Port des Barques

Port des Barques

samedi 29 août 2015

Gjoko Zdraveski: "qui suis-je et qui je veux être"



Le 30 juillet dernier, Gjoko Zdraveski, jeune poète né en 1985 à Skopje, en Macédoine, dit ses poèmes sous le kiosque de la Place Aristide Briand, à Sète. Il est jeune, plein d'humour, affiche des talents de performeur et de comédien mis au service de textes originaux, traduits pour la première fois en français à l'occasion du festival. Souriant, chevelu et bouclé, il tient sa feuille au creux de son coude gauche et lève en même temps en cadence son pied gauche, tandis qu'il répète en macédonien: "c'est de là que je te connais"!
Je suis aussitôt conquise par le rythme et la nouveauté du ton. Je note des bribes de textes, saisies au vol et assiste le lendemain à une seconde lecture, organisée par Bruno Doucey lors de son "apéritif musical" quotidien. En voici quelques extraits :

        " Nos pieds relevés s'embrassent dans l'abysse du lit"..."Un petit bateau de papier au milieu du  déluge"..."Il faut que tu prennes le temps dans tes bras et fasses une roue de lui"..."La montagne et l'homme c'est la même chose, une terre qui aimerait devenir un ciel".... "L'amour dit qu'il faut qu'il pleure, la peur est comme un cheveu qui se serait coincé dans ma gorge, je voudrais te parler d'amour sans peur de te faire peur"..."Nous pensions que nous avions gagné les mots..."

L'Anthologie , éditée par Bruno Doucey, à l'occasion du Festival Voix Vives de méditerranée en méditerranée de 2015 nous offre en version bilingue un de ses poèmes.


         Qui suis-je et qui je veux être

         À l'intérieur :

         Je crie vers toi!
         des enfants lancent
         des pétards de leurs balcons.
         En moi éclatent les artifices d'une fête.
         Des carrousels tournoient
         des ballerines font des pirouettes.
         Des troupeaux de perroquets
         volent à travers moi.
         Des univers entiers carambolent en moi
         et leurs explosions créent de nouvelles couleurs
         différentes que mes yeux ne connaissent pas.
         En moi une grande foule de crieurs dans le désert
         crie ton nom.
         Les enfants qui s'agitent à leur place
         lèvent leurs petits doigts
         en criant: moi!
         moi! moi! En moi
         parviennent des eaux qui recueillent
         des villes entières.
         Des gens pleurent, prient, tirent
         leurs cheveux, tombent à genoux, les mains
         ouvertes, les regards pointés
         vers le ciel. Ils prient pour être sauvés. En moi des lions
         rugissent et une lave jaillit
         de la racine de mon torse.
         Cela m'inonde.

         À l'extérieur :

         Je respire calmement et profondément.
         Je fais de lents mouvements circulaires
         avec ma main gauche sur ma main droite
         en imitant le temps. Je joue
         avec le chapelet, je chatouille ma barbe
         et je lisse mes moustaches. Je parle sagement
         et lentement. Ma voix est séduisante. Vibrante.
         Presque calme. Je parle d'éternité
         et de l'absolu. Je parle d'amour
         comme un passage. Je parle de l'immatériel
         et des vies antérieures. Je parle de maisons,
         de constellations, de planètes. Je cueille des étoiles,
         je réalise des souhaits. Et j'écoute
         soigneusement. Je suis présent dans le silence.
         J'oublie le loup en moi et je crois
         naïvement que je ne suis pas juste une apparence
         dans tes yeux.

         Traduit du macédonien par Nathalie Rogozhareva.

         in Voix Vives. anthologie Sète 2015 éditions Bruno Doucey, p.140 à 142

À lire ce texte, on ne peut s'empêcher de penser à la Macédoine, actuellement soumise de plein fouet à une arrivée massive de réfugiés, ces crieurs du désert, qui crient pour être sauvés, fuyant par mer les pays en guerre du pourtour méditerranéen, les regards pointés, en quête d'une terre de salut et d'accueil, tandis que le reste de l'Europe et en premier lieu la Communauté européenne se voilent la face, tergiversent, s'enfoncent dans le mutisme ou dressent des murs de barbelés.

