Nocturne
Ma nuit est comme une vallée reluisante d'os.
photo prise à Sète par R. Fritel
La peau, sable, silice. Les lèvres, crevassées.Une croix de cendre sur le ventre nu.
Me voici parmi les mauvaises herbes, au milieu des chaumes,
morte face au plafond de la chambre,
avec la lune dansant dans la pupille
et le cœur comme un lièvre blessé
qui s'obstine à vivre. Peut-être qu'un jour
un essaim d'abeilles construira sa ruche
près de moi. Peut-être qu'un jour
je serai réveillée par le bourdonnement de leur vol
au-dessus de mes yeux, de ma gorge
et que réverbérera le corps, lumineux
comme une mer qui en chantant soulève ses vagues.
in Le Manuel des miroirs, présenté et traduit par Jean Portante, aux éditions Caractères 2015,
en édition bilingue, dans Les Cahiers latins p.49
En juillet 2014, Piedad Bonnett était l'invitée du Festival Voix vives de méditerranée en méditerranée, à Sète, où j'ai eu le plaisir de l'entendre et d'échanger avec elle.
Bouleversée par cette voix ardente, venue de Colombie et encore inconnue en France, je brûlais de la faire connaître, grâce aux quelques poèmes traduits en français par Jean Portante à l'occasion du Festival, poèmes qu'elle avait bien voulu me confier en partant.
Celui qui précède y figurait, paru en 1998, dans un recueil intitulé Todos los amantes son guerreros, (Toutes les amantes sont des guerrières), un titre qui convient parfaitement à la personnalité de son auteur.
Le Manuel des miroirs, paru le 10 juin dernier aux éditions Caractères, en version bilingue espagnol-français, dans une traduction de Jean Portante, vient fort heureusement combler un manque.
Poète, romancière et dramaturge, Piedad Bonnett est largement connue en Colombie et dans l'Amérique Latine ainsi qu'en Espagne, où elle a reçu le Prix Casa de América de Madrid de Poésie Américaine, pour son livre Explicaciones no pedidas, ( Explications non demandées), en 2011.
Elle naît en 1951, à Almafi, petite ville de Colombie, qu'elle quitte avec sa famille pour Bogota, à l'âge de 7ans. De ces années d'enfance, elle dira, à Sète, en 2014:
Les choses les plus importantes de ma vie se sont passées là-bas. J'y ai découvert les lucioles et les fontaines d'eaux chaudes. Je vivais dans un milieu très religieux, avec un Dieu qui châtiait et un père égal à Dieu. J'ai refusé très tôt toute forme d'autorité et également connu très tôt la maladie. J'étais une enfant hyper-sensible. Notre ville a subi des attaques violentes. C'est là qu'est née la poète que je suis.
Après des études de Philosophie et de Lettres, elle enseigne pendant 30 ans à l'Université des Andes et y anime un atelier d'écriture. Elle dit à ce propos, toujours à Sète:
Ce que j'ai fait de plus fort c'est de lire de la poésie à mes étudiants et de leur transmettre la capacité de souffrir, ce qui n'est pas un cadeau, ajoute-t-elle avec un sourire.
J'ai commencé à écrire en parlant du quotidien, de l'intime qui l'a toujours traversé. Je n'ai pas été impudique, il ne s'agit pas de se déshabiller devant le lecteur, mais cela à transformé mon expérience en expérience pour autrui.
Après la découverte de la maladie mentale de mon fils, j'ai commencé à m'interroger sur le sens de la vie et cette douleur m'a amenée aux "pourquoi", le pourquoi de la guerre, du hasard, du destin. Ma poésie en est devenue plus réflexible. Ce qui devrait exister, bien avant Dieu, c'est la justice. Le poète n'a que les mots, c'est un impotent.
Processus digestif
J'ai déjà mangé ma soupe de clous, mon pain de munitions,
pain de ronces,
j'ai déjà avalé ma ration de racines et de poisons
et j'ai mâché tout ce que soigneusement tu as mis dans mon assiette.
Regarde comme je suis sage. J'ai déjà tout mangé.
Dans ma gorge le sang commence déjà à monter
une bouillie de mots enflés.
in Le Manuel des miroirs, éditions Caractères 2015, p.45
La Colombie a la réputation d'être un pays violent; il n'est pas surprenant que ce qui saute à la gorge à la lecture de femmes-écrivains colombiennes, telles Myriam Montoya ou Angela Garcia, c'est d'abord la révolte, qui les submerge quand elles prennent la plume.
Elles semblent parler au nom de soeurs encore sous le joug de pères, frères, ou maris. Les images, qui font la trame bouleversante de leurs livres, saisissent aux tripes.
