
     vois-tu les yeux des soldats exploser comme des feux d'artifice?
     Et la fumée qui reste, dessine-t-elle des verres pour trinquer dans le ciel?
     Oui, tout ceci nous attend

     Nous n'avons plus le temps
     Remplis ma tête avec quelques balles
     Cette poudre nous servira aussi à fabriquer le pain
     Et de nous deux, on sait déjà qui mourra le premier
     Alors buvons le thé avant que nos cadavres soient gelés!


                              ***

            Tout ce qui a existé

     Tout ce qui a existé
     n'est qu'un film
     Il se terminera aussi brusquement que la visite d'un obus
     Alors nous sortirons simplement de la salle

    Il n'y a pas de sens dans les scènes de serpents enroulés
    Ni dans des tours d'illusionnistes en représentation perpétuelle

    La balle a pénétré la chair
    jusqu'à devenir rouge à lèvre dans la main du thanatopracteur
    et la vie à l'orifice du canon est restée suspendue comme une balançoire
   
    Tout ce qui a existé

    n'a jamais existé

                              ***
          
            Message le long des fibres optiques

     Lavez-moi dans la fontaine des noces éternelles
     vous les fenêtres de chêne immémoriales

    Je possède un arbre qui s'est désaltéré aux flammes du jour
    là où fleurissent les étoiles

    Le monde se remplit de messages électroniques
    et entre l'œil du tigre et les minarets
    mon cœur est une boîte à lettres

                              ***

Au poète, le dernier mot. La poésie est libre, elle dépasse et transfigure haines et drames de ce monde et poursuit immanquablement son chemin. Ne manquons pas de lui prêter au passage l'oreille.







       

 
    



      






vendredi 27 mars 2015

Gabrielle Althen "La cavalière indemne," son dernier livre

On vieillit et l'espace fléchit. Il n'y a pas de sens. Il n'y a pas de sens! Il n'y a pas davantage de mots. Mais l'honneur de midi chante sur la porte trop tendre.
          in La cavalière indemne éditions Al Manar Alain Gorius 2015, p.11

D'emblée, en quelques phrases, se dessine puis s'affirme la cavalière. Vulnérable mais sauve. Mieux, indemne! Et animée de la passion de transmettre l'expérience intérieure, comme elle a transmis la passion du savoir, des années durant.

Réapprendre la vie sauve, la violente, l'alarmante vie sauve! clame l'introduction à ce livre. Journal d'une vie, Livre de vie, qu'elle passe comme un flambeau et que chacun reçoit à sa manière, là où il en est de son chemin. Tremplin pour ne jamais faiblir.

Membrane, à même le sol, à même le ciel, à même la mer et ma substance, tympan, tympan nerveux où chiffre infime, s'inscrire!

S'inscrire, laisser trace et substance. Savoir, sagesse et fierté de femme et d'humain: il faut s'inventer de durer.
Pour tenter d'y parvenir l'auteur convie la terre entière, et trouve des accents, sensuels et religieux, à la manière d'un François d'Assise, pour scander une litanie moderne:
  
   Ô nuit pensez pour moi! Ô brume, pensez pour moi, peupliers spirituels pensez pour moi! Ma pauvreté se lève à l'horizon, qui me dit nue de ma pensée. Oiseaux ivres de chanter votre lumière, pensez pour moi, spirales du soleil, pensez pour moi! Et vous, bénédiction venue de l'eau, pensez pour moi parce que la peau de l'eau ressemble à notre peau! Et vous, le froid, et vous, la faim, et puis la nuit qui se tapit, et puis l'absurde légèreté du jour, pensez pour moi! Mais vous aussi le vent, mais le courant, mais la joie de chaque chose à sa place, pensez pour moi!
(...)
ibid p.p12/13

Pourtant la route est cahoteuse et combien pesantes glaise et solitude.

            La route

Au sol la carte de la terre
Lourde et noire où tu marches
Malgré la prairie qui fut verte aujourd'hui
Elle porte des étages de ciel mêlé de célibat
Tu n'avais pas compris combien tu étais seul
Où l'heure s'approfondit
La terre ne prend aucune initiative
Ni la brume venue jusque dans nos maisons
La route active est une corde lisse
Où des oiseaux soulèvent de gros mots
Funambule de ton rite
Ce sont des bêtes dans ta cage
Funambule de ton rite
Ce sont des bêtes envolées de ta poitrine
Et il t'en reste
Touffue et vide
La cage
Que tu balances à bout d'âme

ibid p.24

Douloureuse cage, dont libère peu à peu l'écriture, parce que tout dialogue est flexible :

     Funambule entre l'avers et le revers de l'émotion, l'écriture
danse à l'étincelle de chaque pas. Ainsi la ligne d'horizon sans
la peur de tomber parmi les beaux moutons.
    Sans me lasser, je regardais dans le lointain la belle tête d'air
indélébile, buveuse de présence.
   Buveuse de présence, ô chère, buveuse, donneuse de
présence, était-ce peur, quand nous cherchions des passerelles
entre ici-bas et dépassement de nos proies?

ibid p.33

      Entre une fumée de cigarette et son refus de sourire, le
 poète, qui la croyait de verre, prit le temps de transformer la
 cage du monde en gigantesque parloir.

ibid p.34

Transformer la cage du monde, c'est forer dans l'hiver des tunnels où manquent des étoiles. C'est s'atteler à un ouvrage de longue haleine, qui comme une Histoire Sainte, comporte diverses étapes et chapitres aux noms évocateurs, La Contre-terreur, Sed libera nos a malo, Sans preuves, Le Corps indélébile.
À vous de les découvrir, afin de baigner peut-être vous aussi, un jour, votre visage dans l'or de l'évidence.

    J'erre où il y a des arbres simples dans le gouffre du ciel.
Parce que ce bleu trop juste a aboli toute demande de demeure,
on ne comprend jamais si la boule de la terre est sous nos pieds
où s'il nous faut la porter au-dessus de nos têtes.
   Tu es inquiet parce que la charité du lieu sera d'ouvrir ses
portes sur une absence de cloisons. Voici que notre amour a
peur que ses bonheurs de nains détalent comme des rats sur
les pentes, mais nous étions si pauvres que nous avions tous les
droits, y compris celui de ne pas tant souffrir.
  - Prends cet arceau de ciel planté à ton coté et portons-le
chez nous, dans la maison tâcheronne, entre le lit et le foyer.
Nous acclimaterons sans preuves les cris de joie qui couleront
de source.

ibid p.68

      Bergère de la lumière, sans même savoir qu'elle était aux
aguets, elle tenait son cœur vert et nu spacieux assez pour y
loger des souvenirs et des arceaux de ciel.
      La résonnance cherchait en elle le préférable et sa limpidité.
Un arbre pur en contre-jour lui écrivit dans la clarté.

ibid p.80

À l'invite du poète, tenons-nous un instant encore, à contre-jour, comme cette bergère de la lumière, dont le corps brille et se pose comme une offre sans chose et sans matière sur la ligne de l'émoi, dans l'espoir qu'un arbre nous écrive.