Terrible anathème que cette phrase : je suis présent dans le silence! Oui, qui sommes-nous et qui voulons-nous être face à ces humains en détresse?

sur internet:





         

vendredi 21 août 2015

Vanda Miksic, "les interstices de l'attente"


      

Photo de R. Fritel

 ergonomie des moments

        je m'assieds dans ma vie
        et tombe à travers
        tout moment est un levier
        tu t'assieds au bout et tu es projeté
 
        on ne reste pas assis

        je m'arque et fais le pont
        le choix est restreint
        soit la colonne vertébrale cédera
        et le pont s'écroulera
        soit je me balancerai avec souplesse
        dans le monde à l'envers
        le monde à l'envers dans

        in Sels, Galerie L'Ollave 2015, p.13

Vanda Miksic lit ses poèmes au Festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée, à Sète, en juillet 2015. J'écoute, subjuguée par les modulations de sa voix en croate puis par l'originalité du texte dit par elle, en français. Le don d'écrire et celui de dire ne vont pas toujours de pair. Chez elle, oui.

        le partage du jour

        tu plisses tes yeux en couteau
        le soleil abondant se brise abondamment
        sous cet angle
        les cuisses des lolitas s'écartent
        les seins des passantes
        débordent des décolletés
        les aisselles aux bouclettes rousses suintent
        les nombrils devenus piscines se brisent
        les vagues se brisent sous les assauts du vent du sud
        nous ne sommes pas des rocs nous sommes des particules
        destinées au regard microscopique
        le mois d'août en hâte en rut
        arêtes cristallines des hors-bords
        œil pour œil
        chair pour chair
        assourdissement en puissance silence
        le soleil abondant se brise abondamment
        nos yeux arrosés de gouttes salées
        la prunelle transpire
        voluptueuse et sombre
        par tes yeux plissés je te regarde
        regarder qui me regarde
        une ombre

        in Ce temps, le nôtre, éditions Al Manar, 2015, p.29

Ces deux poèmes proviennent de deux recueils différents spécialement édités pour le festival. Une voix nouvelle nous est offerte. Insolente, elle interpelle.

        la question

        je serai insolente et me tairai de façon insolente.
        je ne desserrerai pas les dents, ne mettrai rien dans le mot.
        je n'en n'aurai même pas l'idée, même pas l'envie d'en avoir l'idée.
        de sentir. de pressentir. par pure insolence.
        ainsi. il n'y aura pas un soupçon de réponse
        quand je me serai posé la question à moi-même.

        in Sels, Galerie L'Ollave, 2015, p.25

"Combien de nœuds en moi? Où sont murées les plaies? " lit-on à la page 56 de ce même livre, dans Fragments sur le nœud. À chaque poète les siens. La poésie est un baume.

         la chambre

        dans la chambre
        les arbres commencent déjà
        à changer de couleur.

        dans la chambre
        le vert et le jaune
        et le gazouillis des perroquets
        qui la survolent
        à la recherche
        de la nourriture.

        dans la chambre
        un oiseau blanc
        pend au cou
        d'une lampe éteinte.
        il me tient compagnie.
        l'oiseau blanc silencieux.

        ma respiration
        l'aide
        à bouger ses ailes
        en papier.

        in Sels éditions L'Ollave 2015, p.12

        un oiseau

        j'ai été cet oiseau
        mécanisme fragile
        équilibré
        connaissant le battement
        le vent la trajectoire
        mécanisme fragile
        cri abattu précipité
        oreiller de plumes

        ibid p.17

Vanda Miksic pose un regard unique sur de minuscules instants du quotidien, amplifiant par son ressenti "l'intranquillité" des choses. "Tout moment est un levier", disait le premier poème, tout moment, chez elle, est prétexte à écrire et réfléchir l'insolite.

        coupure de courant à minuit

        si un instant plus tôt j'avais
        éteint la lampe et plongé
        la tête dans l'oreiller le noir nous aurait
        enveloppé paisiblement j'aurais posé
        les mains sur mon ventre sur toi et glissé
        par le toboggan de tes mouvements infimes
        dans le sommeil mais le noir est arrivé
        soudain il a éclaté il n'a pas été
        un choix il nous a surpris et précipité
        dans le silence et l'ignorance la perte de vue
        cet instant où s'arrête la certitude
        des limites de son propre corps
        des désirs pourraient partir
        dans une direction inconnue
        on pourrait perdre le nom
        le nom pourrait être retrouvé

        ibid p.19

"Perdre la maîtrise de ses désirs" et jusqu'à leur nom? Affronter ses propres limites? Regarder devant soi? Explorer "la boite vide"? Aménager les "interstices de l'attente" devient de l'ordre de l'urgence. Écrire est tout cela à la fois.

