Couteau suisse ou comment (se) manger frais
Un poème est comme une boîte de conserves
faut savoir l'ouvrir
alors même que tu n'as pas d'outils appropriés
débrouille-toi improvise avec un couteau (suisse) un
tournevis un ouvre-huître un casse-noisette
faut percer un trou et ensuite suivre les cercles prédestinés
en spirale en rondelette
la trajectoire d'un poème préexiste mais personne ne la
connaît
c'est pourquoi en fait tu l'as découvres en le créant
et ça dégouline forcément c'est bon signe d'ailleurs
ça coule ça jaillit ça déborde ça délice
faut seulement (une fois ouverte) tenir son souffle avec respect
le temps de bien s'habituer à ses arômes à ses épices
jamais partir trop tôt à déguster ni se fier à son aspect
plus il est sobre plus il t'enivre
plus il est sec plus il t'ensource
plus il est sale plus il te lave
plus il t'égare plus il te trouve
plus il te perd moins il te perche
moins il t'accroche plus il te soûle
plus il t'emballe moins il te tient
moins il t'écoute plus il te plaît
plus il frétille moins il poissonne
mieux vaut le manger tout cru sans rancœur
tant qu'il est ton propre cœur
comme cela t'as une chance de rester frais
(serait-ce ne pas mourir en vrai)
in Les poèmes de Lucy, L'Échappée Belle Édition 2014, p.15
Avec humour, audace et liberté, Dana Shishmanian, s'adresse au néophyte et lui confie la dernière recette poétique. Il fallait oser.
Ce quatrième recueil, Les poèmes de Lucy, placé sous l'égide de l'âme de notre lointaine ancêtre, est paru en septembre dernier aux éditions L'Échappée belle. Livre de maturité, il s'interroge et va à l'essentiel. L'insolence badine et inventive du ton est plaisante mais le but n'en demeure pas moins grave et réfléchi. La cible existe tant que tu la vises. Et pourtant...
Autoportrait à la chaise vide
On souhaite quoi quand on commence un poème
rien on ne souhaite rien
on accomplit quoi – on ne sait on se doute rien
on n'est pas transformé on ne vit pas différemment
pas plus riche pas plus pauvre ni spirituellement ni autrement
plus aimant à peine plus haineux ça dépend plus comment
plus nullement si drôlement librement sauf certainement
occupé
oui on est occupé quand on écrit un poème
on est occupé par le poème comme une place de concert
temporairement non libre
après, rendue à sa nullité mais là occupée
par qui par quoi pourquoi comment – vient et passe
le poème jamais le temps de t'expliquer
pas son affaire t'es qu'un moldu c'est tout il te salue
gibus tendu à bout de bras
à la prochaine madame
ibid p.16
Toute l'originalité de ce livre est là. Le poète use d'un langage parlé imagé mais, avec l'air de ne pas y toucher, ouvre des chemins détournés. Une surprise et un tour de force quand on connaît la douceur et la réserve de l'auteur. Une parole libérée de l'angoisse également par la sagesse du vent, la folie de l'eau, qui monte aux lèvres et lui fait dire : je serai la trace de la larme, tombée au creux de ta main, absoute.
Fruits inversés
Le trop plein d'une vie
s'est déjà déversé
j'ai de moins en moins
de contenu
propre
au fur et à mesure
que je grossis
on dirait que je me remplis
des autres
je devrais les déverser
autrement
mes poèmes sont déjà pleins
de moi
y a plus de place
même pas dans les futurs
eux je les remplirai
de la sagesse du vent
de la folie de l'eau
je les donnerai aux petits
comme des cerfs-volants
qu'ils courent sur la plage
un poème accroché à la corde
qui les suspend au ciel
tels des fruits inversés
ibid p.23
La mort en bandoulière
J'ai toujours eu ma mort avec moi
tel un livre de poche sous le bras
tel un mouchoir dans l'embarras
advienne que pourra
le plus dur c'est de comprendre
qu'amour et néant ne font qu'un chaos froid
et flot de flamme corps pourri
et cœur de l'âme tais toi t'es qu'une
vieille dame après tout ni homme ni femme
mon Père qui es aux cieux
donne-moi aujourd'hui pour l'avent
les rimes de ce jour et le pain d'antan
ibid p.34
Bien entendu les calices sont bus, souvent avant même d'avoir vécu, mais par bonheur, les vieux poètes portent encore, accrochés à leur dos, tels des poissons d'avril, les contours des anges, l'air de ne même pas s'en apercevoir.
Quant à Lucy, elle déclare:
(...)
ci-gît maîtresse de maison
et nourricière de mots bidon
maintenant la boucle est bouclée
de mes poèmes de mes corvées
et l'autre univers je le forgerai
sur la pointe d'une dent de lait
(extrait) ibid p.50
Dans cet autre univers, celui de la poésie, les barrières seront abolies. La langue sera polyglotte et l'accueil généreux .
La fugue
Ma joie vous ne la connaîtrez pas
là où je danse vous ne me suivrez pas
mes pantoufles usées vous ne les retrouverez pas
mes plaisirs vous ne les éprouverez pas
mes poèmes vous ne les lirez pas
j'ai décidé de partir
en moi-même
dans mon rêve à moi
dans ma vie à moi
dans ma mort à moi
dans ma pensée à moi
dans ma langue à moi
n'y entreront
que des gens que je ne connais pas
des gens qui ne me connaissent pas
qui n'ont cure de moi
ma porte cachée ne se fermera pas
ne s'ouvrira pas
elle sera là
pour qui entre et sort
sans passeport
ibid p.51
C'est à nous tous, inconnus, que le poète s'adresse, car de temps en temps, oui il faut faire des gestes, comme tendre la main, jeter des mots par la fenêtre.
En face de toi
Arrête-toi juste un instant
de tes pensées, de tes gestes habituels
ne parle plus
n'explique plus
ne dis plus
ce que tu penses
savoir
ne réclame plus
ne calcule plus
tes faits et gestes
ne compte plus tes sous
juste arrête
regarde l'homme en face de toi
tâche de sentir
sa peur
sa peine
sa colère
laisse-le parler
écoute
juste un instant
en silence
ou sinon
laisse-le pleurer
sans rien dire
ou sinon
laisse-le te regarder
peut-être lui aussi
a envie
de s'arrêter
pour juste se sentir
être
en face de toi
ibid p.p 55/56
Je n'ai pas hésité. Je me suis arrêtée. Nous nous sommes longtemps regardées.
N.B
à lire ou relire également deux articles de Roselyne Fritel, paru sur la Pierre et le sel, à propos de deux recueils de Dana Shishmanian. Le premier, daté du 4 avril 2012, pour Mercredi entre deux peurs paru chez L'Harmattan, en mars 2011, le second, daté du 5 mai 2014, à propos de Plongeon Intime, paru aux éditions du Cygne en 2014.
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