Port des Barques

Port des Barques

vendredi 18 novembre 2016

Guiseppe Ungaretti j'écoute une colombe venue d'autres déluges



         PAREIL À SOI


         Va le navire solitaire
         Dans le calme de la soirée.

         Quelque lumière des maisons
         Au loin paraît.

         Dans l'extrême de la nuit
         La mer en fumée coule à fond.

         Reste tout seul, pareil à soi,
         Un bouillonnement qui se perd...

         Se renouvelle...
                                                     1925

         in Vie d'un homme (Poésie-1914-1970), Sentiment du temps, La fin de chronos, Poésie/Éditions
         de Minuit-Gallimard 2005, p.147, traduction Jean Lescure.

Par pettes touches, avec délicatesse et intensité, Guiseppe Ungaretti traduit sa présence sensible et attentive au monde.

        SEREIN

        L'été a tout brûlé.

        Mais que revienne un doigt d'ombre,
        Le coquelicot retrouve son sang,
        Et la voix qui s'égrène de la lune
        Propage les roseaux.

        Meurent la peur et la pitié.
                                                     1927

        ibid Songes et accords, p.162, traduction Jean Lescure


Guiseppe Ungaretti naît en Égypte, à Alexandrie, en 1888 et découvre le désert, lieu par excellence de l'absolu et de la contemplation, qui le marque à jamais.
Son père travaille à la construction de Canal de Suez. Il meurt d'un accident du travail et sa mère doit ouvrir une boulangerie pour survivre.
Il étudie par la suite deux ans à Paris, puis regagne l'Italie en 1914 pour s'engager comme volontaire dans l'armée et fait l'expérience de l'horreur de la guerre avec ses compagnons d'arme.

         VEILLÉE

         Une nuit entière
         jeté à coté
         d'un camarade
         massacré
         sa bouche
         grinçante
         tournée à la pleine lune
         ses mains congestionnées
         entrées
         dans mon silence
         j'ai écrit
        des lettres pleines d'amour

         Je n'ai jamais été
         plus
         attaché à la vie

                                  Cima Quattro, 23 décembre 1915

        ibid L'allégresse (1914-1919), p.38, traduction Jean Lescure


En 1919, il publie en italien Alégria di naufragi, son second recueil, où figure le long poème qui suit :
       
          LES FLEUVES

          Je m'appuie à un arbre mutilé
          abandonné dans cette combe
          qui a la langueur
          d'un cirque
          avant ou après le spectacle
          et je regarde
          le passage paisible
          des nuages sur la lune

         Ce matin je me suis étendu
         dans l'urne de l'eau
         et comme une relique
         j'ai reposé

         L'Isonzo en coulant
         me polissait
         comme un de ses galets

         J'ai ramassé
         mes os
         et m'en suis allé
         comme un acrobate
         sur l'eau

         Je me suis accroupi
         près de mes habits
         sales de guerre
         et comme un bédouin
         je me suis prosterné pour recevoir
         le soleil

         Voici L'Isonzo
         et mieux ici
         je me suis reconnu
         fibre docile
         de l'univers

         Mon supplice
         c'est quand
         je ne me crois pas
         en harmonie

         Mais ces occultes
         mains
         qui me pétrissent
         m'offrent
         la rare
         félicité

         J'ai repassé
         les époques
         de ma vie

         Voici
         mes fleuves

         Celui-ci est le Serchio
         c'est à lui qu'ont puisé
         deux mille années peut-être
         de mon peuple campagnard
         et mon père et ma mère

         Celui-ci c'est le Nil
         qui m'a vu
         naître et grandir
         et brûler d'ingénuité
         dans l'étendue de ses plaines

         Celle-là est la Seine
         dans ses eaux troubles
         s'est refait mon mélange
         et je me suis connu

         Ceux-là sont mes fleuves
         comptés dans l'Isonzo

         Et c'est là ma nostalgie
         qui dans chaque être
         m'apparaît
         à cette heure qu'il fait nuit
         que ma vie me paraît
         une corolle
         de ténèbres