        impulsion

        le regard sur la boite vide
        et la question qui revient obstinément
        pourrais-je y tenir
        me pelotonner assez
        efficacement pour remplir
        tous les interstices
        de l'attente
        être une petite chinoise
        replier les jambes par-dessus mon dos
        par-dessus ma tête devenir escargot
        nombre d'or et regarder devant moi
        mes propres pieds sur le même plan
        si je pouvais y tenir me couvrir du bout de l'orteil
        ou du lobe de l'oreille pourrais-je y tenir
        sur la boite l'inscription fragile
        le regard sur le sac vide
        et la question qui revient obstinément
        pourrais-je y tenir
        me replier avec souplesse devenir un nid
        devenir un serpent un labyrinthe inachevé
        tirer la fermeture éclair avec mes dents
        si je pouvais y tenir en respirant entre mes genoux
        dans mon propre nombril pourrais-je y tenir
        dans ses boites et ces sacs qui voyagent

        ibid p.36

Se faire petite fille, que déroute le monde des adultes, inventer des réponses à des questions toujours éludées, est aussi travail de poète.

La fin de ce recueil, nous offre des "fragments" méditatifs sur ce qui est rompu ou sépare. Fragments sur la séparation du sol, sur la mer, les bateaux, le nœud, la torture, sur le sel et sur la mort.

        1.
       
        Ils ont dit: pleurer est bon pour la santé. Les pleurs viennent spontanément et libèrent. Le corps du sel. Qui porte le sentiment de la mort.

        5.
        Le cancer a dévoré son utérus, ses poumons, son cerveau. C'est étrange d'attendre la mort. Regarder sa mère dans les yeux et essayer d'y voir un soupçon d'espoir. Regarder son fils de sept ans, et ne pas pouvoir l'imaginer grandir et mûrir. Regarder son plus grand fils écartelé entre la douleur et la virilité. Au retour vers la maison elles volaient. Au-dessus de l'océan. Sa mère et elle. Les fils sont restés. Au pays qui promet un avenir. Seuls. La mère volait au-dessus de l'océan, minuscule et muette. Elle volait au-dessus de l'océan, enfermée dans une petite boîte imperméable. Comme une lettre. Légère.

in Sels, Fragments sur le sel et la mort, L'Ollave, 2015, p.p. 57/58

En dépit de tout Vanda Miksic reste ardemment vivante et sait aussi être sarcastique.
Le poème, qui suit, Pour votre confort et votre sécurité, fait partie de ceux entendus de sa propre bouche, à Sète, dit en croate puis en français. Dans sa langue maternelle, le croate, il m'a semblé magnifiquement rythmé par un savant travail des sonorités, que ne peut reproduire la traduction, mais il demeure percutant, même en français.

        pour votre confort et votre sécurité

        nous construisons un chemin de fer rapide et fabriquons des trains
        pendulaires qui glissent comme un produit désherbant
        pour votre confort et votre sécurité
        nous réaménageons les arrêts de tram et installons
        des panneaux numériques afin d'afficher les arrivées
        et dissimuler une fine barre en inox qui gravera
        un collier indélébile sur le cou d'un garçon en vélo
        pour votre confort et votre sécurité
        nous ceinturons la ville de remparts de centres commerciaux
        afin que vous puissiez vous réfugier
        afin de ne pas avoir à emmener les enfants au lac
        endroit de tous les dangers, ou au square,
        même si nous les avons recouverts d'une mousse souple
        les bleus sont out, on pourrait vous dénoncer pour maltraitance
        pour votre confort et votre sécurité
        nous avons posé des caméras aux carrefours
        renforcé les patrouilles de police les agents de sécurité
        sont déjà postés devant toutes les portes
        pour votre confort et votre sécurité
        nous avons conçu aussi les voyages sans risque
        et les rencontres amoureuses sans risque
        et les guerres sans risque, pour nos gars, évidemment
        ils ne peuvent pas passer leur vie sur les play stations
        même le paint-ball n'est pas pour un vrai mec
        pour votre confort et votre sécurité
        nous vous offrons des téléviseurs toujours plus grands
        le spectacle de la politique et de la société gratis
        le plaisir assuré, la garantie à vie
        pour votre confort et votre sécurité
        nous vous offrons des paquets toujours plus grands
        deux achetés trois emportés, le double, tout doit partir
        promotion, avez-vous notre carte, laissez-nous vos
        coordonnées
        pour votre confort et votre sécurité
        nous saurons vous dépister et étudier votre profil
        pour votre sécurité sécurité sécurité
        pour votre confort nous prenons soin de vous
        nous sommes un partenaire fiable nous savons mieux
        voici l'humain
        l'humain
        voici

        in Ce temps, le nôtre, éditions Al Manar, 2015, p.p.43/45

Les poèmes figurent, dans l'édition d'Al Manar, en croate et en français et diffèrent, sauf exception, de ceux présentés par les éditions L'Ollive. Un livre complète ainsi l'autre. Un grand merci à ces éditeurs et aux traductrices, Martina Kramer et Brankica Radié, à qui nous devons la joie de pouvoir accéder à cette poésie.
Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous invite à consulter les sites internet indiqués.

