Port des Barques

Port des Barques

vendredi 28 juin 2019

Jean-Claude Pirotte, réflexions nocturnes


          chaque nuit tu te dis les choses sont simples
          tu surveilles un peu la lune d'été
          un inconnu passe à bicyclette il ne roule pas droit
          tu entends le voisin gémir dans son sommeil
          tu quittes la fenêtre et tu reviens t'asseoir
          à cette table où tu explores une autre nuit
          tu écris quelques lignes et tu attends
          que se produise le miracle un infime écho
          tu restes longtemps penché sur le silence
          jusqu'à ce que l'imposte se mette à
          bleuir lentement les oiseaux à solfier
          pour annoncer le jour qui ne console pas
          tu rassembles ta fatigue tu écris : les choses
          sont impénétrables et passagères, tu allumes
          une dernière cigarette et tu éteins la lampe

          in Le promenoir magique et autres poèmes, Chronique douce, Éditions de La Table ronde,
          p.597, 2009.

 Si vous souhaitez en savoir davantage sur ce poète, vous trouverez ci-dessous, sur internet, un bel article de Jean Gédéon, rédigé en 2012 et paru sur le blog de La Pierre et le sel, dont voici le lien :
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/09/jean-claude-pirotte-ou-lart-de-la-fugue.html

Bibliographie:
  • Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique, et autres poèmes, éditions de La table ronde, 2009

vendredi 21 juin 2019

Marie-Claire Bancquart pour une dernière célébration de l'instant



         Tu es ce qu'on imagine au monde
          sans savoir si on rêve
          es-tu vraiment ?
          Une mêlée d'exigence et de douceur
          un monde où chaque jour existerait la tendresse
          mais pas sur la même terre
          ici
          parfois
          dégringole une fureur de travail
          ou de sommeil
          ici
          on pense, on travaille dur
          mais sans oublier le petit mufle blanc de la chatte
          ici des livres et des partitions, comme si
          les vieilles gens comme nous conservaient des rêves.
          Oh pourquoi pas
          le plus le plus loin possible.

         in Toute minute est première, suivi de Tout derniers poèmes, Le Castor Astral, 2019, p.189

Ce poème fait partie des vingt inédits, écrits en novembre 2018 par Marie-Claire Bancquart, qui décédera le 19 février 2019.
Nous devons l'anthologie, parue en mai 2019, à l'amitié, celle qui liait Claude Ber, poète elle-même, à l'auteur.
"N'ayant plus les forces de la mener à bien, Marie-Claire Bancquart m'a fait la grande confiance de m'en déléguer la charge" précise Claude Ber, dans sa préface.

          Pourquoi ce sentiment d'exil
          qui revient régulièrement,
          alors que l'amour et l'amitié
          sont si proches de moi.
          C'est sans doute l'enfance manquée, la maladie
          toujours proxime.
          Et cependant l'amour, l'amitié sont ici, tout proches.
          Mais je ressens je ne sais quel besoin de "plus",
          un "plus" en positivité,
          sûrement impossible.

          ibid p.192

          Un très grand pigeon blanc,
          à l'intérieur de notre balcon
          tous les jours à midi trente,
          que vient-il chercher ?
          Pas de pigeonne par ici,
          pas de nourriture non plus.
          Il s'envole après s'être perché
          sur un grand bouquet de fleurs bleues.
          Peut-être rêve-t-il sur une mer
          dont elles ont la couleur,
          et qu'il aurait connue dans sa jeunesse, puis abandonnée
          pour notre civilisation,
          où en solitaire il se nourrit de rêves
          formés de souvenirs.

          ibid p.193

Je garde d'une visite au domicile de Marie-Claire et d'Alain Bancquart le souvenir d'un accueil chaleureux à sa table de travail, puis d'un thé pris avec eux deux sous le regard du chat, entre des bibliothèques lourdes de livres et de partitions de musique, sans oublier la précieuse vue sur les toits de Paris, avec une belle échappée de biais sur la tour Eiffel.

        Souvent je pense à des oreilles très personnelles, comme
        les oreilles blanches de notre chatte, pointées en avant pour
        mieux ressentir une friandise, et sévèrement droites quand
        un bruit, une chute de livre l'appellent. De quel ancêtre    
        a-telle hérité son pouvoir de sentir, de juger ? Comment
        sait-elle que la cuillérée de crème l'attend chaque jour à sept
        heures exactes du matin ?
        Et comme sans doute, elle nous trouve gauches, poursuivant
        un insecte en mordant maladroitement notre pain !

