HIVER
Les oiseaux tiennent le ciel par les coins
derrière l'angle des fenêtres
comme une nappe un peu tachée, à la couleur indéfinie
qu'ils secoueraient avec leur bec d'un balcon supérieur
pour en faire tomber les miettes de pluie
mêlées à celles, invisibles
noires, de leurs propres notes
in Le pays derrière les larmes, Poèmes choisis, Le sel sur la langue, Poésie /Gallimard 2016,
p.121
Ici, Jean-Pierre Lemaire décrit le monde avec des mots d'enfant émerveillé, des mots qui se font magiques sous sa plume. Profondeur, sensibilité et recueillement vont de pair dans sa poésie. Elle prendra également, de plus en plus souvent, des accents mystiques :
C'EST TON ROI QUI T'ÉVEILLE
Les souvenirs dont j'allais m'habiller
attendent sur la chaise, à quelque distance
Les tulipes visibles à travers le mur
la forêt plus petite autour de la maison
respectent ta Présence qui n'est pas du monde
et maintient écartés comme deux murs d'eau
les soucis de la veille et du lendemain
Tu me parles avant la couleur du ciel
l'odeur du printemps, ma propre conscience
toutes mes connaissances de plus fraîche date
tel un ancien ami – par ton seul silence
ibid L'habit de noces, p.182
Il naît en 1948, à Sallanches, en Haute-Savoie, où il a des racines maternelles. Il fait son service militaire dans la marine et commence à publier de la poésie dans les années 80, avec le soutien de Jean Grosjean et Philippe Jaccottet. Il reçoit en 1999 le Grand Prix de poésie de l'Académie française.
Il vit aujourd'hui en bordure de la forêt de Fontainebleau, cette ancienne mer, dont certains poèmes gardent trace :
La mer est venue autrefois jusqu'ici.
Les éléphants de grès dans la forêt
se souviennent d'elle, et la maison épaisse
en garde le dépôt. Marin, tu apprenais
difficilement le peu que tu sais.
La nuit, quand tu dors dans la chambre du haut
l'âme descend, traîne en bas comme une ancre
autour de l'armoire aux tempêtes : c'est là
qu'on a rangé ta casquette et ta veste
avec le galon d'or qui noircit lentement.
Tu retrouves alors cette profondeur
de l'homme auquel on a beaucoup pardonné.
Comment la conserver sous tes pieds le jour
ne pas la perdre en descendant l'escalier ?
Tu aurais enfin des oreilles pour entendre
dociles aux leçons de la terre épuisée
qui a déjà tout dit, tout répété
et dont tu redoubles la classe en automne.
ibid Le défaut de l'été p.221
L'ÉVEIL DOUBLE
L'âme au plafond y nage avec une autre
qu'elle craint de froisser dans un faux mouvement
Au lieu d'explorer librement l'espace
de faire craquer le cube de la chambre
vers le ciel rond, les sapins invisibles
elle doit partager précautionneusement
la fin de la nuit avec un autre souffle
deux yeux ouverts aussi dans le noir
et ce doux bruit de laine qui rampe
entre les hauts montants de son lit
avant de pousser un petit cri humain
ibid Album, p.161
Le Pays derrière les larmes, paru en février 2016 chez Poésie/ Gallimard, nous offre un vaste ensemble de son œuvre. Il s'ouvre sur quatre poèmes dédiés à ses sœurs et à leur enfance commune :
PRÉLUDE
Dans notre ancien jardin
les enfants étaient grands
Ils voyaient déjà des choses
aux confins du feuillage
qu'ils pensaient plus tard atteindre
dans un seul élan
et qui restent leur secret
car l'ultime distance
nous ne l'avons jamais franchie
C'est nous aujourd'hui
au souvenir des arbres
qui sommes devenus petits
ibid Scènes d'enfants, p.43
Ils se révèleront initiatiques, à la manière des contes.
