Port des Barques

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vendredi 8 mai 2015

Issa Makhlouf, "ce sont les histoires que j'aurais espéré entendre"


Poète et essayiste, Issa Makhlouf est né au Liban et réside à Paris, depuis 1979. En juillet 2013, il était l'invité du Festival de Poésie de Sète, Voix vives de méditerranée en méditerranée.

Son livre Mirages, traduit de l'arabe par Nabil El Azan est paru chez José Corti, en 2004. J'en choisis volontairement deux passages, qui évoquent le départ, choisi ou forcé.  Chacun pourra s'y retrouver.
Bien entendu, guerres, haines, tueries, fuite et exil occupent l'arrière-scène et sont restés cruellement d'actualité. Ils continuent de pousser de plus en plus de gens à fuir, encore et toujours, alors qu'ils n'ont plus que leur vie à perdre ou à sauver.


          Partir

   On part pour s'éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l'autre versant du matin. On part à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter nos alphabets. Pour charger l'adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l'horizon, déchirant nos destins, éparpillant leurs pages avant de tomber, quelquefois, sur notre propre histoire dans d'autres livres.

   On part vers des destinées inconnues. Pour dire à ceux que nous avons croisés que nous reviendrons vers eux et que nous referons connaissance. On part pour apprendre la langue des arbres qui, eux, ne partent guère. Pour lustrer le tintement des cloches dans les vallées saintes. À la recherche de dieux plus miséricordieux. Pour retirer aux étrangers le masque de l'exil. Pour confier aux passants que nous sommes, nous aussi, des passants, et que notre séjour est éphémère dans la mémoire et dans l'oubli. Loin des mères qui allument les cierges et réduisent la couche du temps à chaque fois qu'elles lèvent le mains vers le ciel.

   On part pour ne pas voir vieillir nos parents et ne pas lire leurs jours sur leur visage. On part pour annoncer à ceux que nous aimons que nous aimons toujours, que notre émerveillement est plus fort que la distance et que les exils sont aussi doux et frais que les patries. On part pour que, de retour chez nous un jour, nous nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout où nous sommes.

   On part pour abolir la nuance entre air et air, eau et eau, ciel et enfer. Riant du temps, nous contemplons désormais l'immensité. Devant nous, comme des enfants dissipés, des vagues sautillent pendant que la mer file entre deux bateaux. L'un en partance, l'autre en papier dans la main d'un petit.

   On part comme un clown qui s'en va de village en village, emmenant ses animaux qui donnent aux enfants leur première leçon d'ennui. On part pour tromper la mort, la laissant nous poursuivre de lieu en lieu. Et on continuera de faire ainsi jusqu'à nous perdre, jusqu'à ne plus nous retrouver nous-mêmes là où nous allons, afin que jamais personne ne nous retrouve.

in Mirages, chez José Corti, 2004, p.11/12

Cap d'espérance

Quand le premier bateau largua les amarres, il n'y avait pas de terre en vue. La mer était son propre point de départ, ainsi que quelques branches coupées qui flottaient à sa surface. Les gens à bord n'avaient aucune destination précise. Il leur suffisait de se balancer sur l'eau. C'était bien avant la mémoire et l'attente, des millions d'années plus tôt.

   Avec l'attente, la mer s'agita et les vagues se firent hautes. La couleur du ciel changea et des lignes de front se dressèrent entre commencement et fin. Entre l'homme et la femme. Entre le désir de paradis et la crainte de l'enfer. Avec l'attente, la peur s'installa rendant indispensable un cap d'espérance, n'importe laquelle.

   L'orage et les pluies furent. La nuit vint et avec elle les lanternes. Et les astres d'achever leur tour, fixant définitivement la mesure de la terre. Celle-ci se mit donc à tourner. Et dès lors le voyageur prit conscience de n'être que l'ombre d'un arbre et que, bien avant qu'il ne débuta, le voyage avait déjà commencé.

(extrait) ibid p.82/83

Ces deux passages sont un exemple frappant de l'universalité de l'expression poétique, qui toujours habite intimement son sujet et le transcende.


Pour en savoir davantage sur l'auteur, ouvrir ce lien: http://www.issamakhlouf.org/fr/chronique1.htm

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