Voici longtemps que je m'exerce.
Enfant déjà, retenant mon haleine
entre les draps,
étirant mes membres, tendu
comme la peau sur le tambour,
la corde au mât,
l'arc sous la flèche.
Je vous apprendrai à mourir.
– Vivre est pourtant plus difficile. Je ferai
le premier pas.
Je vous précéderai
la tête haute
en partant du pied droit.
in Changer d'écorce, Journal du scribe, Poésie 1950-2000, éditions La Renaissance du Livre,
2001, p.283/284
Liliane Wouters a reçu le 13 octobre dernier le Prix Apollinaire 2015, pour son dernier livre Derniers feux sur terre, édité par Le Taillis pré en 2014.
Ce grand Prix français, fondé en 1941, récompense chaque année un recueil, et parfois une œuvre, caractérisée par son originalité et sa modernité.
Je souhaitais célébrer l'évènement, mais il s'avère impossible, pour l'instant, d'acheter un exemplaire de ce recueil, en rupture de stock chez l'éditeur.
Je vous proposerai donc des textes issus de Changer d'écorce, une anthologie personnelle, de plus de 300 pages, parue en 2001, aux éditions La Renaissance du livre, et couvrant une période allant de 1950 à 2000. Le poète y a regroupé elle-même ses poèmes par thèmes.
En ouverture, figurent ces mots : "Revenez dans sept ans car j'aurai fait peau neuve. L'art de vivre, pour moi, consiste à changer d'écorce...".
Quatorze ans plus tard, revenons-y.
Liliane Wouters se présente elle-même dans Fragments d'une autobiographie, au début de ce livre. On ne saurait faire mieux.
Née pauvre, catholique, flamande et bâtarde.
En plus, c'est une fille. Tous les atouts!
Au pariétal droit, une faille
minime, la marque des fers,
comme un cachet indélébile,
mon passeport pour l'univers.
Furieusement je prends le goût de vivre,
celui de respirer et de me battre.
ibid p.p 14/15
**
Terrible adolescence.
Où l'on se voit pousser des seins, des poils,
où le corps devient lourd et sale,
où s'éveillent, gauches, les sens.
Moi non plus je ne permettrai
à personne de dire: le bel âge.
Jours d'acné juvénile et de tourments,
temps de faim, disette de guerre,
les souliers éculés, les pages
couvertes dans les marges, faute de papier,
le vrombissement sourd des bombardiers,
le froid qui crevasse les pieds,
les rats de la peur dans le ventre,
et puis la faim, toujours la faim, la faim au centre
de tout, la faim aux mâchoires de bête
qui dénude l'os et fait voir
le dessin ligneux de la tête
où ne subsiste qu'un regard.
*
J'étais poète et nul ne le savait,
même pas moi. Assise au bord des chaises,
rien qui disait le permanent malaise,
l'être en sommeil où la pâte levait.
Aucune trace sur le front, aucun indice.
Nul pour me dire: mon enfant, ma sœur,
pour mettre en garde: traitez-la avec douceur,
détournez d'elle ce calice.
(extrait) ibid p.p.16/17
"En mon bel âge ingrat, je suis inscrite à l'école normale au pensionnat des sœurs de Gyzegem" avec quelques boursières faméliques", poursuit-t-elle. Par chance, "l'abbé R.M (sulfureux chapelain)" lui conseille: "pas de couvent pour toi. Tu y mettrais le feu, le temps de dire amen"! Elle obtempère.
(...)
Printemps du milieu des années quarante!
Levers du jour poignants à force d'être beaux.
Les parfums montent du jardin, les oiseaux chantent,
tout le dortoir frémit entre ses blancs rideaux.
(extrait) ibid p.p.19/20
Le chapitre suivant, Corps, souffles, sangs, faims, est un splendide hommage à la vie, au corps, à soi et au courage de vivre. Sa grand-mère, Clémence, vient de mourir comme une sainte dit-on, une expérience marquante qui lui faire écrire: le visage du monde me frappe au vif.
Ego
Rien n'est trop beau pour moi. Songe:
la mort m'attend quelque part.
Si mon temps n'est que mensonge
j'en veux la meilleure part.
(extrait) ibid p.28
Le Bois sec
Je suis né pour cette fête
barbare, ces rites purs,
ce mortel assaut de bêtes
contre le défi des murs.
J'aime la gloire soudaine
des flammes, j'aime le bref
sursaut de passion, de haine,
du feu saluant son chef.
(extrait) ibid p.29
Liliane Wouters débusque au fond d'elle-même l'élan vital nécessaire pour se démarquer du commun et rebondir, comme la bûche siffle et chante en se consumant.
Respirer
Au plus creux point de toi,
dans la plus vaste, dans la plus compacte solitude.
ni feu, ni lieu, la maison vide sous le toit
béant. Où la pierre de l'être a basculé, où se dénude
le temps. Passé fossile. Paroi lisse du futur,
et le présent vertigineux. Un pas. Un saut. Courage.
C'est qu'il en faut du cœur au ventre. Qu'il est dur
d'aller ainsi. Viens, reprends souffle. Pâturages
de la jeunesse, verts espaces, horizons
perdus. perdue aussi cette douceur de vivre.
Au plus noir point de toi. dans le tison
du jour. Tu as jeté tes armes et tes livres.
Avance, avance, ne t'attarde pas
à ramasser les morceaux de ta vie.
Un pas. Un saut. un pas. Encore un pas.
Très peu de temps te reste. La pente gravie,
tu te trouves déjà sur le dernier versant.