        ibid p.197

        Si doux, le gris du ciel habité parfois de nuages blancs, qu'on
        voudrait être oiseau pour s'y complaire. Bientôt il fera nuit.
        Ce sera l'heure des oiseaux secrets, du livre cherché dans
        la bibliothèque, et pour finir d'un sommeil mi–transparent,
        mi–chien d'aveugle. Nous règnerons grâce à lui sur les fleurs,
        la nuit et le monde, multiples, souverains obscurs et fragiles.

        ibid p.199

Des souvenirs me reviennent en mémoire, tel celui d'une lecture donnée par un soir glacial de février 2013, à la librairie Tschann, boulevard du Montparnasse, illuminée par sa voix et son sourire face à un public d'autant plus attentif que réduit !
Celui de la soirée du 20 juin 2014, donnée à Reid Hall en l'honneur des 80 ans d'Alain Bancquart, son époux, créateur de musique sérielle, à laquelle elle assista, coûte que coûte, allongée comme une déesse antique sur un divan en rotin!
D'un bref et dernier passage, en juillet 2017, au Festival de Poésie de Sète, j'ai également retenu d'elle ces quelques mots, quand interrogée par Gérard Meudal, rue Haute, à propos de son livre Qui vient de loin, elle dit, haut et fort, comme on dicterait son testament poétique :

          "Le quotidien prend une importance extraordinaire au moment où on va être emporté. Toutes ces choses fragiles sont encore là, c'est nous.
La transparence des choses, des bêtes, c'est ce de quoi nous nous réconfortons, nous vivons. Nous ne sommes qu'un sujet au milieu de tant d'autres. La poésie est une sorte de cadeau: chaque matin bouge au bord de la vie incertaine."
Ces mots nous réconcilient définitivement avec l'inconnu du lendemain, ils me sont d'un précieux soutien et je suis heureuse à mon tour de vous les partager, en souvenir d'elle et de sa ténacité.

Bibliographie:
  • Toute minute est première, suivi de Tout derniers poèmes, préface de Claude Ber, Le Castor Astral, 2019
sur internet :

vendredi 14 juin 2019

Pierre Dhainaut, regards, préludes et présages



            Si le poème a une source, où est-elle ? Il puise en
         nous une force qui le met en branle et l'entraîne vers
         un horizon dont il ignore tout, mais aussitôt nous
         avons la sensation qu'à l'horizon s'émeut une autre
         force qui l'attire, l'oriente. Ces deux forces, ces deux
         souffles lui prescrivent la tâche de les faire se
         rejoindre. S'il ne faiblit pas, la rencontre a lieu : le
         poème qui ne savait pas qu'il était un poème s'incarne
         en incarnant la poésie. Il se garde d'en prononcer le
         nom. À son tour, il deviendra une source.

         in Et même le versant nord, Pierre Dhainaut, Éditions Arfuyen, 2018, p.63

Quoi de plus pur que l'élan d'une source ! Pierre Dhainaut, dans ce tout dernier recueil, s'interroge sur les sources d'inspiration du poète :

         De la vasque où flottaient quelques morceaux d'écorce
         ornés de voiles de papier ou d'oriflammes,
         l'eau s'écoulait, et les jeunes marins,
         tout un jour de vacances, s'ébrouaient, intrépides.
         Nous retrouvions la nuit, nous l'affrontions,
         la veilleuse allumée, une phalène se cognait
         aux parois de verre, disant, redisant: aucune issue,
         aucune issue, mais en profondeur le silence,
         c'était le bruissement du lierre, le tumulte
         du torrent, c'était dans la pièce voisine
         la respiration de nos fils. Discrète, incessante,
         parturiente, l'eau jaillit des fontaines.

         in Et même le versant nord, Éditions Arfuyen, 2018, p.7

Telle une parturiente, la poésie nous met au monde, elle affine nos sensations, élargit notre horizon et nous ouvre à l'inattendu d'une nouvelle lecture.
Le versant nord d'une vie n'est pas le plus attirant. Il faut du courage pour l'affronter de face.
Ici, Pierre Dhainaut fait montre d'une belle détermination. Comment ne pas l'accompagner, ne serait-ce qu'un moment, sur ce versant abrupt ? À l'image de Giacometti, il se remet à l'ouvrage :

          Inutile, exténuée, la main de Giacometti,
          lui qui, depuis l'enfance, dessinait ou sculptait
          s'en est-il cru le maître ? Ici, les draps,
          les murs, là-bas, la blancheur l'obsède, la blancheur
          du plâtre ou du papier. Et lui qui parlait tant
          devant ses amis pour se plaindre
          que le travail n'avançait pas, jamais
          il ne finirait, confiait-il, a-t-il fini
          puisqu'il s'est tu ? Sans un geste, sans un mot,
          il s'obstinera cependant. Que sait -il de l'espace
          entre les objets de la chambre, une chaise,
          un flacon ? Le vide même lui rappelle
          ce qu'il a désiré faire apparaître, toute sa vie.
          Aussi véhément, le tourment de l'œuvre :
          des yeux, au fond de l'air, il fera frémir un visage
          jusqu'au dernier regard.