                                                  Cotici, 16 août 1916

         ibid p.p. 58/59/60, Le port enseveli, traduction Jean Lescure

Ce n'est point là le langage d'un homme brisé par la guerre mais celui d'un être qui se nourrit à la source auprès de trois fleuves, auxquels il n'a cessé de s'abreuver et dont les eaux mêlées irriguent sa pensée. L'essentiel demeure: s'inscrire dans l'histoire en écrivant et témoignant de l'élan généreux de la vie. Évoquant cette expérience dans une note qui accompagne ce recueil, il écrit :

         "Il est devenu un homme mûr au milieu d'évènements extraordinaires auxquels il n'est jamais resté étranger. Sans jamais nier la nécessaire universalité de la poésie, il a toujours pensé que l'univers, pour être imaginable, doit s'accorder à la voix singulière du poète à travers un sentiment actif de l'histoire"

Vous aurez remarqué au passage la grande modernité de son écriture, brève, percutante et imagée à la fois, et sa disposition, comme étirée dans la verticale de la page.

          SONGES ET ACCORDS


                      Écho

         Pieds nus passant les sables de la lune
         Aurore, amour enjoué, tu peuples
         D'un écho l'univers exilé, et tu laisses
         Dans la chair des journées, sillage
         Pour toujours, une plaie voilée.

                                                  1927

         ibid Sentiments du temps 1919-1935, traduction Jean Lescure, p.149

                       SOIR

          Aux pieds des pas du soir
          Coule une eau claire
          Couleur d'olive,

          Jusqu'au feu bref et sans mémoire.

          À cette heure dans la fumée j'entends rainettes et grillons,
          Où tremblent tendres les herbes.

                                                   1929

          ibid Songes et accords traduction Jean Lescure, p.163

Toujours attentif à l'instant, aux êtres, aux humbles choses, au moindre son, au rien, il nous livre plus tard ce secret de poète vieillissant :

            SECRET DU POÈTE

           Je n'ai pour amie que la nuit.

           Avec elle, toujours je pourrai parcourir
           De moment en moment des heures, non pas vides,
           Mais un temps que je mesure avec mon cœur
           Comme il me plaît, sans jamais m'en distraire.

           Ainsi lorsque je sens,
           Encore s'arrachant à l'ombre,
           L'espérance immuable
           À nouveau débusquer en moi le feu
           Et le rendre en silence
           À tes gestes de terre
           Aimés au point de paraître, lumière,
           Immortels.

           ibid La Terre promise , fragments 1935-1953, traduction Philippe Jaccottet, p.254

Que Philippe Jaccottet soit son traducteur est un atout supplémentaire, je vous conseille vivement les deux articles parus à ce sujet sur Poezibao, dont vous trouverez plus bas le lien, ainsi que celui de Jacques Décréau, écrit pour La Pierre et le sel, en novembre 2012, et tant pis s'il m'est arrivé d'avoir par deux fois, sans le vouloir, choisi les mêmes textes. On ne lésine pas sur les joyaux de la poésie !

Entre 1952-1960,  se trouvent réunis sous le titre, Le carnet du vieillard, de petits textes brefs, dont ce dernier à l'image sereine du poète, qui clôturera parfaitement cette présentation :

           27

           L'amour n'est plus cette tempête
           Dans l'éblouissement nocturne
           Qui m'enchaînait naguère encore
           entre insomnie et délire.

           Il est l'éclair de ce phare
           Vers quoi le vieux capitaine
           avance, calmement.

           in Ultimes chœurs pour la terre promise, p.p.288/289, traduction Philippe Jaccottet

Bibliographie:
  • Guiseppe Ungaretti, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, préface de Philippe Jaccottet, Poésie/ Éditions de Minuit-Gallimard 2005
sur internet :


         
         
 


        

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