Liens de sang
Ose
saute dans le vide regarde
dans les yeux du frère et la sœur leur fiel docile
écoute
le fils dans son nuage de rancœurs
le père
et son silence comme pierre ardente
et le reproche
du mari de l'épouse
morsure raffinée de l'ennui et l'éternel
balancement de la haine
ah la famille
sens
comment son amour provoque ses dégâts
comment elle mâche à sec tes tripes
s'empoisonne
avec le sang qui siffle en toi
comme une rivière qui descend avec sa charge de pierres.
ibid p.69
L'ironie puis la compassion lui viendront ensuite. Évoquant, à Sète, ses parents très âgés Piedad Bonnett confiera:
J'ai compris avec le temps que ce père autoritaire l'était parce qu'il avait très peur de ne pas faire un bon père et qu'il ne faisait que reproduire ce qu'il avait appris. La littérature m'a aidée à le comprendre et je lui ai pardonné.
Les hommes tristes ne dansent pas en couple
Les hommes tristes font fuir les oiseaux.
Vers leurs fronts pensifs descendent
les nuages
et se brisent en fine pluie opaque.
Les fleurs agonisent
dans les jardins des hommes tristes.
Leurs précipices attirent la mort.
Par contre,
les femmes qu'il y a dans une femme
naissent en même temps toutes
devant les yeux tristes des tristes.
La femme-cruche ouvre de nouveau son ventre
et lui offre son lait rédempteur.
La femme-enfant baise avec ferveur
ses mains paternelles de veuf désolé.
Celle dont la marche est silencieuse dans la maison
polit ses heures noires et rapièce
les trous partout sur sa poitrine.
Il y en a une autre qui prête ses deux mains au triste
comme si c'étaient des ailes.
Mais les hommes tristes sont sourds à leurs musiques.
Il n'y a donc pas de femme plus seule,
plus tristement seule,
que celle qui veut aimer un homme triste.
ibid p.53
Ce qu'exprime Piedad Bonnett à travers ses poèmes va bien au delà d'une simple revendication féminine. À travers le miroir de l'écriture, elle pointe et dénonce l'injustice propre à toute condition humaine.
"C'est cela aussi la poésie, taire presque tout, dire le presque rien", écrit Jean Portante dans son introduction au Manuel des miroirs.
Ce livre s'ouvre sur un long poème, Paroles initiales, qui raconte magnifiquement cette naissance frémissante à l'écriture, dont voici des extraits, que je réservais pour conclure.
2
Là,
dans ce monde qui ouvrait une crevasse dans la brume
j'ai vu jaillir l'eau bouillante de la terre
le pavot qui se refermait docile à mon toucher
la luciole, métaphore du temps.
Là, te trouvais-tu, tremblant, sans paroles encore.
4
Le cerf-volant frappait l'azur
illuminant la pupille comme une étoile au nom
inconnu
Dans mes mains la corde ouvrait des blessures.
Mais le fondamental ne se produisait pas là :
au-dessus la beauté déployait ses grâces si lointaines
et il était question de s'abandonner et de voler.
Je sentais le vertige de cette mer renversée, son
frisson.
(Le vertige,
qui est désir de tomber et frayeur
de tomber)
Cependant, la terre tirait déjà sur moi comme si j'étais
sa plus précieuse possession.
Je m'accrochais à elle, mais regardant vers le ciel.
J'étais le vent,
les nuages, les couleurs,
la corde tendue, le gazon, la pupille.
Qu'il était seul
là-haut le cerf-volant
5
J'avais peur de ta peur
et peur de ma peur.
De ta punition justicière,
du bras levé
qui tentait d'arrêter mes pleurs.
Comme j'ai ensuite craint la rage des faibles.
Tu m'as offert un oiseau monstrueux
avec des ailes sombres et un bec carnassier
Le nourrir
a été ma meilleure manière de t'aimer.
L'oiseau surveillait ma cage comme un bourreau avide.
Je pensais que le monde était une affaire d'hommes,
pendant que mes seins
poussaient en ouverte rébellion.
6
Mais moi j'étais le chat botté le vaillant petit tailleur
la fille numéro trois la donzelle qui dort j'étais
la flèche l'arc la porte le verre le passage
la lumière qui dans la pénombre
de la poussière faisait des étoiles
Et de l'enfer on pouvait revenir avec les trois poils
du diable entre les doigts
et les mots magiques
et les mots magiques
et les mots magiques que j'essaie encore.
in Le Manuel des miroirs, éditions Caractères, 2015, p.11 à 17
À la suite d'un drame, qui a ébranlé sa vie – le suicide de son fils Daniel, 28ans, qui a choisi de sauter dans le vide, en mai 2011– Piedad Bonnett a écrit un très beau témoignage, dans un livre paru en espagnol à Madrid, en 2013, aux éditions Alfaguara, sous le titre Lo que no tiene nombre, (Ce qui n'a pas de nom).
Le bandeau de couverture de ce livre porte ces mots empruntés à Luis Garcia Montero, poète espagnol d'Andalousie: "La gran literatura convierte la historia personal en una experiencia humana colectiva," soit "La grande littérature convertit l'histoire personnelle en une expérience humaine collective".
On peut en dire autant de l'ensemble de la poésie de Piedad Bonnett.
Bibliographie consultée:
- Le Manuel des Miroirs, éditions Caractères, 2015
- Los privilegios del olvido, éditions Fondo de Cultura economica 2008
- Lo que no tiene nombre, récit, éditions Alfaguara 2013
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