LE VENT DU SOIR
Des génies habitaient à l'intérieur des arbres
et sortaient le soir, quand il faisait grand vent
par un trou noir dans un nœud du tronc
où l'on ne pouvait passer que deux doigts
Le jardin entier devenait leur domaine
il n'était plus question d'aller dehors
et nous suivions derrière la vitre, anxieusement
les ravages de leur sarabande impalpable
Le matin, le jardin était presque intact
Il fallait se dépêcher, avec des brindilles
et des bouts d'écorce tombés
d'aller boucher le trou mystérieux
Puis on touchait le tronc, à demi rassuré
et l'on pouvait enfin jouer tranquillement
ibid p.44
Je rapproche volontairement ce texte ancien du suivant, écrit à des années de distance. L'arbre stérile y fait une rencontre décisive, qui bouleverse sa vie et portera du fruit.
LE FIGUIER STÉRILE
Toi qui n'as jamais donné que des feuilles
(et ce n'est même pas la saison des figues),
voici que tu entends des pas s'approcher
après ceux de tous les enfants déçus.
N'est-ce-pas la visite que tu redoutais ?
Il aura faim, sans doute, allongera la main
et ne trouvera rien.
Laisse-le faire, te maudire.
Lui- même bientôt pendra comme un fruit
à l'arbre sec, sur la colline hors de la ville.
Attends quelques jours. Le nouveau prodige
Qui aura lieu loin des regards,
tu l'apprendras par tes racines.
ibid Le Printemps des Hommes, p.346
Voici, selon moi, réunis les tenant et aboutissant d'une quête spirituelle, qui continue de transfigurer l'écriture du poète.
ZACHÉE
Tu n'as même pas frappé à la porte
( dans l'arbre, d'ailleurs, il n'y a pas de porte
ou il y en a mille, et autant de fenêtres ).
Tu as levé les yeux seulement, tu as dit :
"Descends vite." Alors j'ai ouvert la maison
et les gens affluent autour de la table.
Les uns sont contents, les autres récriminent
mais moi, je suis bien, mon cœur a changé
et toi, tu souris parmi les convives.
ibid Le Printemps des Hommes, p.348
C'est par Poezibao, à l'occasion de textes proposés par Marie-Claire Bancquart, que je découvre Jean-Pierre Lemaire, fin 2010. La Dogana, réédite son tout premier recueil, Les marges du jour, en avril 2011 avec une belle post-face de Philippe Jaccottet, qui dit:
J'entends là une voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu'elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. Avec une modestie de ton, une justesse, mais aussi une tendresse (sans ombre de sentimentalité ni de mièvrerie) que je n'avais plus entendues dans la poésie française depuis Supervielle, qui eût aimé infiniment ce livre."
Les oiseaux décousent la nuit fil à fil
Nous restons seuls dans l'ombre
regardant les feuilles devenir vertes
le lilas mauve, les toits rouges
avec l'espoir secret de nous défaire au jour
car l'un des fils, le plus ténu
tient encore à notre cœur
in Les Marges du jour, Les pas phosphorescents, La Dogana 2011, p.118
Parfois le ton se fait si proche de l'aveu ou du cri, qu'on pourrait l'avoir écrit. Ce recueil reste sans contexte et de loin mon préféré :
Je suis
ce cri d'enfant
d'oiseau
Ce nuage
accroché dans les branches
Je sors pour étendre
le linge de la nuit
d'une étoile à l'autre
et j'oublie mes bras
sur le plus haut fil
ibid, Orphée posthume, p.48
Derrière la brume
fine de la page
l'envers muet du monde
le fantôme des vies
passées sous silence
Tu ne peux plus traverser
l'infime frontière
Tu écris seulement
pour en suivre l'ombre
et les révéler de ce coté-ci
comme des perce-neige
ibid À bouche close, p.25
À l'heure où s'installe l'hiver et sa grisaille, il est temps de guetter les perce-neige à venir.
Une toute dernière publication de l'auteur, L'armoire aux tempêtes, est parue chez Le Bateau Fantôme, en août 2016. Il s'agit d'une relecture de vie, écrite comme un dialogue entre un homme et le lieutenant qu'il fut autrefois, et suivie d'une post-face de Jean-Marc Sourdillon. Un étrange et troublant échange autour de ce qui aurait pu être un désastre.
Bibliographie:
- Les marges du jour, La Dogana, 2011
- Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016
- L'armoire aux tempêtes, Le Bateau fantôme, 2016
- Poezibao http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/12/anthologie-permanente-jean-pierre-lemaire.html
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