Vanda Miksic a plus d'une corde à son arc et des domaines variés de recherches et d'écriture, où elle brille par son excellence.
Elle allie de façon générale la sensibilité à l'intelligence, l'originalité à la culture. Tantôt auteur, tantôt traductrice –  elle a traduit en croate La vie mode d'emploi de Georges Perec – elle manie la plume avec adresse. Sa maîtrise de plusieurs langues lui ouvre de nombreuses portes. Je suis certaine qu'elle séduira le lecteur français, elle le mérite.

sur internet
  1. http://ifverso.com/fr/content/traduire-lintraduisible-entretien-avec-vanda-miksic-traductrice-de-perec-en-croate-0
  2. http://www.ambafrance-hr.org/Vanda-Miksic-et-Igor-Stiks
   

samedi 15 août 2015

Georges Drano, "l'invisible présence"

        Le lac est toujours plus loin
        dans le temps
        Il lui faut l'absence pour durer
        Et la surface d'une eau
        Où ce qui passe ne revient pas.
 
        in À jamais le lac, éditions Editinter 2011, p.11

En juillet 2013, interrogé par Gérard Meudal, durant le Festival de Poésie de Sète, Georges Drano disait à propos de la poésie:
     
       La pratique de la poésie c'est montrer la réalité sous-jacente à ce qu'on voit et on voit tous autrement.

En ce domaine le poète fait preuve d'une grande originalité.

         Traverser le village, aller au lac.
         Rien à convaincre, rien à suivre.
         Il faut de l'acquiescement pour
         reprendre le trajet dédié à l'invi-
         sible présence. Il faut de l'aban-
         don pour dire un autre jour qui
         n'est plus dans la lumière, une
         autre voix qui n'est plus dans
                           le jour.

         ibid p.16

Ainsi introduit-il dans sa poésie autant de simplicité que de profondeur. Avec une économie de mots, il fait le choix d'éléments de la nature dont il révèle les dessous et l'immanence. Ainsi un lac, des friches, des buissons, un vieux mur ou la lumière sous la porte font-ils l'objet de tout un recueil et se révèlent proches de l'insaisissable. Ainsi Les buissons que traverse la nuit connaissent l'obscur voyage de la lumière.
D'origine bretonne, Georges Drano a vécu en Vendée où il était enseignant. Il a milité avec succès pour la défense des talus, des haies, des bocages et des marais salants de Guérande. Il est maintenant installé dans l'Hérault, où il a une vigne.
Présence discrète mais attentive, il accompagne depuis plusieurs années, avec son épouse et poète Nicole Drano-Stamberg, les riches heures du festival de poésie de Sète.

À jamais le lac, paru en 2011, nous introduit à cette présence silencieuse de l'eau:

        Aucun village ne porte
        le nom du lac
        Il se tient où les mots
        ne suffisent plus.

        Village près du lac
        Sans savoir qui garde l'autre

                          *

        Sans le lac qui nous retenait
        aurions-nous parcouru le
        pays en tous sens. Rien que
        nos pas dans le partage du
        sentier vers les collines sans
        horizon. Le contenu de la
        main laissé à l'air, le contour
        de la parole au son imprévisible.
        Aiguilles aux lèvres,
        brindilles au vent.
        Persévérance d'un lieu où
        perdre son nom n'est qu'un
        murmure.
                    
                       *

        Le lac ne s'ouvre pas
        L'eau n'a pas de trace
        Elle éloigne les questions
        En bas du temps
        Elle ne retient rien
        Elle reçoit.

        ibid p.22/23/24

Cette méditation sur la place de l'homme dans la nature se déroule sur un ton amical, qui n'est jamais ennuyeux ou pédant. Observant de même un vieux mur, un sentier, un buisson, il est à l'écoute de la vie qu'il traduit avec finesse et sensibilité.

         Le paysage que tu traverses
         et que tu sens grandir en toi
         Connais-tu son histoire
         sans te retourner
         Des terres lentement
         remontent au visage
         Odeur d'eau battue
         levée dans les herbes
         Glissement des pierres
         de l'ombre au demi-jour
         À peine ébauché
         Le sentier que tu empruntes
         est une part de toi
         sans cesse à gravir.

         ibid p.32

Le lecteur, ainsi "enseigné", perçoit la nature sous ces aspects les plus humbles et se sent invité à s'en faire le défenseur.

          L'enfant qui court sur la rive
          entend-il à ses cotés
          le bourdonnement des abeilles
          Où se cache-t-il?
          Dans l'espace qui nous sépare
          il va.
          Le silence n'est pas un partage
          Il naît du tremblement des mots.
          Toujours sur la rive opposée
           il passe (il s'éloigne).

          ibid p.52

Avec lui nous devenons ces:

          Nageurs libres dans le bruit indécis
          de l'eau démêlant de leurs bras ou-
          verts ce qui bouge encore en eux de
          ce corps réel où la mort se tient
                         en elle-même.

           ibid p.54

Dans l'entretien de Sète, il précisait qu' "on n'apprend pas à écrire de la poésie,  pas même dans les ateliers d'écriture. On apprend, ou on vient à la poésie, en écoutant ou en se nourrissant de la poésie des autres. Les autres sont des "lanceurs".
En cela, il s'inscrit pleinement dans le projet de ce blog.

           Une fois vendangée
                   La vigne
           ne se referme pas
                   Elle reste
           avec tout ce qui reste
                sans réponse.

            in Premier soleil sur les buissons, Rougerie 2009, p.35

Bibliographie consultée:
  • Premier soleil sur les buissons, Rougerie 2009
  • Un mur de pierres sèches, Atelier La Feugeraie 2009
  • À jamais le lac, Editinter 2011
         
 sur internet:


dimanche 9 août 2015

Cécile Oumhani, entre traces et signes


     Tu cherches ton passé
     au creux des nids que l'hiver
     accroche haut dans les peupliers
     les oiseaux
     fervents de rives et de voyage
     y ont laissé
     leurs songes en obole
     avant l'errance du ciel

     in Passeurs de rives, éditions La tête à l'envers 2015, avec des encres de Myoug-Nam Kim, p.33

Le dernier recueil présenté, avant les vacances d'été, était celui de Moëz Majed, poète tunisien intitulé Chants de l'autre rive, je reviens vers vous, amis lecteurs, avec celui de Cécile Oumhani, Passeurs de rives.
Paru en avril 2015, aux éditions La Tête à l'envers, il est dédié à ses parents disparus.

Lors d'un voyage qu'elle fait de façon fortuite en Inde, peu après le décès de son père, les souvenirs d'enfance évoqués par sa mère  prennent formes, couleurs, parfums. Naissent alors des poèmes en langue anglaise, langue maternelle de cette dernière, traduits en français. Ces traces devenues signes, donneront naissance à ce recueil, plein de pudeur et d'amour filial.

Passeuse de rives est un qualificatif qui sied à merveille à l'auteur. Née en Belgique, d'un père français et d'une mère anglaise née et ayant passé sa première enfance en Inde, Cécile Oumhani a épousé un Tunisien et vit en région parisienne. Riche de cet héritage multiculturel, la voici devenue Passeuse de mots et ravaudeuse de souvenirs. Naissent sous sa plume des poèmes intimistes, sensibles et retenus, qui lui ressemblent.

        Les mots craquent
        un grain de café sous la dent
        saveur âcre au fond de nos bouches

        rite étrange
        où le suc étranger à nous-mêmes
        se mêle se fond
        jusqu'à disparaître
        puis renaître

        brève présence
        exaltée par le silence

        broyer les mots
        épris de ce qu'ils renferment
        d'encre et d'infini

        un autre grain fendu
        puis ce jaillissement
                vie prise vie enfuie
        le mot passe s'en va
        sans que nous puissions le retenir

        mot pris mot tu
        au bout de nos doigts
        seule une trace de parfum

        mais les sons
        n'ont pas de parfum
        juste un goût qui vient
        puis s'en va
        comme le reste

        in Passeurs de rives, encres Myoug-Nam Kim, éditions La tête à l'envers 2015, p.p.27/28

        Tu t'adresses au vent
        replié dans sa masure
        aux lisières de la nuit
        il chasse les ronces
        à grands coups de draps
        devant l'âtre
        où s'enflamment tes rêves
        avec une brassée de feuillages

       ibid p.34

Entre ces poèmes se déploient les encres oniriques de Myoug-Nam Kim, l'illustratrice.

        Le vent t'offre un lit de brume
        et une barque pour franchir le fleuve
        l'enfance de l'autre coté
        danse dans sa robe de neige
        et dresse la table pour toi
        l'invitée des abeilles
        tu rejoins le passé
        dans le marc séché
        d'un bol de faïence ébréchée

        ibid p.37

        Le matin de la mère

        (...)

         dans la cuisine

         le pas de la mère
         chuchote sur le carrelage
         pensive elle peigne
         le saule échevelé
         à la fenêtre du matin
         confie au vent
         les billets qu'elle griffonne
         la nuit sur du papier bleu
         assise au coin de la table
         elle dessine
         à grands traits
         sur ton pain
         de lointains pays
         poudrés de neige
         des océans inconnus
         qui sentent le café

         elle n'entend pas le merle
         cogner de son bec
         à la vitre
         et compte en anglais
         à mi-voix
         les jours qui restent
                                  avant l'été

         ibid (extrait) p.39/40

Le papier bleu, ultra léger, celui des nombreuses lettres échangées, était réservé au courrier avion. Plus d'un étudiant, parti pour poursuivre des études, lui confia le récit de sa nouvelle vie à des milliers de kilomètres de chez lui, grâce à lui perdurèrent des liens.

       (..)
        Tu remontes au fil de l'encre
        les lettres les mots et les noms
        au prisme des langues
        posés sur la page
        fragile épaisseur où retenir le monde

                    des feuillets bleus
                    le courrier n'en finit pas d'arriver
                    et chaque jour d'attente abîme l'espoir

        des formes qui s'allongent
        et comblent la béance

        des couleurs trempées de lumière
        ou embrunies par la nuit

        (...)
        ibid p.43

Avec une infinie délicatesse, Cécile Oumhani, recueille ces traces imperceptibles du passé, les tisse et nous les offre dans un beau livre de mémoire, qu'elle en soit remerciée.
"Trois séjours en Inde m'ont fait éprouver la force de ce qui se tisse et se transmet d'un lieu vers le secret de notre être, écrit-elle dans sa préface à ce livre; et elle ajoute: mon père ne connaissait pas l'Inde et il avait ici en France toutes ses racines. Pourtant la puissance de ce que j'ai ressenti à mon arrivée en plein deuil sur le sol indien a étroitement associé sa figure à celle de ma mère, dans l'écriture de ces poèmes. J'y croise les fils qui m'ont faite et continue de me faire, les leurs à tous les deux, au-delà de leur absence".

        Une façade de pierres blondes
        tu franchis le seuil
        toi, l'invitée improbable

        les tables sont mises
        et l'on chuchote là-bas dans les cuisines
        – ou est-ce un reste de vent ?

        entre les nappes damassées
        se dressent des noyers
        six sept peut-être huit
        tu ne parviens à les compter

        tu hésites – murmures
        les yeux levés
        vers les pans de ciel
        qu'ouvrent les arbres
       
        en contrebas l'autre pièce
        plongée dans la nuit
        sommeille dans un nuage de cendres

        ibid p.21

        Était-ce un saule
        ou encore un chemin de buis
        au versant d'une nuit inconnue?

        ou seulement c'est imparfait
        qui serait toujours à venir
        brèche au point du jour
        fine crevasse où laisser chuchoter
        les mots des ruisseaux

        aujourd'hui
        tu cherches en vain
        dans tes tiroirs

        restent à la vitre
        ces poussières
        entre toi et le jour

        sables lointains ou miettes d'étoiles
        souffle de funambules amoureux
        vapeur de petits remorqueurs
        bouts de robes taillées à même le ciel
        corbeilles de fruits à la table de l'ogre
        qui vivait là-haut dans les nuages
        impalpables tulles de trapézistes
        coutumières des vols d'oiseaux

        ton doigt
        repousse
        à la vitre
        pêle-mêle
        bris de rêves
        paroles lancées
        contre la vague

        des images pour fermer ton pas
        tu n'as pas cessé d'attendre

        ibid p./22/23

Sans plus attendre laissez-vous emporter par ce "sentiment de ce qui demeure d'ineffacé et d'ineffaçable en nous" .

sur internet

https://fr.wikipedia.org/wiki/Cécile_Oumhani