Port des Barques

Port des Barques

vendredi 30 novembre 2018

Dialogue imaginaire entre Ilarie Voronca et Jules Supervielle



         Amitié du Poète

                                                   à Jules Supervielle
 
         Le ciel une vitre mal lavée en octobre
         Le vent qui fait les cents pas devant ma porte
         Une rumeur, un orchestre de foire quelque part
         Et le souvenir – feu qui prend mal et qui fume.

         Sont-ce les cris des vignerons, les bruits des tonneaux
         Que l'on range au fond d'une cour vaporeuse ?
         Est-ce la ville où tu es prisonnier, sont-ce les rues
         Très lourdes comme des chaînes attachées à tes pieds ?

         Je pense à toi poète, aux paroles simples
         Que tu regardes comme des œufs à travers la lumière.
         Les contours d'une vie se dessinent à l'intérieur
         Ton œil trouve la forme secrète de toute chose.

         Dans cet automne encore tu me prends par la main
         Tu me mènes dans le jardin désert de ma jeunesse
         C'est que je me suis enivré de ton vin
         Que je me suis drapé dans le manteau de tes poèmes.

         Tu as su parler au berger qui interroge l'orage
         La grêle de tes mots a rafraîchi les tempes
         Du malade. Et au haut des falaises tu as allumé
         De grands feux pour les barques perdues sur les mers.

         Ah! Ton sac est plein d'herbes magiques qui donnent
         La vue aux aveugles, la parole aux muets
         Tu ne crains pas les fauves tapis dans l'homme
         Tu sais tordre le cou à la haine, à l'envie, à la méchanceté.

         Toi, bon jardinier : enlève le bois mort
         De nos âmes. J'aime à te voir marcher
         Avec maladresse, la tête penchée sur l'épaule
         Comme un samovar où bout un chant lointain

         Les choses confiantes te laissent les approcher,
         Tu sais aussi le langage des animaux, des dieux,
         Frères et ennemis t'écoutent comme les arbres
         Qui font signe autour du grand chêne de la forêt.

         Tous sont là : les morts, les vivants, tu leur parles
         Et ta voix se fait pluie ou silence ou fougère
         Elle est la branche du compas qui trace
         De ton centre des cercles au-delà de la vie.

         Ilarie Voronca in Beauté de ce monde ( Poèmes 1940/46), Les Hommes sans Épaules éditions,
         2018, p.p.160/161

Ilarie Voronca, dédiait ce poème d'ouverture à Jules Supervielle. Il m'est venu l'idée de créer à postériori ce dialogue entre eux  :

Jules Supervielle:

          Ma Chambre

          Mon cœur qui me réveille et voudrait me parler
          Touche ma porte ainsi qu'un modeste étranger
          Et reste devant moi ne sachant plus que dire :
          " Va, je te reconnais, c'est bien toi, mon ami,
          Ne cherche pas tes mots et ne t'excuse pas.
          Au fond de notre nuit repartons dans nos bois,
          La vie est alentour, il faut continuer
          D'être un cœur de vivant guetté par le danger."

          Jules Supervielle, in Les amis inconnus, Ma Chambre, Poésie/Gallimard, 1982, p.176


Ilarie Voronca:

           Le Vent

           Je te ressemble Ô vent ! mon frère, comme toi
           Je n'ai jamais droit au repos. Avec envie,
           Je regarde les choses dispensées d'errer
           Je m'accroche aux forêts mais les branches se brisent.

           Et comme toi j'apporte une image étrangère,
           Un goût de sel marin ou les lignes diffuses
           Des montagnes. Sur les places des cités je suis
           Le voyageur qui parle de pays jamais vus.

           Qui donc te chasse ainsi vers le Sud, ou vers l'Est,
           Vas-tu vers le soleil de la femme ? Est-ce l'océan mâle
           Qui te crie des ordres ? comme toi, tantôt riant
           Tantôt en colère, je cours parmi pierres et eaux.

           (extrait)

           Ilarie Voronca, in Beauté de ce monde, Contre solitude, 1945-1946, Les Hommes sans
           Épaules, 2018, p.273


Jules Supervielle:


           Puisque je ne sais rien de notre vie
           Que par ce peu d'herbage à la fenêtre
           Ou par des oiseaux, toujours inconnus,
           Que ce soit l'hirondelle, l'alouette,
           Retournons-en au milieu de ma nuit,
           Ma plume y met de lointaines lumières,
           J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,
           Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi
           Sous le plafond de ma chambre suiveuse
           Qui marche à mon pas, quand tout dort.
        
           Jules Supervielle, ibid Les amis inconnus,  Ma chambre, p.177

Ilarie  Volonca:


            Villes à inventer

            J'ai de belles promenades, des heures limpides,
            Mais mille villes pour les accueillir.
            Des regards aimants, des rires. Ah ! ce vide
            J'ai mille fêtes, mille joies pour le remplir

            J'ai des soirs paisibles pour les chambres
            Qui ne sont nulle part. Du raisin
            Pour les vignes secrètes d'un Septembre
            Qui secoue sa chevelure de pain et de vin

            (extrait)

            Ilarie Voronca, Poèmes inédits (1943-46), p.289

Ilarie Voronca, jeune étudiant roumain, de son vrai nom Eduard Marcus, s'était installé à Paris, en 1933. Il se suicidera au gaz dans sa cuisine, au soir du 4 avril 1946, et sera enterré au cimetière parisien de Bobigny-Pantin.
Jules Supervielle, partagé entre deux pays, quitte la France le 2 août 1939 pour visiter sa famille en Uruguay, il se retrouvera bloqué sur place par la guerre et collaborera, sur place, à des revues éditées par la France Libre, comme Lettres françaises en Argentine et Valeurs en Égypte. Il reviendra à Paris en 1946 .
Se sont-ils revus ou pas? Je ne sais. Leur état de déracinés n'avait pu que les rapprocher.

Avec Christophe Dauphin, chargé de la post-face de ce livre, je citerai en gage d'espoir pour tous ces quelques vers d'Ilarie Voronca :

           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
           Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
           Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
           L'amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
           La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
           Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Pour en savoir davantage sur le poète n'hésitez pas à consulter le site des Hommes sans épaules, indiqué plus bas.

Bibliographie:
  • Ilarie Voronca, Journal inédit, suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940-46),  Les hommes sans Épaules éditions, 2018.
  • Jules Supervielle, Le Forçat inconnu, suivi de Les amis inconnus, Poésie/ Gallimard, 1982.
sur internet:



          

        

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