PAREIL À SOI
Va le navire solitaire
Dans le calme de la soirée.
Quelque lumière des maisons
Au loin paraît.
Dans l'extrême de la nuit
La mer en fumée coule à fond.
Reste tout seul, pareil à soi,
Un bouillonnement qui se perd...
Se renouvelle...
1925
in Vie d'un homme (Poésie-1914-1970), Sentiment du temps, La fin de chronos, Poésie/Éditions
de Minuit-Gallimard 2005, p.147, traduction Jean Lescure.
Par pettes touches, avec délicatesse et intensité, Guiseppe Ungaretti traduit sa présence sensible et attentive au monde.
SEREIN
L'été a tout brûlé.
Mais que revienne un doigt d'ombre,
Le coquelicot retrouve son sang,
Et la voix qui s'égrène de la lune
Propage les roseaux.
Meurent la peur et la pitié.
1927
ibid Songes et accords, p.162, traduction Jean Lescure
Guiseppe Ungaretti naît en Égypte, à Alexandrie, en 1888 et découvre le désert, lieu par excellence de l'absolu et de la contemplation, qui le marque à jamais.
Son père travaille à la construction de Canal de Suez. Il meurt d'un accident du travail et sa mère doit ouvrir une boulangerie pour survivre.
Il étudie par la suite deux ans à Paris, puis regagne l'Italie en 1914 pour s'engager comme volontaire dans l'armée et fait l'expérience de l'horreur de la guerre avec ses compagnons d'arme.
VEILLÉE
Une nuit entière
jeté à coté
d'un camarade
massacré
sa bouche
grinçante
tournée à la pleine lune
ses mains congestionnées
entrées
dans mon silence
j'ai écrit
des lettres pleines d'amour
Je n'ai jamais été
plus
attaché à la vie
Cima Quattro, 23 décembre 1915
ibid L'allégresse (1914-1919), p.38, traduction Jean Lescure
En 1919, il publie en italien Alégria di naufragi, son second recueil, où figure le long poème qui suit :
LES FLEUVES
Je m'appuie à un arbre mutilé
abandonné dans cette combe
qui a la langueur
d'un cirque
avant ou après le spectacle
et je regarde
le passage paisible
des nuages sur la lune
Ce matin je me suis étendu
dans l'urne de l'eau
et comme une relique
j'ai reposé
L'Isonzo en coulant
me polissait
comme un de ses galets
J'ai ramassé
mes os
et m'en suis allé
comme un acrobate
sur l'eau
Je me suis accroupi
près de mes habits
sales de guerre
et comme un bédouin
je me suis prosterné pour recevoir
le soleil
Voici L'Isonzo
et mieux ici
je me suis reconnu
fibre docile
de l'univers
Mon supplice
c'est quand
je ne me crois pas
en harmonie
Mais ces occultes
mains
qui me pétrissent
m'offrent
la rare
félicité
J'ai repassé
les époques
de ma vie
Voici
mes fleuves
Celui-ci est le Serchio
c'est à lui qu'ont puisé
deux mille années peut-être
de mon peuple campagnard
et mon père et ma mère
Celui-ci c'est le Nil
qui m'a vu
naître et grandir
et brûler d'ingénuité
dans l'étendue de ses plaines
Celle-là est la Seine
dans ses eaux troubles
s'est refait mon mélange
et je me suis connu
Ceux-là sont mes fleuves
comptés dans l'Isonzo
Et c'est là ma nostalgie
qui dans chaque être
m'apparaît
à cette heure qu'il fait nuit
que ma vie me paraît
une corolle
de ténèbres
Cotici, 16 août 1916
ibid p.p. 58/59/60, Le port enseveli, traduction Jean Lescure
Ce n'est point là le langage d'un homme brisé par la guerre mais celui d'un être qui se nourrit à la source auprès de trois fleuves, auxquels il n'a cessé de s'abreuver et dont les eaux mêlées irriguent sa pensée. L'essentiel demeure: s'inscrire dans l'histoire en écrivant et témoignant de l'élan généreux de la vie. Évoquant cette expérience dans une note qui accompagne ce recueil, il écrit :
"Il est devenu un homme mûr au milieu d'évènements extraordinaires auxquels il n'est jamais resté étranger. Sans jamais nier la nécessaire universalité de la poésie, il a toujours pensé que l'univers, pour être imaginable, doit s'accorder à la voix singulière du poète à travers un sentiment actif de l'histoire"
Vous aurez remarqué au passage la grande modernité de son écriture, brève, percutante et imagée à la fois, et sa disposition, comme étirée dans la verticale de la page.
SONGES ET ACCORDS
Écho
Pieds nus passant les sables de la lune
Aurore, amour enjoué, tu peuples
D'un écho l'univers exilé, et tu laisses
Dans la chair des journées, sillage
Pour toujours, une plaie voilée.
1927
ibid Sentiments du temps 1919-1935, traduction Jean Lescure, p.149
SOIR
Aux pieds des pas du soir
Coule une eau claire
Couleur d'olive,
Jusqu'au feu bref et sans mémoire.
À cette heure dans la fumée j'entends rainettes et grillons,
Où tremblent tendres les herbes.
1929
ibid Songes et accords traduction Jean Lescure, p.163
Toujours attentif à l'instant, aux êtres, aux humbles choses, au moindre son, au rien, il nous livre plus tard ce secret de poète vieillissant :
SECRET DU POÈTE
Je n'ai pour amie que la nuit.
Avec elle, toujours je pourrai parcourir
De moment en moment des heures, non pas vides,
Mais un temps que je mesure avec mon cœur
Comme il me plaît, sans jamais m'en distraire.
Ainsi lorsque je sens,
Encore s'arrachant à l'ombre,
L'espérance immuable
À nouveau débusquer en moi le feu
Et le rendre en silence
À tes gestes de terre
Aimés au point de paraître, lumière,
Immortels.
ibid La Terre promise , fragments 1935-1953, traduction Philippe Jaccottet, p.254
Que Philippe Jaccottet soit son traducteur est un atout supplémentaire, je vous conseille vivement les deux articles parus à ce sujet sur Poezibao, dont vous trouverez plus bas le lien, ainsi que celui de Jacques Décréau, écrit pour La Pierre et le sel, en novembre 2012, et tant pis s'il m'est arrivé d'avoir par deux fois, sans le vouloir, choisi les mêmes textes. On ne lésine pas sur les joyaux de la poésie !
Entre 1952-1960, se trouvent réunis sous le titre, Le carnet du vieillard, de petits textes brefs, dont ce dernier à l'image sereine du poète, qui clôturera parfaitement cette présentation :
27
L'amour n'est plus cette tempête
Dans l'éblouissement nocturne
Qui m'enchaînait naguère encore
entre insomnie et délire.
Il est l'éclair de ce phare
Vers quoi le vieux capitaine
avance, calmement.
in Ultimes chœurs pour la terre promise, p.p.288/289, traduction Philippe Jaccottet
Bibliographie:
- Guiseppe Ungaretti, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, préface de Philippe Jaccottet, Poésie/ Éditions de Minuit-Gallimard 2005
- http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/12/philippe-jaccottet-ungaretti-correspondance-19461970-une-lecture-dalain-paire.html
- http://poezibao.typepad.com/poezibao/2009/01/anthologie-permanente-giuseppe-ungaretti.html
- un article de Jacques Décréau sur La Pierre et le sel : http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/11/giuseppe-ungaretti-entre-ténèbres-et-lumière.html
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