          ibid Et même le versant nord, À tout âge la parole, p.30

Chez tout créateur, nombre de désirs restent inassouvis car la nuit ne révèle un secret que pour l'accroître !
La poésie offre à son lecteur une infinité de voix, elle interpelle, émeut, séduit, déroute ou apaise, pour peu que l'on prête l'oreille à ses présages :

         Il n'y a pas de poèmes à proprement parler, il n'y a que 
         des avant-poèmes en permanence réécrits, revécus. 
         Ils dégagent une perspective où la poésie est chez elle,
         la poésie rebelle à toute capture, à toute figuration
         irréfutable. Sous l'influence des poèmes nous ferons
         nous aussi acte de présence en faisant de nos vies des
         préludes, la poésie n'en dit pas davantage. Son silence,
         un bon signe.

         (extrait)

         in Et même le versant nord, Prélèvements à la source, p.p.64/65

Devant le temps et l'énergie, qui risquent de manquer, le poète réitère ses promesses et son engagement et nous l'en remercions très vivement.

         Renouvellement des présages

         Très tard, la chambre étroite, le corps captif,
          ne te lamente pas d'être las, de te taire,
          de ne pouvoir aller plus loin, tu comprendras
          que rien ne s'interrompt tant que les souffles
          ont le libre passage : avant de t'endormir,
          choisis un de ces mots errants
          dont la mémoire est saturée, murmure-le
          comme en t'adressant à des morts,
          que la nuit soit ingrate ou généreuse,
          as-tu le choix ? ce sera ton offrande.

          ibid p.33


Pour en savoir davantage sur le poète, je vous suggère vivement de lire ou relire un précédent article, rédigé le 18/10/2012 sur La Pierre et le sel : Pierre Dhainaut, en la complicité des souffles, dont vous trouverez le lien ci-dessous :

https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/10/pierre-dhainaut-en-la-complicit%C3%A9-des-souffles-.html


Bibliographie:

  • Et même le versant nord, Pierre Dhainaut, Arfuyen, 2018.
sur internet:


       

vendredi 7 juin 2019

Mireille Fargier Caruso coûte que coûte un peu de beauté



La "beauté" est d'actualité en ce Printemps des Poètes 2019 et Mireille Fargier-Caruso y a recours, coûte que coûte, pour limer la peur.

         En haut de l'escalier
         les certitudes tanguent
         l'interrogation défroissée

         tu cherches
         un astre neuf des briques vraiment rouges
         un peu de vent dessus
         pour effacer la pluie et le sel des orages
         un filet de sens à l'épaisseur charnelle

         coûte que coûte un peu de beauté
         pour limer la peur

         l'emportement des hirondelles
         leur retour si longtemps espéré
         tu cherches

         in Comme une promesse abandonnée, Éditions Bruno Doucey, 2019, p.21

Courageuse démarche, car quand la chance retourne sa veste, il nous revient de faire face, alors même qu'au tournant des loups guettent...À chacun ses refuges, si la poésie en est un, l'odeur de la terre en est un autre pour Mireille Fargier-Caruso.

          Là-bas les morts sous les cyprès
          sont à l'abri du vent
                 seuls

          on vient parfois avec de l'eau des fleurs
          s'asseoir à coté d'eux se recueillir sans bruit
          prolonger leurs chemins

          une pensée vers nulle part
          une halte un moment une fleur sur la pierre

          ces sans regard sans voix devenus
          ces noms gravés en toi entre deux dates

          l'absente là présente
          circule comme le sang autrefois
          pétales asséchés sur le marbre
          les os poussière poussière lourde

          coulent en lambeaux les jours
          l'un après l'autre
          et tout à coup
          le chemin tourne court

                   où l'infini ?

           s'arrêter sa respiration lâcher
           dans la lenteur heures lentes
           un feu s'amenuise

                                                   un jour le corps
                                                   trahit notre confiance

                                                   l'innommé nous déborde

          ibid p.24

Je vous convie à lire ou relire les deux précédents articles, rédigés par mes soins, à propos de l'auteur; le premier intitulé L'autre coté du mur, est paru sur Le temps bleu en mai 2016. Vous en trouverez ci-dessous le lien, ainsi que celui paru sur la Pierre et le sel, le 4 février 2014, intitulé Cet absurde désir de durer.

Bibliographie:
  • Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier Caruso, éditions Bruno Doucey, 2019
sur internet: