Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 avril 2019

Paul Claudel, le converti de Notre Dame de Paris

         
 
              Paul Claudel est unique en son genre, qu'il épuise, et il forme, avec son œuvre, un site
         étrange et fascinant, quelque chose comme une île de Pâques dans l'océan des lettres, ou
         une cathédrale engloutie, ou encore, au fond d'une forêt exotique, une pagode secouant
         ses lambeaux de ciel accrochés aux cornes de son toit.

Les mots, qui précèdent sont d'André Frossard. Ils introduisent le chapitre consacré à Paul Claudel dans Les plus beaux manuscrits de poètes français, ouvrage paru en 1991, chez Robert Laffont, dans la collection La mémoire de l'encre.
Comparer l'œuvre du poète à l'île de Pâques semble fort audacieux vu l'isolement géographique de cette île.

Paul Claudel est l'un des convertis de la cathédrale de Notre Dame de Paris, cette conversion eut lieu le 25 décembre 1886. Il la décrit ainsi :

 "J'étais moi-même debout dans la foule près du second pilier, à l'entrée du chœur, à droite, du coté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'évènement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. "

C'est l'occasion d'un second clin d'œil à la noble vieille dame, qui vient de faire la une des médias.
Souhaitons que ce lieu saint emblématique de Paris ne cesse de flotter sur l'eau qui le ceint, et continue de nous interpeller et de nous séduire à la fois, par son élévation et son histoire.

         L'esprit et l'eau
 
            (…)
            Mon Dieu, ayez pitié de ces eaux désirantes !
            Mon Dieu, vous voyez que je ne suis pas seulement esprit,
            mais eau ! ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif !
            Et l'esprit est désirant, mais l'eau est la chose désirée,
            O mon Dieu, vous m'avez donné cette minute de lumière à voir,
            Comme l'homme jeune pensant dans son jardin au mois d'août
            qui voit par intervalles tout le ciel et la terre d'un seul coup,
            Le monde d'un seul coup tout rempli par un grand coup de foudre doré !
            O fortes étoiles sublimes et quel fruit entr'aperçu dans le noir abîme !
            O flexion sacrée du long rameau de la Petite-0urse !
            Je ne mourrai pas.
            Je ne mourrai pas, mais je suis immortel !
            Et tout meurt, mais je croîs comme une lumière plus pure !
            Et, comme ils font mort de la mort, de son extermination je fais mon immortalité.
            Que je cesse entièrement d'être obscur ! Utilisez-moi !
            Exprimez-moi dans votre main paternelle !
            Sortez enfin
            Tout le soleil qu'il y a en moi et capacité de votre lumière, que je vous voie
            Non plus avec les yeux seulement, mais avec tout mon corps et ma substance
            et la somme de ma quantité resplendissante et sonore !
            L'eau divisible qui fait la mesure de l'homme
            Ne perd pas sa nature qui est d'être liquide
            Et parfaitement pure par quoi toutes choses se reflètent en elle.
            Comme ces eaux qui portèrent Dieu au commencement
            Ainsi ces eaux hypostatiques en nous
            Ne cessent de le désirer, il n'est désir que de lui seul !
            Mais ce qu'il y a en moi de désirable n'est pas mûr.
            Que la nuit soit donc en attendant mon partage où lentement se compose de mon âme
            La goutte prête à tomber dans sa plus grande douleur.
            Laissez-moi vous faire une libation dans les ténèbres,
            Comme la source montagnarde qui donne à boire à l'Océan avec sa petite coquille !

            (…)

            extrait de Cinq grandes odes, Deuxième ode, Gallimard éditeur, paru dans Poésie française,
            Bordas, p.328, en 1982.

Ailleurs, lors d'une ivresse poétique où sa muse devient la Grâce, le poète s'écrit : "mon art est de faire une ombre misérable avec des lettres et des mots". Que le ciel veille à maintenir debout et pour longtemps la cathédrale préférée d'un poète !