Au plus haut point de toi, devins toi-même
avec ce que tu es, chair, lymphe, sang,
muscles et nerfs. Si peu de chose. Dans l'extrême
pauvreté de ton existence mise à feu,
mise à nu, mise à sac. Tu vas renaître,
pour la quantième fois? Si tu veux,
si tu le peux – et tu le peux – reprends ton être
où tu l'avais laissé. Avance. Avance.
Le jour tient à un cheveu.
ibid p.p 31/32
S'il fallait se souvenir d'un unique poème aux heures les plus dures de sa vie, je choisirais celui qui précède. Quelques pages plus loin, ne s'écrie-t-elle pas : je tiens trop à la vie !
Quand vient le temps de l'amour, que son cœur attend, elle en parle, comme une jeune fille de son époque, de façon délicieusement romantique au chapitre Au bout de l'amour, il y a l'amour.
Le jardin clos
Mon cœur attend qu'arrête à notre porte
un cavalier sauvage qui m'emporte.
Mon cœur attend que sorte de son trou
le ravisseur de nuit, le loup-garou.
Mon cœur attend le prince du royaume,
celui qui cherche l'or entre les chaumes.
Mon cœur attend le pauvre du chemin.
Pour lui je garde un trésor dans la main.
Quand il viendra comment le reconnaître?
Je n'ai jamais bougé de ma fenêtre.
J'ignore tout et du bien et du mal.
Où vais-je aller, dessus son grand cheval?
ibid p.p85/86
Par la suite, avec plus d'expérience, les poèmes se font plus sensuels: Notre peau nous connaît mieux que nous-mêmes / C'est elle qui trahit comment on aime. Et il en sera ainsi quatre mille jours, quatre mille nuits...sans savoir ce que veut dire " seul". Puis ...c'est la rupture.
On s'en vient seul et l'on s'en va de même.
On s'endort seul dans un lit partagé.
On mange seul le pain de ses poèmes.
Seul avec soi on se trouve étranger.
Seul à rêver que gravite l'espace,
seul à sentir son moi de chair, de sang,
seul à vouloir garder l'instant qui passe,
seul à passer sans se vouloir passant.
ibid p.95
Chanson de l'amour-phénix
(...)
Blessure profonde et rouge,
toujours y perle du sang,
toujours y fouille la gouge
de ce mal, toujours j'y sens
ma douleur, enfant qui bouge.
(extrait) ibid p.98
À cinquante ans, elle décide de changer d'horizon, d'habitudes, de peau!
Je revenais d'une saison d'ardoises,
de longs hivers à couper au couteau.
Descendre la rivière de ton sang,
entendre les grillons de tes silences.
Tu ne me connais pas encor. Je suis capable
d'ouvrir des portes verrouillées depuis mille ans,
de rallumer les feux d'étoiles presque mortes.
Je rongeais l'os de mon chagrin.
Je mange le pain chaud, je bois le vin.
J'habiterai chacune de tes vies,
dans l'une source, herbe dans l'autre. Pour le feu
je garderai le dur silex de ma mémoire.
L'étincelle que j'en ferai jaillir
brûlera tout ce qui n'était pas toi.
ibid p.p.111/112
La nouvelle rencontre nous vaut des poèmes d'amour parfois très crus mais toujours superbes.
Qu'un palmier sorte de ta bouche:
j'y chercherai mon ombre.
Qu'une rivière coule entre tes seins:
j'y lirai mon visage.
Qu'une vallée apprenne à vivre dans ton ventre:
j'y creuserai mon lit.
ibid p.110
Journal du scribe, avant-dernier et très beau chapitre de cette anthologie, nous offre des poèmes plus courts et plus denses. Longuement mûris, ils vont à l'essentiel revendiquant, toujours et encore, le droit de respirer et d'être pleinement soi. À l'approche de la vieillesse, elle use même d'un petit ton évangélique et irrévérencieux.
Mon royaume n'est pas d'ici.
Il est tout entier dans ma tête, j'y
trace des routes, construis des palais
plus durables que ceux de Pharaon.
Mes pyramides sont plus hautes que les siennes,
mes tombeaux plus profonds.
Pauvre et mortel, je suis le souverain
de mon domaine intérieur. Seul j'y détiens
le droit de respirer, l'espace de
ma liberté.
ibid p.275
Livrant ses derniers secrets, elle nous dispense l'ultime sagesse du grand âge.
Il faut savoir
tout perdre, même soi,
même le souvenir de soi, il faut
quitter le lieu, sortir du temps,
jeter le vêtement précaire,
ôter les six membranes, accepter
que la septième avec le grain pourrisse,
que l'eau du fleuve tout recouvre,
que le soleil sèche cette eau,
que le vent du désert efface
sa trace sur le sable.
ibid p.282
Yves Namur, dans sa postface à cette anthologie, écrit : "Une œuvre qui interroge, apostrophe, lance même injures et gros mots à Dieu, au diable et à tous les anges du monde entier. Une œuvre merveilleusement à l'écart des convenances et qu'on se devait de traverser à nouveau en tous sens.
Je partage entièrement ce point de vue et pense que si Liliane Wouters a jugé bon de reprendre la plume, il serait bon d'aller voir ce qu'elle a de plus à nous dire, en réclamant à notre libraire Derniers feux sur terre, son tout dernier livre.
Bibliographie:
- Changer d'écorce, Poésie 1950-2000, éditions La Renaissance du Livre 2001
Sur internet:
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