Bibliographie:
  • Les plus beaux manuscrits des poètes français, chez Robert Laffont 1991
  • Poésie française, Anthologie critique, Bordas, 1991
  • Anthologie de la poésie française du XXème siècle, Poésie/ Gallimard, 2000.
sur internet:

vendredi 19 avril 2019

Marie Noël, en hommage à Notre Dame de Paris, éventrée



                    Chant de Pâques

                                                                                                             Samedi Saint

         Alléluia ! Fais, ô soleil, la maison neuve !
                   Mes sœurs, que chacune se meuve
         Avec des mains de ménagère et des doigts gais…
         C'est Pâques ! Jetons hors les poussières obscures,
         Frottons de sable fin les clefs et les serrures,
                    Pour que la porte s'ouvre en paix.

         Cirons doux, cirons vif les battants des armoires,
                   La fenêtre en rit dans leurs moires !
         Frottons ! qu'elle se mire au luisant du parquet.
         Vêtons-lui ses rideaux de fraîche mousseline…
         Quel ouvrage ! A-t-on cuit le gâteau d'avelines
                    Et mis sur la table un bouquet ?

         Alléluia ! Nous avons fini d'être mortes,
                    De jeûner, de fermer nos portes,
         Le cœur clos et gardé par les effrois pieux.
         Le prêtre a délivré la flamme et les eaux folles,
         Notre âme sort et s'amuse dans nos paroles
                   Et notre jeunesse en nos yeux.

         Ouvrez tout grand la porte à la Semaine Sainte.
                    Mon cœur en moi sautille et tinte
         Ainsi qu'une clochette en or vif qui se tut
         Et s'en revient de Rome après les temps mystiques
         Me donner l'envolée et le temps des cantiques
                    Pour l'allégresse du salut.

         Mais avec ma corbeille il faut que je m'en aille
                   Chercher les œufs frais dans la paille…
         Aux vignes d'alentour ont fleuri les crocus
         En rondes d'or et tenant leurs mains verdelettes.
         J'ai vu dans les fossés des nids de violettes
                   Et des coucous sur les talus.

          Les poules ont pondu très loin dans la campagne.
                    Dans le matin qui m'accompagne ?
           Venez-vous-en seul avec moi, mon bien-aimé…
           Quelle parole avant d'y penser ai-je dite ?
           Où donc est ce bien-aimé-là, dis, ma petite ?
                     Qui d'un tel nom as-tu nommé ?

            Est-ce Jésus, ô moi qui ne connais point d'homme ?
                      Le Dieu martyr que dans son somme
            Hier nous avons veillé toute la nuit au chœur,
            Pleurant d'amour sur son tombeau, de deuil voilées ?
            Est-ce le Printemps doux et ses graines ailées
                       Qui nous a soufflé dans le cœur ?

            Mon bien-aimé, ce n'est qu'un mot, ce n'est personne,
                      Mais de l'avoir dit je frisonne
            Et je suis parfumée et je suis en rumeur
            Comme une fiancée au roi qui l'aime offerte,
            Je frémis et me sens comme la terre, ouverte
                     Toute grande aux pieds du semeur.

             Quel germe au loin flottant va me voler dans l'âme ?
                       Quel est le grain qu'elle réclame
             Pour être avec les fleurs une fleur de l'été
             Et pour porter des fruits quand passera l'automne ?...
             Il est doux, invisible et léger, il chantonne
                      À travers le vent enchanté.

             Qu'est-ce que le Printemps, ô Jésus, mon doux Maître ?
                        L'Ange des révoltes peut-être
             Qui change d'un regard et la terre et les eaux
             Pour me séduire et m'agite neuve et rebelle,
             – Moi qui devrais vous être une calme chapelle –
                     Ainsi que l'herbe et les rameaux.

             Ah ! de lui maintenant pourras-tu me défendre ?
                         O Christ, il te fallait l'attendre
             Sur ta croix de salut tous les jours sans guérir
             Et me faire couler sur le cœur, de tes plaies,
             Ton sang, pour que cherchant tes épines aux haies,
                      À tes pieds j'adore mourir.

             Mais ce matin que l'Ange a remué la pierre,
                       O toi debout dans la lumière,
             Ressuscité de l'aube aux pieds couleur du temps,
             Toi qui dans le jardin as rencontré Marie,
             Que feras-tu, jardinier de Pâques fleuries,
                      Pour me défendre du Printemps ?

                                                                                       1907.
        
         Marie Noël, L'œuvre poétique, éditions Stock, 1975, p.p.22 à 25


sur internet:
          
        
         

vendredi 12 avril 2019

Philippe Jaccottet une très petite porte par laquelle il faut passer



            Dans la lumière de la fin de l'hiver, qui est de
         la poussière rose – et dans le silence, qui semble
         étrange, d'un après-midi, comme s'il allait arriver
         on ne sait quoi – : le vol proche des mésanges, leurs
         couleurs : jaune pâle, gris, bleu pâle et noir, leurs
         couleurs du nord, de messagères affairées du nord.
         Oiseaux de Norvège.

         in La Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, 1989, p.p.239/240

Je retranscris ce poème tandis qu'un pigeon, posé sur l'appui de la fenêtre, se tord le cou pour mieux voir à l'intérieur avant de se remettre à roucouler.
Ici et maintenant, dehors et en nous, nous invitant à dépasser nos limites, le printemps s'impose un peu plus chaque jour.
Pour ma part, je relis La Semaison de Philippe Jaccottet.

Notre poète, âgé de 47 ans en avril 1972, traverse un profond désert intérieur, mal-être qu'il tente de surmonter pour laisser seulement la place au fruit du cœur qui mûrit.

"Le baume inutile des arbres. ( Il m'arrive de le haïr, et tout le baume poétique, par moments.
Celui-ci, en tout cas, insupportable à moins d'une qualité très haute, extrêmement rare. C'est se condamner soi-même; peut-être aussi faire un pas en avant, ou le permettre, y aider?)"

Philippe Jaccottet se confiait déjà ainsi, en mai 1966 :

         J'ai longtemps éloigné les plaies
         Avec des passages d'oiseaux
         J'étais entouré d'air et de plumes
         À présent ma peau est encore intacte
         Mais en moi elles sont entrées
         Elles saignent parfois, surtout la nuit
         Je vois encore les oiseaux
         Mais je saigne tandis qu'ils volent
         Quand je les entends seulement
         Sans les voir, au cœur du jour
         Je me sens un peu épargné.

         ibid p.104

Le pouvoir salvateur de la poésie est une évidence bien sûr pour moi, qui m'en abreuve quotidiennement et depuis de nombreuses années.

Aujourd'hui, un passage à propos de la Beauté, daté de mars 1962, me tombe sous les yeux et j'ai d'autant plus de plaisir à le partager avec vous qu'il rejoint le thème choisi pour célébrer officiellement notre année poétique 2019.

              Beauté: perdue comme une graine, livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent
         perdue, toujours détruite; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l'ombre, par
         la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans
         force, exposée, abandonnée, livrée, obéissante  – elle se lie à la chose lourde, immobile; et une
         fleur s'ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace
         parmi  le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre; ainsi, l'esprit circule
         en dépit de tout, et nécessairement dérisoire, non payé, non probant.
         Ainsi, ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne
         jamais cesser jusqu'à la fin – contre, toujours contre soi et le monde, avant d'en arriver à
         dépasser l'opposition, justement à travers les mots – qui passent la limite, le mur, qui traversent,
         franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant,
         seulement un instant.
         À cela du moins je me raccroche, disant ce presque rien, ou disant seulement que je vais le dire,
         ce qui est encore un mouvement positif, meilleur que l'immobilité ou le mouvement de recul, de
         refus, de reniement. Le feu, le coq, l'aube : saint Pierre.
         De cela je me souviens. À la fin de la nuit, quand le feu brûle encore dans la chambre, et dehors
         se lève le jour et le coq chante, comme le chant même du feu s'arrachant à la nuit. "Et il pleura
         amèrement." Feu et larmes, aube et larmes.
              Cent fois je l'aurai dit : ce qui me reste est presque rien; mais c'est comme une très petite
         porte par laquelle il faut passer, au-delà de laquelle rien ne prouve que l'espace ne soit pas aussi
         grand qu'on l'a rêvé. Il s'agit seulement de passer par la porte, et qu'elle ne se referme pas
         définitivement.

         ibid p.p.56/57/58

À l'invite du poète, en ce jour bleu, ne manquons pas de célébrer la beauté sous toutes ses formes, en commençant par les plus humbles et les plus inattendues.

Bibliographie:
  • La Semaison,  Philippe Jaccottet, carnets 1954-1979, Gallimard, 1989
sur internet:
  • un article de Jean Gédéon sur la Pierre et le sel :
     https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/philippe-jaccottet-de-la-po%C3%A9sie.html
  • un article de Roselyne Fritel sur Le Temps bleu, intitulé Du sentier de montagne à l'intimité de l'âme
          http://lintula94.blogspot.com/2016/10/philippe-jaccottet-du-sentier-de.html
        

vendredi 5 avril 2019

Jean-Baptiste Pedini, l'aube vient et défait les attaches du ciel



         Parfois il y a un bruit. L'aube vient et défait
         les attaches du ciel. Elle en libère l'ocre, l'irré-
         vérence. Les mots comme des entailles sur les
         nuages. On les dit à voix basse. On y tient. Le
         matin sort les griffes.

         in Le ciel déposé là, éditions L'Arrière-Pays , 2016, p.7

Ainsi se présente au lecteur ce petit recueil couleur de "demi-jour", acheté chez Tschann, à Paris. De son auteur je ne sais rien sinon ce que dit le bref résumé, en avant-dernière page, que je transcris, ici :
né en 1984 à Rodez, Jean-Baptiste Pedini vit actuellement dans le Gers. Des publications dans une trentaine de revue ( N47, Arpa, Décharge, Traction-brabant...) et des livrets parus chez – 36ème édition, Encres Vives et La Porte. Cependant l'envie de poursuivre ma lecture s'impose.

          Les stores s'agitent. On les remonte quand la
          lumière pointe son nez dans nos vies. Quand la
          pierre chauffe et que l'on sort, une couverture
          sur les épaules. Le balcon se remplit de soleil.
          Personne ne bouge de peur que ça déborde.

          ibid p.14

          Le matin se pose en douceur. Le soleil vient
          tout près d'ici. On le sent contre notre joue et la
          fenêtre ne bouge pas. Les couleurs se glissent
          posément dans les trous des volets. Comme un
          petit-arc-en -ciel que l'on vient de prétrancher.

          ibid p.18

          Une première ondée. On en a plein la tête de
          cette salissure-là. Il faut se remonter les
          manches et tordre les mots crus et s'armer de
          mélancolie pour faire barrage à la tempête.
          C'est ça. On débite un stère de ciel, une sciure
          jaune se répand. L'éclaircie vient.

          ibid p.19

La vie est là simple et tranquille au fil de cette lecture, comme si Verlaine nous faisait de sa tombe un léger geste de la main avant le désastre.

          À travers la vitre, on voit ce nid posé en équi-
          libre sur les branches. Tout est tellement
          précaire ici. Il y a la chute et les trompe-l'œil,
          les charges de chevrotine et cette ligne rouge qui
          vient. Les étourneaux passent haut dans le ciel.
          Tout ira bien.

           ibid p.23

           L'enfance s'est enlisée tout près. Le chien aboie
           dans le jardin et chaque rafale le fait bondir.
           C'est comme ça que les cœurs se détraquent.
           Dans l'angoisse d'un matin où les gamins
           s'ennuient, où l'eau s'épuise dans le sillage,
           où chaque sursaut rassure. On en est là.

           ibid p.25

Selon les jours et leur couleur, ces poèmes nous parlent bien différemment à l'oreille.

           Dès l'aube, on ne croit plus à la parole, ni aux
           rumeurs d'eau sucrée, ni aux langues qui les
           taisent, ni à la fièvre évidemment. On résiste
           avec la chair trempée de sueur. Les mots passent
           au travers et même l'horizon reste incompréhensible.
           On reviendra demain.

           ibid p.15

"On reviendra demain", j'aime la sagesse et l'humilité de ce délai, que s'autorise le poète; ailleurs, il va même jusqu'à tirer un trait, à fermer les stores, à s'effacer sans rien attendre après s'être aventuré sur le brûlot du firmament sans perdre forme humaine.
Ce mince recueil s'avère être un ami précieux, un livre de sagesse et d'audace contrôlée. Ce ciel déposé là tient dans un sac de femme. Il m'accompagne dans mes trajets quotidiens, bref il m'est devenu un compagnon fidèle.

Bibliographie:
  • Jean-Baptiste Pedini, Le ciel déposé là, éditions L'Arrière-Pays, 2016
sur internet: 
http://dominique-boudou.blogspot.com/2017/12/jean-baptiste-pedini-trouver-refuge.html